Résumé
Mon père était très violent avec moi et ma mère me traitait différemment de mes frères et sœurs. Je pensais qu'en me mariant, j'échapperais à la violence de ma famille. Mais ça n'a fait qu'empirer. Mon mari a commencé à me battre lors de notre nuit de noces. J'avais mes règles et je ne voulais pas avoir de rapport sexuel, mais il ne voulait pas l'accepter. Il m'a frappée, m'a tenue et m'a forcée à faire des choses. Il me traite tout le temps de pute, il me dit que je ne vaux rien. Au lit, il me force à faire des choses dont j’ai tellement honte que je n’ose pas prier et faire face à Dieu pendant des jours. Je nettoie chaque centimètre de notre maison mais il trouve toujours une raison de me battre.
Je ne voulais pas porter plaindre, mais en mars 2021, il m'a frappée à la tête avec une brique. Il a dit qu'il pouvait voir le diable en moi et qu'il voulait me détruire. Je n'avais pas d'autre choix que de porter plainte. J'ai obtenu un certificat médical de l'hôpital prescrivant sept jours de repos. Je suis allée à la police pour leur montrer le certificat et les menaces de mort que mon mari m'avait envoyées sur WhatsApp. Mais après que mon mari leur a parlé, la police m'a dissuadée de déposer une plainte. Le lendemain, je suis allée au tribunal pour y porter plainte. Entretemps, mon mari s'est excusé et j'ai retiré la plainte.
Il est devenu encore plus violent. En septembre 2021, je me suis rendue dans un autre poste de police pour demander une ordonnance de protection. Ils ont refusé de m'aider, alors je suis allée au tribunal. Quand ils ont refusé de m'aider à leur tour, j'ai ouvert la fenêtre pour sauter du deuxième étage du tribunal. Quelqu'un m'a retenue.
Je sais que mon mari ne changera pas. Il me dit qu'il n'a pas peur de la police. Il sait que je n'essaierai plus de porter plainte parce que je n'ai pas d'argent ni personne pour me soutenir. Si je le mettais en prison, qu'adviendrait-il de moi ? Qui d'autre s'occuperait de moi ? Comment pourrais-je survivre avec deux enfants et 250 dinars (80 USD) [pension] par mois ? Ma famille ne veut pas m’accueillir avec mes enfants. Si je n'avais pas d'enfants, j’irais vivre dans la rue. J'ai appelé des centres d'hébergement mais ils répondent rarement au téléphone et quand ils le font, ils disent qu'ils ne peuvent pas m'accueillir. J'ai l'impression de marcher vers ma propre tombe.
En septembre 2022, « Nahla », une femme de 40 ans de Ben Arous interrogée par Human Rights Watch, vivait toujours avec son mari.[1]
Principales conclusions
L'expérience de Nahla montre comment les échecs combinés de différentes autorités peuvent laisser les femmes sans autre alternative que de vivre avec un partenaire violent, les exposant ainsi au risque d'abus et de féminicide.
Les femmes rencontrées par Human Rights Watch ont signalé des expériences atroces de violences domestiques. Des hommes les ont enfermées ; battues avec des objets ; menacées de les tuer ; violées ; forcées à travailler pour eux dans des conditions pénibles sans compensation ; ils les ont privées de nourriture pendant leur grossesse ; ont confisqué leur argent ; abandonné leur foyer ; ou les humiliaient verbalement, au quotidien, parfois en public.
En 2021, la police tunisienne a enregistré près de 69 000 plaintes pour violences à l'égard des femmes et des filles.[2] La dernière enquête nationale sur la violence à l'égard des femmes, publiée en 2010, rapporte que la moitié des femmes tunisiennes ont subi au moins une forme de violence dans leur vie.[3] L'ampleur réelle des violences domestiques est cependant difficile à évaluer, en partie à cause de la mauvaise collecte de données et de la pression sociale et économique exercée sur les femmes pour qu'elles tolèrent la violence des hommes.[4]
Ce rapport examine la réponse des autorités tunisiennes aux violences domestiques, cinq ans après l'adoption de la loi 2017-58 relative à l'Élimination de la violence à l'égard des femmes (ci-après la Loi 58), l'un des cadres juridiques les plus progressistes visant à éliminer les violences physiques, morales, sexuelles, économiques ainsi que politiques à l'égard des femmes au Moyen-Orient et en Afrique du Nord.
La Loi 58 a introduit des dispositions progressistes en matière de prévention, de protection et de poursuites, et a assuré l'accès des survivantes à des services appropriés. Elle a introduit des mesures et ordonnances de protection sans précédent visant à éloigner les agresseurs du domicile conjugal et des survivantes. Elle a durci les peines pour certains crimes où l'agresseur est un membre de la famille ou un (ex-)conjoint/fiancé et a introduit de nouveaux crimes liés à la violence économique et psychologique. La loi a également abrogé les dispositions qui permettaient de mettre fin aux poursuites ou d'annuler les condamnations si une survivante retirait sa plainte. Elle a enfin abrogé des dispositions qui avaient permis l'impunité ou des peines clémentes pour les agresseurs, notamment pour un violeur s'il épousait sa victime.
L'adoption de la Loi 58 semble avoir marqué un net changement dans la prise de conscience publique de la violence à l'égard des femmes en Tunisie. Le mouvement #EnaZeda (#MeToo) de 2019 ainsi que les communications publiques autour de la multiplication par cinq des signalements de violence à l'égard des femmes dans le cadre du confinement lié au Covid-19 en Tunisie ont probablement également contribué à ce changement.
Dans l'ensemble, le rapport établit que, malgré des progrès législatifs et institutionnels considérables et l'engagement véritable des responsables de l'État et des prestataires de services à aider les survivantes, l'allocation insuffisante de moyens financiers à la mise en œuvre de la Loi 58 et la persistance d’attitudes problématiques au sein de la police et du pouvoir judiciaire ont conduit à des incohérences ainsi qu’à des échecs dans la réponse de l'État aux violences domestiques.En fin de compte, la capacité d'une femme à exercer les droits qui lui sont accordés par la Loi 58 dépend de la bonne volonté des prestataires de services traitant sa plainte, de la proximité d'organisations non gouvernementales avisées pour l'accompagner, ainsi que de ses caractéristiques individuelles et sa persévérance.
La constitution tunisienne de 2022 garantit l'égalité des femmes et des hommes devant la loi, et la Loi 58 oblige l'État à adopter des mesures afin de prévenir la violence à l'égard des femmes, en prenant notamment toutes les mesures nécessaires afin d’éliminer les pratiques discriminatoires à l'égard des femmes.[5] Cependant, les femmes continuent d'être victimes de discrimination dans la législation et la pratique, ce qui peut les rendre encore plus vulnérables à la violence masculine. De plus, des dispositions de la Constitution tunisienne pourraient être utilisées pour limiter les droits des femmes sur la base d’interprétations de préceptes religieux.
Le ministère de la Femme dans son rapport de 2020 a fait remarquer que des codes et des lois discriminatoires à l'égard des femmes entravaient la mise en œuvre de la Loi 58.
Le code du statut personnel de 1956, adopté par la Tunisie peu après son indépendance de la France, a marqué l’histoire par son progressisme dans la promotion des droits des femmes, en comparaison au reste de la région, à la France et à d'autres pays européens. Cependant, certaines dispositions discriminatoires du code subsistent. Par exemple, le code considère les hommes comme les chefs de famille. Il compte, en outre, un langage pouvant suggérer une obligation pour les conjoints de se conformer aux rôles de genre stéréotypés et des dispositions discriminatoires en matière d'héritage – exposant davantage les femmes aux violences. De plus, les lois sur la moralité publique et la criminalisation des relations homosexuelles en vertu de l'article 230 du code pénal peuvent dissuader les femmes lesbiennes, bisexuelles ou transgenres (ci-après les femmes LBT), ainsi que les femmes abusées par des partenaires avec qui elles ne sont ni fiancées ni mariées, de signaler les violences domestiques aux autorités pour éviter de faire face à des poursuites au lieu de recevoir protection ou justice.
Les politiques de l'État renforcent le rôle des femmes en tant que prestataires de soins domestiques non rémunérées et maintiennent les femmes dans une dépendance financière vis-à-vis des hommes, ce qui contribue à les exposer à la violence masculine, entraînant ainsi des coûts sociaux et économiques importants pour l'État.
La Loi 58 a également ordonné aux ministères et aux institutions publiques de prévenir et de combattre la violence à l'égard des femmes, notamment par l'éducation et la formation, la détection, la sensibilisation et l’information du grand public comme des premières concernées, ainsi que la prestation de soins et d’un soutien continu aux survivantes.
Cependant, les efforts pour informer les femmes de leurs droits et des services qui leur sont destinés sont insuffisants, en particulier parmi la population rurale et analphabète. Les panneaux de signalisation et les affiches indiquant l'emplacement des services d'assistance ainsi que les principales dispositions de la Loi 58 dans les lieux stratégiques sont rares. L'impact néfaste des faibles efforts de communication publique est aggravé par le fait que le personnel de première ligne est majoritairement débordé, sous-formé et par conséquent, souvent négligent. Ils n’informent pas systématiquement ni de façon claire les femmes de leurs droits à demander une ordonnance de protection, à une aide juridique, à accéder à un refuge et à d'autres formes de soutien.
Marquant une avancée majeure, dans les six mois suivant la ratification de la loi, le ministère de l'Intérieur a créé 128 unités spécialisées pour l'élimination de la violence à l'égard des femmes consacrées à l'enquête sur les cas de violence contre les femmes à travers le pays, comme l'exige la Loi 58. Cependant, les unités spécialisées ne sont opérationnelles que pendant les horaires de bureau. Elles ne garantissent pas toutes la confidentialité pour les survivantes et incluent très rarement du personnel féminin pour interroger les plaignantes. Les attitudes et pratiques problématiques de policiers des brigades ordinaires comme spécialisées dans la réponse aux violences domestiques persistent. Du manque de communication sur les droits des survivantes aux attitudes dédaigneuses, en passant par le recours persistant aux promesses verbales ou à la médiation familiale poussant les femmes à se réconcilier avec leurs agresseurs, beaucoup d’obstacles subsistent à la bonne information des survivantes de leurs droits et leur protection en vertu de la loi. Par ailleurs, aucun mécanisme d'identification des risques de féminicide nécessitant une protection immédiate n'a encore été déployé à travers le pays.
La Loi 58 prévoit des mesures de protection temporaires que la police peut, à la demande des survivantes, requérir des procureurs, ainsi que des ordonnances de protection à plus long terme que les tribunaux peuvent émettre sans que la survivante ait besoin de déposer une plainte pénale ou une demande de divorce. Celles-ci permettent aux autorités d'interdire aux agresseurs présumés d'approcher les survivantes et leurs enfants, tout en leur permettant de rester en toute sécurité chez elles pendant qu'elles décident de leurs prochaines étapes. ONU Femmes décrit les ordonnances de protection comme « l'un des recours juridiques les plus efficaces dont disposent les plaignantes/survivantes de violence à l'égard des femmes. »[6] Cependant, le manque de données disponibles sur le nombre d’ordonnances protection émises empêche une évaluation précise de leur utilisation et de leur impact.
L'un des plus grands obstacles dont six femmes se sont plaintes est que la police a insisté sur des exigences arbitraires en matière de preuves – à savoir, des certificats médicaux récents – qui ne sont pas requises par la Loi 58 pour lancer des enquêtes ou mettre en place des mesures de protection. Les femmes interviewées par HRW ont signalé que la police imposait des délais de validité différents pour les certificats médicaux, les agents de police exigeant parfois qu’ils remontent à moins de 48 heures après les faits. De telles exigences privent les femmes de protection car les autorités peuvent les renvoyer si leurs certificats médicaux sont jugés trop anciens, ce qui les expose finalement à de nouveaux risques de violence. Les survivantes ont souvent besoin de temps avant de décider si elles veulent ou non porter plainte contre leurs agresseurs.
« Ahlem », 26 ans, de Sidi Bouzid, qui pendant sept ans a été battue, humiliée et forcée à travailler sans indemnisation par son mari, a déclaré que la police avait rejeté sa requête lorsqu'elle avait décidé de porter plainte contre lui en août 2021 :
Quand je suis arrivée au poste de police, la police m'a dit que je ne pouvais rien faire avec mes [quatre] certificats médicaux [délivrés en 2020 et 2021] car ils avaient tous été délivrés il y a plus de 15 jours. Je me sentais tellement découragée. Je suis analphabète et personne ne m'avait dit que mes certificats perdraient leur validité après quelques semaines. Pourquoi les femmes ne sont-elles pas autorisées à les garder comme armes sous leurs oreillers pour les utiliser une fois qu'elles sont prêtes à riposter ?[7]
La loi 58 prévoit le droit des survivantes à un soutien et un suivi médical, psychologique et social. Cependant, dans la plupart des régions, dans la pratique, seuls des certificats médicaux ont été délivrés gratuitement aux survivantes de violences domestiques et certaines femmes ont déclaré avoir dû payer pour des certificats médicaux.[8] Les frais d'examens médicaux supplémentaires, ainsi que les frais de transport, peuvent avoir un effet dissuasif sur les survivantes. En 2022, le ministère de la Femme et le ministère de la Santé ont publié une circulaire ministérielle (n°5-2022) afin de combler cette lacune dans la mise en œuvre de la loi, et de réaffirmer le droit des survivantes à des certificats médicaux initiaux gratuits ainsi qu’à des régimes de paiement flexibles pour les autres dépenses médicales.[9] Souvent surmenés, ce n’est que rarement que les professionnels de la santé informent les survivantes de leurs droits ou ne les orientent vers des psychologues ou des services de soutien. La police et le système judiciaire s'appuient excessivement sur les certificats médicaux pour lancer une enquête ou une condamnation. Pourtant, l'accès à l'expertise médico-légale est limité dans la majeure partie du pays. En raison du manque de médecins légistes, la pratique dominante est que les médecins généralistes examinent les plaignants de violence domestique. Pourtant les médecins généralistes tout comme les médecins légistes ne disposent pas de lignes directrices sur la façon de déterminer l'incapacité physique dans les cas de violences domestiques. En 2020, le seul centre d’écoute public dédié au bien-être psychologique des survivantes a fermé faute de financement.
La Loi 58 a considérablement élargi le champ d'application du droit pénal pour lutter contre la violence masculine à l'égard des femmes sous ses formes physiques, morales, sexuelles, économiques et politiques, et a mis en place des services de soutien gratuits pour les survivantes. Cependant, la réponse du système judiciaire aux violences domestiques s'est caractérisée par de longues procédures, la réticence alléguée de certains juges de la famille à appliquer la loi, l'absence d'enquête sur les plaintes retirées et les difficultés à accéder à une aide juridique gratuite et de qualité aux survivantes. Au cours des premières semaines du confinement dû au Covid-19 en 2020, le ministère de la Justice n'a pas donné la priorité aux cas de violences domestiques.
Les centres d’hébergement pour les survivantes sont essentiels à une réponse efficace aux violences domestiques. Si la Loi 58 établit que les survivantes ont droit à un abri d'urgence, elle n'a pas précisé le nombre de places à prévoir dans ces abris, ni leur mécanisme de financement. À moins d’avoir suffisamment de centres d'hébergement, les organisations et les institutions étatiques n'ont nulle part où orienter les femmes. Le nombre de centres opérationnels pour les survivantes a fluctué depuis l'adoption de la loi, en particulier en dehors de la capitale, et reste insuffisant. En 2021, seuls cinq centres d’hébergement, avec une capacité d'accueil cumulée d'environ 107 femmes et enfants, étaient opérationnels – dont un seul se trouvait en dehors du gouvernorat de Tunis. A, l'été 2022, le ministère de la Femme et ses partenaires internationaux ont soutenu l'ouverture de cinq centres d’hébergement supplémentaires, réalisant une avancée notable.[10] Au moment de la rédaction du présent rapport, la capacité d'accueil totale des centres d'hébergement à travers le pays est estimée à 186 femmes et enfants, sur la base de la cartographie des centres d’hébergement disponibles réalisée par Human Rights Watch.[11] Le ministère de la Femme prévoit d'ouvrir davantage d'abris pour s'assurer qu'au moins un centre d’hébergement soit opérationnel dans chacun des 24 gouvernorats tunisiens d'ici 2024.[12]
Les survivantes et les prestataires de services qui ont parlé à Human Rights Watch ont indiqué que le manque d'aide financière était le plus grand obstacle empêchant les survivantes de quitter leurs agresseurs, en particulier pour celles qui ont des enfants. La Loi 58 garantit l’intégration et l’hébergement des survivantes de violence et de leurs enfants, de telle sorte que l’Etat devrait prévoir une aide financière au moment opportun pour répondre aux besoins des femmes, ainsi qu’une aide à la recherche d'un logement à long terme pour les soutenir.
Bien que la loi 58 ait ouvert la voie à la création d'un Observatoire national pour l'élimination de la violence à l'égard des femmes en 2020, celui-ci ne fournit pas suffisamment de données sur la violence des hommes à l'égard des femmes ni sur les interventions des autorités pour protéger les survivantes et poursuivre les agresseurs.
La loi 58 est l'une des lois les plus strictes dans la région sur la violence à l'égard des femmes, avec ses nombreuses mesures juridiques visant à prévenir les violences à l'égard des femmes, à protéger les survivantes et poursuivre les agresseurs. Cependant, comme le constate ce rapport, la mauvaise application de la loi, ainsi que les lois et pratiques discriminatoires, continuent d'exposer les femmes à la violence et ne respectent pas les obligations de la Tunisie en vertu de sa propre constitution, de ses lois et de ses obligations internationales en matière de droits humains.
Bien que la Tunisie ait acquis la réputation d'être l'un des États les plus progressistes de la région en matière de droits des femmes au cours de ses 66 ans d'histoire postindépendance, nombreux sont ceux qui craignent maintenant que ces droits soient menacés dans le climat politique et en vertu de la nouvelle constitution.
Pour se conformer au droit national et international, la Tunisie doit consacrer davantage de volonté politique et financière à la mise en œuvre des dispositions ambitieuses de la Loi 58. L'État devrait veiller à ce que : la police protège les femmes et lance des enquêtes chaque fois que des violences domestiques sont signalées, sans exiger de certificats médicaux initiaux ; le pouvoir judiciaire traite dûment tous les cas de violences domestiques, sous toutes ses formes ; et que les services de soutien promis (soins médicaux, aide juridique, centres d'hébergement et autres services de soutien) soient disponibles pour les survivantes sur l'ensemble du territoire.
Mettre fin à la violence des hommes à l'égard des femmes devrait être une priorité pour l'ensemble du gouvernement et du système judiciaire, en tant que droit humain, droit des femmes, problème de santé et de finance publiques.
Glossaire
CEDAW
La Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes (CEDAW), adoptée en 1979 par l'Assemblée générale des Nations Unies, est un instrument juridique international qui oblige les pays à éliminer la discrimination à l'égard des femmes et des filles dans tous les domaines et promeut l'égalité des droits des femmes et des filles.
Féminicide
Fait référence au meurtre intentionnel de femmes parce qu'elles sont des femmes. C'est la forme la plus grave de violence faite aux femmes.
Ministère de la Femme
Fait référence au ministère tunisien de la Famille, de la Femme, de l’Enfance et des Personnes Âgées.
Violences domestiques
Fait référence à l'exercice de violences physiques, psychologiques, sexuelles ou économiques contre les femmes par des membres de leur famille et/ou leurs (ex)partenaires.
Violences familiales
Fait référence aux violences commises par les pères, frères, oncles, beaux-parents et autres membres de la famille.
Survivante(s)
Fait référence aux femmes qui ont subi des formes physiques, psychologiques, sexuelles ou économiques de violence masculine à leur encontre.
Violence des hommes à l’égard des femmes
Si les législations ont tendance à faire référence à la « violence à l'égard des femmes » sans plus de précisions, celle-ci est avant tout un problème masculin. Elle est à la fois cause et conséquence de l'ordre patriarcal qui favorise la domination sociale, économique et politique des hommes sur les femmes. Si des femmes commettent également des actes de violence contre d'autres femmes de leur famille, la grande majorité des abus contre les femmes leur sont infligés par des hommes.[13]
Acronymes
ADDCI Association de Zarzis pour le Développement Durable et la Coopération Internationale
AFC Association Femme et Citoyenneté
ASF Avocats Sans Frontières
ATFD Association Tunisienne des Femmes Démocrates
CNAV Coalition Nationale Civile pour l'élimination des violences à l'encontre des femmes et des filles
CREDIF Centre de Recherches, d'Etudes, de Documentation et d'Information sur la Femme
LGBT Personnes lesbiennes, gays, bisexuelles et transgenres
LBT Personnes lesbiennes, bisexuelles et transgenres
ONFP Office National de la Famille et de la Population
Recommandations clés
Aux autorités tunisiennes
- Abroger les dispositions discriminatoires du Code du statut personnel pour garantir aux femmes les mêmes droits économiques et sociaux qu'aux hommes ; et abroger l'article 230 du Code pénal qui criminalise les relations homosexuelles, ainsi que les dispositions du Code pénal relatives à la moralité afin de garantir qu'aucune femme ne soit criminalisée sur la base de sa vie sexuelle, de son orientation sexuelle, de son identité de genre ou de son expression de genre ;
- Publier une décision pour clarifier que tous les fonctionnaires de police et les autorités en charge des poursuites ne doivent pas exiger des certificats médicaux des survivantes pour porter plainte, lancer des enquêtes ou demander des mesures de protection ;
- Veiller à ce que les médecins incluent des observations complètes sur les préjudices infligés aux survivantes dans les certificats médicaux initiaux, et les orienter vers des psychologues ou des médecins légistes selon les besoins et sur la base du consentement des survivantes ;
- Veiller à ce que la police prenne toutes les mesures disponibles pour protéger les femmes et enquêter sur les cas lorsqu’elle reçoit des plaintes de violences domestiques, sans exiger la fourniture d'un certificat médical initial ;
- Développer et institutionnaliser l'utilisation d'outils pour identifier les risques de féminicide nécessitant une intervention immédiate parmi les intervenants de première ligne ;
- Veiller à ce que les tribunaux traitent rapidement les plaintes de violences domestiques, notamment en cas d'urgence ;
- S'assurer que suffisamment de centres d'hébergement soient fonctionnels et accessibles sur l'ensemble du territoire ;
- Veiller à ce que les femmes aient accès à des services de soutien, notamment une aide juridique efficace et gratuite, un soutien psychologique compétent ainsi qu’une assistance économique ;
- Investir dans des efforts pour sensibiliser les survivantes à leurs droits et aux services à leur disposition ;
- Établir des mécanismes de plainte pour les survivantes afin de signaler les réponses inadéquates des fonctionnaires et surveiller la mise en œuvre de la Loi 58 par les autorités ;
- Améliorer la collecte de données sur la violence masculine à l'égard des femmes – notamment en ventilant les données, en surveillant les féminicides et en fournissant des chiffres détaillés sur les mesures de protection et de poursuites prises par les autorités.
Méthodologie
Human Rights Watch a mené des recherches entre septembre 2021 et septembre 2022 sur la réponse de la Tunisie aux violences domestiques, en particulier sa mise en œuvre de la Loi 58 de 2017 sur l'Élimination de la violence à l'égard des femmes.
Human Rights Watch a mené des entretiens auprès de 103 personnes (90 en personne et 13 à distance) dans les villes d'Al Kef, Ben Arous, Gabès, Mahdia, Sidi Bouzid, Tunis et Zarzis.
Human Rights Watch a mené des entretiens approfondis auprès de 30 survivantes de violences domestiques. Ces femmes étaient toutes tunisiennes et avaient entre 18 et 44 ans. Il s'agissait notamment de deux femmes noires, d'une femme lesbienne et de trois femmes transgenres. Elles provenaient de milieux sociaux et économiques divers, mais la plupart étaient au chômage ou sous-employées et vivaient dans des zones rurales plutôt que dans des villes. Elles avaient différents niveaux d'éducation, mais la plupart n'avaient pas dépassé l'école primaire. Human Rights Watch ne fait aucune affirmation statistique sur la prévalence des violences domestiques basée sur ces entretiens.
En raison de limites d'accès et de portée, ce rapport ne reflète pas toutes les situations des femmes, notamment celles qui subissent d'autres facteurs de discrimination croisés tels que les femmes âgées (définies comme celles de plus de 60 ans), les femmes en situation de handicap et les femmes migrantes. Il exclut également la situation des enfants.
Human Rights Watch a également interrogé 73 autres personnes, dont des représentants de l'État, des policiers, des membres du personnel d'organisations gouvernementales et non gouvernementales fournissant des services aux survivantes de violences domestiques, des experts en matière de genre, des avocats, des juges, des psychologues, des journalistes et du personnel de santé.
Human Rights Watch a informé toutes les personnes interrogées de l'objectif des entretiens, ainsi que de la manière dont les informations collectées seraient utilisées et a reçu un consentement verbal. Les survivantes ont également été informées de leur droit de faire une pause ou d'arrêter l'entretien à tout moment, ou de retirer l'autorisation d'utiliser leurs déclarations à tout moment après l'entretien. Aucune des personnes interrogées n'a reçu d'incitation financière ou autre pour leur entretien avec Human Rights Watch. Tous les entretiens ont été menés en arabe tunisien, en anglais ou en français.
Le rapport utilise des pseudonymes — indiqués entre guillemets — pour 22 survivantes et ne dévoile pas d'autres informations d'identification afin de protéger leur sécurité et leur vie privée. Les huit survivantes restantes ont insisté pour que nous utilisions leurs vrais noms.
Human Rights Watch a aussi analysé des lois supplémentaires, des données gouvernementales, des certificats médicaux, des enquêtes et des documents des Nations Unies, des recherches universitaires ainsi que des articles de presse.
Human Rights Watch a écrit plusieurs lettres, annexées à ce rapport, au chef du gouvernement et à divers ministères en septembre 2022, demandant des informations à incorporer dans ce rapport ainsi que des rencontres avec des responsables qui pourraient discuter des politiques pertinentes. Seule une réponse du Ministère de la Santé a été reçue au moment de la rédaction du présent rapport.
Contexte
Réformes juridiques sur les droits des femmes
La Tunisie a été pionnière dans le domaine des droits des femmes.[14] Six mois seulement après son indépendance de la France en 1956, le pays a adopté son Code du statut personnel qui criminalise la polygamie et accorde aux femmes un droit égal au divorce avec les hommes, une première dans la région.[15] Le Code permettait également aux deux époux de divorcer par consentement mutuel sans avoir à apporter la preuve d’une faute, une mesure avant-gardiste par rapport à de nombreux pays dont la France, l'Allemagne et le Royaume-Uni.[16]
En 1973, la Tunisie est devenue le premier pays du Moyen-Orient et d'Afrique du Nord à légaliser et à proposer l'avortement gratuit à la demande pour toutes les femmes dans les trois premiers mois de grossesse, et ce avant plusieurs pays européens, dont la France.[17] En 2000, les autorités ont autorisé les femmes à signer un contrat de travail sans l'autorisation de leur mari et en 2010, elles ont autorisé les femmes tunisiennes à transmettre leur nationalité à leurs enfants sur un pied d'égalité avec les hommes.[18]
En 2017, les femmes tunisiennes ont été autorisées à se marier avec des non-musulmans après que les autorités aient annulé une circulaire interdisant ces unions.[19] La même année, l'ancien président Caïd Essebsi a nommé une commission indépendante sur les libertés individuelles qui, en 2018, a formulé des recommandations audacieuses pour établir l‘égalité entre hommes et femmes dans l’héritage et pour dépénaliser l'homosexualité.[20] En novembre 2018, le Conseil des ministres a approuvé un projet de loi visant à amender le Code du statut personnel de 1956, pour y inscrire l'égalité des sexes dans l'héritage, mais ce dernier est depuis resté en suspens.[21]
Depuis son élection en 2019, le président Saïed a peu œuvré pour faire avancer les droits des femmes. Les féministes craignent qu'il ne « détruise graduellement » le statut des femmes en Tunisie.[22] Après qu’il s’est octroyé les pleins pouvoirs le 25 juillet 2021, le Parlement a été suspendu puis dissous, ce qui a empêché l’adoption de toute autre législation qui pourrait aider à lutter contre la violence à l'égard des femmes, comme la ratification de la Convention du Conseil de l'Europe sur la prévention et la lutte contre les violences faites aux femmes et les violences domestiques, dite Convention d’Istanbul.
Saïed s'oppose notamment à l'égalité dans l'héritage.[23] Et si la nomination par Saïed en 2021 d'une femme Première ministre, Najla Bouden, est une première dans le monde arabe, il ne lui a accordé que peu ou pas d'autonomie politique, selon des experts qui se sont entretenus avec Human Rights Watch.[24]
Après un référendum controversé qui a eu lieu le 25 juillet 2022, le président Saïed a promulgué une nouvelle constitution par décret présidentiel.[25] Retenant certaines des dispositions de la Constitution de 2014, la Constitution de 2022 stipule que les femmes et les hommes sont « égaux en droits et en devoirs, et sont égaux devant la loi sans aucune discrimination » et engage l'État à prendre des mesures pour éliminer la violence à l'égard des femmes.[26]
Cependant, la Constitution de 2022 a introduit une nouvelle disposition stipulant que « la Tunisie fait partie de l’oumma islamique [communauté/nation] » et faisant de la réalisation des valeurs islamiques une responsabilité de l'État (article 5). De telles dispositions pourraient être utilisées pour justifier des restrictions des droits, notamment des femmes, sur la base d'interprétations de préceptes religieux, comme c’est le cas dans d'autres États de la région.[27]
Loi n° 58-2017 portant sur l’élimination des violences faites aux femmes
Après des décennies de plaidoyer pour l'adoption d'une loi criminalisant les violences faites aux femmes, la Tunisie a adopté le 11 août 2017 la Loi organique n°58 de 2017 portant sur l’élimination des violences faites aux femmes (ci-après loi 58) le, qui est entrée en vigueur le 1er février 2018 et constitue l'un des cadres juridiques les plus progressistes pour lutter contre les violences à l'égard des femmes au Maghreb et au Machrek.[28]
La loi vise à mettre en place des mesures en vue d’éliminer les violences sexistes à l'égard des femmes dans le but de parvenir à l'égalité.[29] Elle contient une définition complète de la violence à l'égard des femmes, dans la sphère publique et privée, et sous ses formes physiques, morales (c'est-à-dire psychologiques, sexuelles, économiques) et politiques, conformément au Manuel de l'ONU Femmes pour la législation sur la violence à l'égard des femmes.[30] Elle prévoit également divers mécanismes de prévention, de protection et de poursuite, ainsi que des services de soutien.
Les mesures de prévention comprennent l'obligation pour l'État d'éliminer toutes les pratiques discriminatoires envers les femmes, et pour les ministères et autres institutions étatique de prévenir et de combattre la violence à l'égard des femmes, à travers l'éducation, la formation, la détection, la sensibilisation du grand public comme des premières concernées, et la prestation de soins et de soutien continu aux survivantes.
Avant toute chose, la protection des survivantes passe par la garantie de leur et de celui de leurs enfants à une protection juridique, à des dédommagements équitables, à des services de soutien gratuits. Ceux-ci comptent notamment l'accès à un abri d'urgence, une aide juridique, un soutien et un suivi médical, psychologique et social.[31] La loi 58 a introduit des mesures de protection d'urgence et des ordonnances de protection à plus long terme en Tunisie, une pratique exemplaire, selon le Manuel de l’ONU sur l'élimination de la violence à l'égard des femmes.[32]
Le volet des poursuites judiciaires inclut l'inscription de nouveaux crimes de violence à l'égard des femmes dans le Code pénal et des peines plus sévères pour les abus commis par les membres de la famille, les conjoints, les fiancés, ainsi que les ex-conjoints et fiancés – entre autres circonstances aggravantes. Autre fait notable, la loi 58 a abrogé les dispositions du Code pénal permettant l’impunité ou facilitant des peines clémentes pour les agresseurs, notamment l'article 218 qui autorisait l'arrêt des poursuites ou de la condamnation si la survivante pardonnait son agresseur et des reliquats de l'époque coloniale, nommément les articles 227 bis et 239 qui exemptaient un violeur ou un ravisseur de punition s'ils épousaient leur victime par la suite.[33] La loi 58 établit des unités spécialisées au sein de chaque gendarmerie et poste de police pour traiter les crimes de violence à l'égard des femmes, oblige les autorités à enquêter sur les cas de violence à l'égard des femmes, à informer et orienter les survivantes vers les services et les mécanismes de protection, et sanctionne les agents qui font pression sur les survivantes pour qu'elles renoncent à leurs droits, modifient ou retirent leur plainte.
La loi 58 a appelé à la création d'un Observatoire national pour l'élimination de la violence à l'égard des femmes (article 40) pour récolter des données sur la violence à l'égard des femmes et évaluer l'efficacité des lois et des politiques visant à la combattre. Cependant, l'observatoire n'a été effectivement mis en place qu'en 2020, et son agenda reste inachevé.[34] Il existe peu de données sur la violence à l'égard des femmes et sur les services de protection, de poursuites et de soutien fournis aux survivantes par les autorités. La dernière enquête nationale menée sur les violences conjugales remonte à 2010.[35] Selon Monia Kari, qui a dirigé l'Observatoire de juillet 2020 à décembre 2021, l'organisme manquait de budget et d'autonomie pour remplir son mandat et il est entravé par une récolte et un partage des données insuffisants de la part des ministères concernés.[36] Le contrôle limité de la mise en œuvre de la loi par les autorités diminue la responsabilité de l'État. Bien que le ministère de la Femme fournisse des données sur les femmes qui signalent des violences à leur encontre, la ventilation se limite à l’âge, leur relation avec l'agresseur, leur statut professionnel et leur niveau d'éducation. Cette restriction empêche l'identification des catégories de femmes susceptibles d'être plus exposées au risque de violences domestiques et l'élaboration de stratégies pour répondre à leurs besoins.
Malgré toutes les percées importantes de la loi, son impact a été entravé par le fait qu'aucun budget ou mécanisme de financement n'a été alloué ou prévu pour la mise en œuvre de la loi. La Loi organique 15 sur la budgétisation sensible au genre, adoptée le 13 février 2019 pour soutenir l'égalité des sexes, n'inclut pas explicitement l'allocation de fonds pour la mise en œuvre de la Loi 58.[37]
Ce rapport examine la façon dont les autorités ont adhéré aux dispositions de la loi, les lacunes qui existent et ce qui est nécessaire de faire pour garantir que l'objectif de la loi consistant à « éliminer la violence fondée sur la discrimination basée sur le genre à l'égard des femmes en vue de parvenir à l'égalité » soit atteint. Si la loi s'engage à lutter contre toutes les formes de violence à l'égard des femmes, ce rapport examine tout particulièrement la manière dont la loi a été appliquée pour faire face aux violences domestiques.
Obligations internationales en matière de droits humains
L'incapacité de la Tunisie à protéger les femmes contre les violences domestiques de manière adéquate, à fournir une protection et des services aux survivantes et à garantir l'accès à la justice ainsi qu’à la poursuite de ces violences est contraire aux obligations internationales contraignantes de la Tunisie en matière de droits humains.
La Tunisie a ratifié, en 1985, la Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes (CEDAW), qui appelle les États à prendre diverses mesures pour éliminer toutes les formes de discrimination fondée sur le genre, notamment par des acteurs privés, afin de garantir aux femmes la pleine jouissance de leurs droits fondamentaux.[38] Le Comité CEDAW, l'organe d'experts de l’ONU qui surveille la mise en œuvre de la CEDAW, a clairement indiqué que la violence sexiste est une forme de discrimination et une violation de la CEDAW, qu'elle soit commise par des acteurs étatiques ou privés, et qu'un « droit des femmes à un vie à l'abri de la violence sexiste est indivisible et interdépendant des autres droits humains, notamment le droit à la vie, à la santé, à la liberté et à la sécurité de la personne, le droit à l'égalité et à une protection égale au sein de la famille, le droit de ne pas être torturée, de ne pas subir de traitements cruels, inhumains ou dégradants, la liberté d'expression, de mouvement, de participation, de réunion et d'association. »[39]
En 2014, le pays a retiré toutes les réserves qu'il avait émises à l'égard de la CEDAW et a ratifié son Protocole facultatif (CEDAW-OP) qui établit des mécanismes d'enquête pour les groupes ou les individus cherchant à porter plainte pour « violations graves ou systémiques » de leurs droits relatifs à la CEDAW.[40] Cependant, la Tunisie a maintenu sa déclaration générale indiquant qu'elle n'adopterait aucune décision administrative ou législative qui pourrait aller à l'encontre des dispositions de sa Constitution. De telles déclarations ont toujours été jugées inacceptables par les organes de suivi des traités, car l'application des traités internationaux relatifs aux droits humains ne devrait pas être limitée par les lois nationales, notamment les constitutions. En 2020, le Comité CEDAW a exhorté la Tunisie à retirer sa déclaration générale, soulignant l'absence de toute contradiction de fond entre la Convention et la loi islamique.[41]
La violence empêche les femmes de jouir d'une foule d'autres droits stipulés dans d'autres traités ratifiés par la Tunisie, notamment la Convention relative aux droits de l'enfant (CRC), le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et droits culturels (PIDESC) et la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants.[42] Ces droits comprennent les droits à la vie, à la santé, à l'intégrité physique, à la non-discrimination, à un niveau de vie suffisant (notamment le logement), à un recours et à la protection contre les peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants.
En 2018, la Tunisie est devenue partie au Protocole à la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples relatif aux droits des femmes en Afrique (le Protocole de Maputo) qui oblige les États à prendre des mesures et une législation globales pour mettre fin à la violence à l'égard des femmes.[43]
La Tunisie est également membre de la Commission économique et sociale des Nations Unies pour l'Asie occidentale dont le Comité des femmes, qui, lors de sa septième session de 2016, a adopté la Déclaration de Mascate « Vers la réalisation de la justice de genre dans la région arabe », exigeant des parties qu'elles « harmonisent la législation nationale avec les engagements internationaux et régionaux ratifiés par les États membres, afin d'assurer l'abrogation de toutes les lois discriminatoires. »[44]
En août 2020, le ministère tunisien de la Femme a lancé le processus d'adoption de la Convention du Conseil de l'Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l'égard des femmes et les violences domestiques, dite Convention d'Istanbul, après avoir été invité en avril par le Conseil de l'Europe à le faire en tant qu’un État non membre.[45] La Tunisie a jusqu'en 2025 pour finaliser son processus d'adhésion.[46] L'adoption de la Convention exigerait, entre autres, que la Tunisie alloue des ressources financières et humaines appropriées pour la mise en œuvre adéquate des mesures de prévention et de lutte contre toutes les formes de violence, notamment celles menées par des organisations non gouvernementales ; mettre en place des centres d'hébergement appropriés, facilement accessibles en nombre suffisant pour fournir un hébergement sûr et pour atteindre de manière proactive les victimes ; entreprendre des évaluations des risques de féminicide ; et l'inclusion du harcèlement, du mariage forcé, de l'avortement forcé ou de la stérilisation forcée dans sa définition des formes de violence à l'égard des femmes.[47]
Incapacité à prévenir les violences à l'égard des femmes
Historiquement inégales et également désignées sous le vocable « patriarcat », les relations de pouvoir entre les hommes et les femmes, se manifestent dans des lois, des politiques et des normes sociales discriminatoires et sont à l'origine de la violence masculine à l'égard des femmes.[48] Sur les 30 femmes qui ont parlé à Human Rights Watch, la plupart ont décrit le fait d‘endurer des violences et l'abnégation comme faisant partie du rôle d'une « bonne » épouse et mère.
L'Observation générale 35 sur le Comité pour l'élimination de la discrimination à l'égard des femmes appelle les États à :
Adopter et mettre en œuvre des mesures législatives efficaces et d'autres mesures préventives appropriées pour s'attaquer aux causes sous-jacentes des violences sexistes à l'égard des femmes, notamment les attitudes et les stéréotypes patriarcaux, l'inégalité au sein de la famille et la négligence ou le déni des droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels des femmes, afin de promouvoir l'autonomisation, l'action et la voix des femmes.[49]
La Loi 58 oblige l'État à prendre toutes les mesures nécessaires pour éliminer toutes les pratiques discriminatoires envers les femmes, notamment les inégalités salariales, et sanctionne également la discrimination à l'égard des femmes.[50] Cependant, les femmes continuent d'être victimes de discrimination dans la législation et la pratique, en violation des obligations internationales de la Tunisie en matière de droits humains. Cette discrimination peut accroître leur vulnérabilité à la violence. Le ministère de la Femme dans son rapport de 2020 a fait remarquer que des codes et des lois discriminatoires à l'égard des femmes entravaient la mise en œuvre de la Loi 58.[51]
Lois discriminatoires
Si le Code tunisien du statut personnel de 1956, et ses modifications ultérieures, est progressiste à bien des égards, il conserve des dispositions discriminatoires. Le texte qualifie notamment les hommes de « chefs de famille », exige, dans un langage qui pourrait encourager le viol conjugal, des droits matrimoniaux conformes aux « coutumes et traditions », et entérine des dispositions successorales discriminatoires.
Rôles et droits liés au genre
Le Code du statut personnel oblige les époux à « remplir leurs devoirs conjugaux selon les coutumes et traditions. »[52] Cette clause ambiguë permet à la discrimination de se poursuivre dans la pratique, car elle peut être interprétée comme une obligation pour les conjoints à se conformer à des rôles de genre stéréotypés qui sont disproportionnellement préjudiciables aux femmes.
Le Code précise également que « le mari, en tant que chef de famille, doit subvenir aux besoins de sa femme et de ses enfants dans la mesure de ses moyens », notamment en versant une allocation (nafaqa) à sa femme.[53] Le même article qui élève les hommes au statut de chefs de famille parce qu'ils sont tenus de subvenir aux besoins de leur femme et de leurs enfants précise que « la femme doit contribuer aux charges de la famille si elle possède des biens. » Même si elle contribue financièrement, la loi ne lui accorde pas le statut de chef de famille unique ou conjoint.
En tant que chefs de famille légalement reconnus, les maris sont les principaux bénéficiaires des soins de santé publics et de l'aide sociale auxquels la famille a droit en vertu de la loi 60-30 sur la Sécurité sociale.[54] À moins qu'elles ne soient en instance de divorce, divorcées ou veuves, les femmes n'ont pas systématiquement droit à ces prestations.[55] Cela engendre une dépendance économique supplémentaire des femmes mariées à leurs époux, ce qui peut constituer un obstacle dans la séparation de conjoints violents.
Cette différenciation renforce les rôles genrés, selon lesquels les hommes sont censés travailler tandis que les femmes restent à la maison. Cela facilite également la discrimination à l'égard des femmes sur le marché du travail, car les employeurs peuvent être plus susceptibles d'employer des hommes qui sont considérés par la loi comme chefs de famille.[56] De plus, en reconnaissant les hommes comme chefs de famille sur la base de la subsistance financière de la famille, elle minimise le rôle crucial de la prise en charge des soins au sein de la famille qui, dans la pratique, est largement dévolu aux femmes.
Viol conjugal
En 2010, le Comité pour l'élimination de la discrimination à l'égard des femmes a exprimé sa préoccupation face aux résultats des enquêtes nationales de 2004, qui ont révélé que les conjoints de sexe masculin avaient agressé sexuellement 20 à 40 % des femmes tunisiennes.[57]
Si le Code pénal considère le viol comme un crime grave, le viol conjugal n'est pas explicitement criminalisé dans le Code pénal, ni dans la définition de la violence sexuelle de la Loi 58.[58] La Loi 58, cependant, définit largement la violence sexuelle « quelle que soit la relation entre l'auteur et la victime », suggérant que les crimes de violence sexuelle devraient s'appliquer même en cas de mariage.[59] Selon la juge Faten Sebei, certains juges d'instruction ont utilisé la Loi 58 pour renvoyer en justice des cas de viol conjugal mais, jusqu'à présent, aucun jugement n'a encore été rendu dans de tels cas.[60]
Le langage du Code du statut personnel peut autoriser ou encourager la violence sexuelle dans le mariage, notamment le viol conjugal. Certaines femmes peuvent également ne pas signaler la violence sexuelle parce qu'elles peuvent croire qu'elles doivent des relations sexuelles à leur mari. L'article 13 du Code du statut personnel stipule que les hommes ne peuvent forcer leurs épouses à consommer le mariage sans lui avoir préalablement versé le mahr (dot). Cela suggère qu'en fournissant une dot, un mari peut forcer une femme à consommer le mariage. Le code ne dit rien de plus sur la liberté d'un conjoint à avoir ou non des relations sexuelles avec son partenaire. En outre, l'obligation prévue dans l'article 23 de remplir leurs devoirs conjugaux conformément aux « coutumes et traditions » peut laisser entendre qu'une épouse n'a pas le droit de refuser des relations sexuelles et n'aurait donc aucune base légale pour déposer une plainte pénale contre lui pour agression sexuelle.
« Sana », 31 ans, de Zarzis, qui a indiqué que son mari l'avait frappée et volée de 2020 à 2021 avant qu'elle n'obtienne une ordonnance de protection contre lui, a déclaré :
En été 2021, j'ai dit à mon mari que je n'aurais pas de relations sexuelles avec lui à moins qu'il ne se fasse dépister pour les maladies sexuellement transmissibles, car je savais qu'il me trompait. Quelques jours plus tard, il m'a demandé si je voulais un divorce non contesté et j'ai refusé. […] Il m'a dit que je le privais de son droit légal au sexe et que je manquais à mon devoir d'épouse. J'ai eu peur et j'ai préféré arrêter la conversation là. Je suis allé au lit en me sentant vaincue, en pleurant.[61]
Héritage inéquitable
Sur la base d’interprétations du droit islamique, la loi sur le statut personnel stipule que les hommes héritent du double de la somme que les femmes héritent de leurs parents ou de leurs frères et sœurs. Le refus d’accorder aux femmes un droit égal à l’héritage alimente l'inégalité et la violence entre les sexes en les plaçant dans une position de dépendance sociale, économique et symbolique vis-à-vis des hommes.[62]
Lois sur la moralité publique
La Loi 58, qui alourdit les peines pour certains crimes en fonction de l’identité de leur auteur, décline plusieurs catégories de personnes entretenant ou ayant entretenu des relations intimes avec les survivantes : maris, ex-maris, fiancés et anciens fiancés. Bien que cela soit utile, l’absence dans le texte de la catégorie de « (ex-)partenaires », crée une ambiguïté quant à savoir si les femmes qui ne sont ni mariées ni fiancées peuvent demander une protection contre un partenaire violent.
De plus, les femmes célibataires peuvent être dissuadées de se tourner vers les autorités lorsqu'elles sont victimes d'abus de la part d'hommes dans des relations intimes, de peur d'être punies en vertu d'autres lois. Bien que la Tunisie ne criminalise pas les relations hétérosexuelles non conjugales, certains couples non mariés ont fait l'objet d'arrestations et ont été condamnés sous des accusations de mariage « coutumier » ou de « prostitution ».[63] Elles pourraient également être punies en vertu du Code pénal pour « infractions contre les bonnes mœurs ou les mœurs publiques » et « indécence publique ».[64] L'adultère est également un crime, pour les deux partenaires impliqués.[65]
Les relations homosexuelles sont criminalisées par l'article 230 du Code pénal, qui discrimine les femmes lesbiennes, bisexuelles et transgenres et peut également les dissuader d'utiliser la Loi 58 pour signaler la violence d'un partenaire intime ou la violence familiale, en raison de leur orientation sexuelle ou identité de genre.
En 2018, la Commission des libertés individuelles et de l'égalité, nommée par le président, a appelé à l'abolition des lois sur la moralité et recommandé de dépénaliser l'homosexualité. La Commission a recommandé d'éliminer les infractions relatives à « l'indécence publique » et à « l'offense publique à la morale », ainsi que de les remplacer par des lois visant à sanctionner une personne qui « commet un acte sexuel en public et tente de révéler des parties intimes de son corps dans l'intention de nuire à autrui. »[66]
Banaliser les violences domestiques
« Certaines des femmes qui sont venues dans notre centre ont dit que la violence de leur mari était une preuve de leur amour. »
— Hanine El Kadri, Coordonnatrice de la Victoire des femmes rurales à Sidi Bouzid[67]
Alors que la Loi 58 exige des médias privés et publics qu'ils sensibilisent à la violence à l'égard des femmes et qu'ils forment leur personnel sur la façon de couvrir le sujet (article 13), Inkyfada, un média d'investigation tunisien indépendant, a constaté que la couverture médiatique de la violence masculine à l'égard des femmes est truffée de reproches aux victimes.[68]
Selon une étude de 2022 menée par l'Agence du Fonds des Nations Unies pour la population (UNFPA) sur la violence conjugale, plus des deux tiers des hommes tunisiens affirment que les violences domestiques sont normales et justifiées pour protéger les femmes de leurs propres impulsions.[69] Une étude réalisée en 2019 par le CREDIF sur les représentations des violences domestiques, a établi qu’un « grand nombre » des hommes interrogés pensaient que les femmes tunisiennes jouissaient d'un excès de droits, que les médias exagéraient l'ampleur des violences domestiques et minimisaient la responsabilité des femmes dans les conflits domestiques. La juge Faten Sebei a déclaré à Human Rights Watch : « La Loi 58 est considérée comme une préoccupation des femmes plutôt que comme une préoccupation sociétale. Les hommes la perçoivent comme une loi qui ne cherche qu'à faire progresser les droits des femmes plutôt qu'une loi qui rend la société tunisienne plus égalitaire et avancée. »[70]
Les mères divorcées et célibataires sont socialement dévalorisées et stigmatisées en Tunisie, ce qui décourage les femmes de quitter leurs agresseurs, d’après les entretiens menés auprès de survivantes.[71]
Le contexte familial plus large conditionne généralement la disposition des survivantes à partir ou à rester dans des relations abusives.[72] Lorsque les pères ou les frères sont violents envers leurs filles ou leurs sœurs dans leur enfance, ces dernières ont tendance à le normaliser à l'âge adulte et en formant leur propre famille.[73] Une étude du CREDIF de 2019 a révélé que les filles de plus de 12 ans et les femmes de 18 ans étaient à peine conscientes de l'existence de la loi 58 et ne savaient pas que les violences familiales étaient considérée comme des violences domestiques.[74] La plupart des survivantes qui ont parlé à Human Rights Watch ont déclaré que leurs familles les avaient dissuadées de porter plainte contre leurs agresseurs.
« Houda », 34 ans, de Zarzis, qui a été maltraitée physiquement, économiquement et sexuellement par son mari, a expliqué comment il est devenu plus agressif en réponse à l'inaction de sa famille :
Un soir, nous étions tous dans la maison. Il jouait sur son smartphone pendant que les enfants regardaient la télévision. Je lui ai demandé de ne pas ouvrir la porte du balcon à cause du vent. Je ne sais pas pourquoi, mais il m'a frappée au ventre et à l'épaule. J'ai appelé ma mère, mais elle a refusé d'envoyer mon père. Mon mari s'est moqué de moi : « Tu penses que ta famille va venir t'aider ? Tu ne peux rien faire contre moi. » Puis il m'a insultée et m'a encore frappée.[75]
Yamounta T., 47 ans, de Zarzis, a confié :
Après qu'il m'a battue avec un bâton, j'ai décidé de dire à son père :
« J'aurais pu appeler la police, mais je n’ai pas voulu te contourner. Parle à ton fils s’il te plaît. » […] Quand mon mari est revenu à la maison, il m'a mis un couteau sous la gorge et m'a dit : « Tu as parlé à mon père ? Je vais te massacrer. » Je n'ai pas bougé d'un pouce ; j'avais peur qu'il me tue.[76]
Priver les femmes de leur pouvoir
Si les violences domestiques touchent toutes les classes, les hommes sont plus susceptibles d'agresser des femmes plus pauvres ou moins éduquées qu'eux, en Tunisie et dans le monde.[77] Une enquête nationale sur les violences domestiques publiée en 2010 a révélé que les hommes infligeaient davantage de violences à l'égard des femmes au chômage et au foyer.[78] Bien que les femmes tunisiennes soient plus nombreuses et davantage qualifiées que les hommes au sortir de leurs études supérieures, elles sont moins présentes sur le marché du travail et sont moins payées qu'eux.[79]
Selon une étude d'Oxfam de 2021, les femmes en Tunisie consacrent quotidiennement huit à douze heures, en moyenne, de travail non rémunéré à leur foyer, y compris celles qui ont un emploi à l’extérieur du foyer, contre 45 minutes pour les hommes.[80] Cela oblige un grand nombre de femmes à renoncer ou à limiter leurs propres activités professionnelles ou éducatives potentielles pour s'occuper de leur foyer, ce qui les rend financièrement dépendantes des hommes. Ces derniers sont alors libres de poursuivre des opportunités rémunérées en dehors du foyer leur procurant des ressources financières, qu'ils décident, selon leur gré, d’affecter ou non au ménage. La plupart des femmes qui se sont entretenues avec Human Rights Watch ont déclaré qu'elles ne pouvaient pas travailler en raison de leurs responsabilités en matière de garde d'enfants.
L'assujettissement économique est une tactique courante pour les agresseurs.[81] Trois survivantes ont déclaré à Human Rights Watch que leurs agresseurs les avaient empêchées de travailler à l'extérieur de la maison après leur mariage. Certaines des femmes qui ont parlé à Human Rights Watch ont rapporté que leurs agresseurs avaient confisqué l'argent qu'elles avaient gagné ou reçu de membres de leur famille, ou encore détruit leurs biens (téléphones portables notamment), amplifiant davantage leur dépendance économique à leur égard. Lorsque les femmes ont cherché à divorcer ou à porter plainte contre leurs agresseurs, certains hommes ont réagi en les privant de nourriture ou de soutien financier. De tels actes constituent des crimes de violence économique en vertu de la Loi 58 (article 3).
« Fatma », 44 ans, de Regueb et mère de quatre enfants, qui a porté plainte contre son mari violent, a déclaré :
Mon mari ne nous donne pas d'argent depuis que j'ai porté plainte contre lui. Avant, il nous donnait au moins un peu d'argent de ses récoltes, en particulier de la vente de pastèques en été, mais maintenant il a complètement arrêté. Il ne nous donne pas un millime et c'est moi qui nourris toute la famille avec mon petit salaire ![82]
Yamounta T., 47 ans, de Zarzis, mère de deux enfants et l'une des deux femmes interrogées par Human Rights Watch qui possède des biens immobiliers, a déclaré :
Chaque fois que nous nous disputions, mon mari me frappait. Il n'arrêtait pas de me presser pour vendre ma maison ou la lui donner. Pour faire pression, il ne me donnait pas d'argent pour nourrir les enfants, ou il ne me donnait que 10 dinars (environ 3 USD) pour faire les courses. Si je protestais, il me frappait ou m'insultait.[83]
Le Fonds de garantie des pensions alimentaires et divorces, créé en 1993 (loi n° 1993-0065) pour garantir la sécurité financière des femmes dont les maris ou ex-maris ont « abandonné leur famille » en négligeant leurs responsabilités financières à leur égard, est « vide depuis des années », selon Bochra Belhaj Hmida, avocate et défenseure des droits des femmes.[84] La loi 58 mentionne le droit préétabli des femmes à percevoir une allocation de la part de leurs conjoints, et garantit des services de réintégration et de logement aux survivantes ainsi qu’à leurs enfants, ce qui implique que les autorités devraient subvenir aux besoins financiers des survivantes pour les aider à reconstruire leur vie de manière autonome. [85]
La Loi 58 mentionne le droit préexistant des femmes à une pension, et la garantit des services de réintégration et de logement des survivantes et de leurs enfants, ce qui implique que les autorités devraient subvenir aux besoins financiers des survivantes pour les aider à reconstruire leur vie de manière indépendante.
Il y a des dimensions régionales et raciales à cette inégalité économique. Selon une enquête nationale de 2010 sur les violences domestiques, les femmes vivant dans le sud-ouest et le sud-est de la Tunisie sont plus susceptibles de subir des violences économiques, physiques, sexuelles ou psychologiques au moins une fois dans leur vie, à des taux respectifs de 72,2 % et 74,7 % (contre un taux de 35,9 % dans le centre-est de la Tunisie, où il est le plus bas).[86]
L'inégalité régionale caractérise la Tunisie.[87] Les régions du sud et de l'intérieur du pays continuent de souffrir de marginalisation économique et de la négligence de l'État, ce qui, selon certains universitaires, géographes et économistes, est enraciné dans l'industrialisation coloniale et les politiques postcoloniales.[88]
Les femmes tunisiennes noires peuvent être particulièrement exposées aux risques de violences domestiques car elles vivent principalement dans le sud, sont plus susceptibles d'être économiquement marginalisées et sont confrontées à des discriminations raciales.[89] Des femmes dont l’identité croise plusieurs systèmes de discrimination peuvent également être confrontées à des risques supplémentaires de violences domestiques, mais il existe peu ou pas de données désagrégées concernant l’exposition de ces groupes sur la violence masculine.
Mise en œuvre insuffisante des mesures de prévention
La Loi 58 oblige l'État à prendre des mesures de prévention pour mettre fin à la violence à l'égard des femmes, notamment à mettre en place des campagnes de sensibilisation et des réformes des programmes d'enseignement, ainsi que des formations officielles visant à éliminer toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes (articles 6 à 12).
Sensibilisation
Cependant, les entretiens avec les survivantes ont constamment montré que les femmes n'ont généralement aucune connaissance de leurs droits lorsqu'elles décident de demander de l'aide ou de porter plainte contre leurs agresseurs. L'information dont elles disposent sur les services mis à leur disposition dépend du bouche-à-oreille.
Néanmoins, le ministère de la Femme a essayé de sensibiliser le public aux dispositions de la Loi 58.[90] En 2019, le ministère a collaboré avec le ministère des Affaires religieuses pour que les imams incluent des informations sur la Loi 58 dans leurs sermons.[91] Le ministère a également organisé des campagnes lors de la campagne annuelle des 16 jours d'activisme international des Nations Unies pour mettre fin à la violence sexiste (25 novembre au 10 décembre).[92] En 2020, le ministère avait mené des campagnes de sensibilisation à court terme dans tous les gouvernorats du pays sauf quatre, selon son rapport annuel de 2021.[93]
Pourtant, tous les employés d’organisations non gouvernementales soutenant les survivantes de violences domestiques interrogés par Human Rights Watch ont convenu que les efforts de sensibilisation étaient largement en deçà des besoins, en particulier parmi les populations rurales.[94]
Le rapport parallèle de 2021 à la CEDAW, préparé conjointement par 22 organisations non gouvernementales, a déclaré que l'intégration de l'éducation à l'égalité des sexes dans l'enseignement secondaire et universitaire restait « très insuffisante ».[95]
Parmi les 30 femmes qui se sont entretenues avec Human Rights Watch, une seule, Hayet EK., 44 ans, de Tunis, avait utilisé Internet pour accéder à des informations sur ses droits.[96] Aucune d'entre elles n'avait utilisé la ligne nationale d'assistance téléphonique fournissant des informations et des références aux survivantes de violences à l’égard des femmes. Selon les propres statistiques du ministère de la Femme, la ligne d'assistance téléphonique est principalement utilisée par des femmes ayant fait des études secondaires ou universitaires à la recherche de conseils juridiques.[97]
Détection précoce
Alors que la Loi 58 exige que le ministère des Affaires sociales forme les travailleurs sociaux à la détection précoce et au renvoi des cas de violence à l'égard des femmes aux autorités compétentes (c'est-à-dire le procureur ou des unités spécialisées), le personnel des organisations liées à l’État et non gouvernementales interrogé par Human Rights Watch a affirmé catégoriquement que la majorité des travailleurs sociaux n'avaient pas les compétences nécessaires pour détecter les violences domestiques et y répondre. Ils ont déclaré que les travailleurs sociaux ne parviennent souvent pas à traiter de manière appropriée les cas de violences domestiques et dissuadent même les femmes de porter plainte contre leurs agresseurs présumés, les encourageant plutôt à s'engager dans des formes de médiation familiale. Selon les mêmes enquêtés, ce schéma s’explique par une tendance à exclure les travailleurs sociaux des formations dispensées au personnel des ministères de l'Intérieur, de la Justice et de la Femme sur la Loi 58.[98]
Manque de protection des survivantes et de poursuites judiciaires contre les agresseurs
Dans le système judiciaire tunisien, le pouvoir d'enquêter sur les crimes, notamment les crimes de violence à l'égard des femmes, est partagé entre la police, les procureurs et les juges d'instruction. Outre la mise en place d'unités de police spécialisées pour traiter les plaintes de violences faites aux femmes (article 24) sous l'autorité et le contrôle du ministère public, la Loi 58 a entraîné la désignation de procureurs spécialisés ainsi que d'assistants pour recevoir les plaintes pour violences faites aux femmes (notamment l'enregistrement des premiers témoignages) et le suivi de ces plaintes.[99] Ainsi, les survivantes ont la possibilité de porter plainte pour violence à l'égard des femmes soit devant un tribunal, soit auprès des Unités spécialisées de la police.
Les procureurs et leurs adjoints renvoient systématiquement les cas de violences faites aux femmes entraînant une peine potentielle de plus de cinq ans aux juges d'instruction.[100] Ces derniers sont investis de pouvoirs conséquents en matière d'enquêtes pénales, notamment : la conduite de visites sur place, la collecte de preuves, l'interrogatoire de suspects ainsi que le recueil de témoignages de victimes et de témoins.[101]
Selon divers membres de l'appareil judiciaire, dans la quasi-totalité des affaires de violences à l'égard des femmes entraînant des peines potentielles inférieures à cinq ans, les procureurs et leurs adjoints renvoient les plaignantes vers des unités spécialisées pour poursuivre les enquêtes.[102] Ainsi, la plupart des enquêtes relatives aux violences domestiques sont, dans la pratique, dirigées par la police.
Réponse policière aux violences domestiques
Depuis le début de la mise en œuvre de la Loi 58, les femmes se sont plaintes des pressions exercées sur elles par les policiers et de la manière indigne dont elles ont été reçues. Nous avons parcouru un long chemin, mais il y a encore des lacunes dans la réponse de la police.
— Défenseure des droits des femmes, Bochra Belhaj Hmida[103]
Depuis l'adoption de la Loi 58, les autorités ont pris des mesures dans ce sens, notamment en créant des unités spécialisées dans les 24 gouvernorats tunisiens et en formant leurs agents pour répondre aux violences envers les femmes. Cependant, la réponse des unités spécialisées aux violences domestiques reste insuffisante. Il existe des incohérences dans la réponse de la police aux violences domestiques en raison de contraintes opérationnelles, en particulier leurs heures de service limitées et le nombre insuffisant de véhicules à leur disposition. En outre, l’application de la loi par les policiers, qui renseignent rarement les survivantes de leurs droits, exigent des certificats médicaux initiaux (et souvent, récents) pour lancer des enquêtes ou des mesures de protection, adoptent des attitudes dédaigneuses et tentent de jouer les médiateurs ;laisse à désirer.
Ceci est contraire à la Loi 58, ainsi qu'aux obligations de la Tunisie en vertu du droit international. Le Comité de l’ONU pour l'élimination des discriminations à l'égard des femmes, dans sa recommandation générale 19, note : « Les États peuvent également être responsables d'actes privés s'ils n'agissent pas avec la diligence requise pour prévenir les violations des droits ou pour enquêter et punir les actes de violence, et pour avoir fourni une indemnisation. »[104]
Mise en place d'unités spécialisées
La Loi 58 oblige l'État à créer des unités spécialisées au sein de chaque gendarmerie et poste de police de chaque gouvernorat pour traiter les crimes de violence contre les femmes (article 24), ce qui est conforme aux recommandations de l'Office des Nations Unies contre la drogue et le crime sur le renforcement de la réponse du système de justice pénale à la violence contre les femmes.[105]
Avant l'adoption de la Loi 58, la police était à peine formée et équipée pour enquêter sur les plaintes de violences domestiques, selon des travaux de recherches menés par des organisations de défense des droits humains.[106] Selon une enquête nationale de 2010, ce manque de préparation a conduit à une sous-déclaration des violences domestiques : seule 1 femme sur 25 ayant déclaré avoir été victime de violences domestiques à un moment donné de sa vie avait alors signalé l'abus aux unités de police.[107]
Six mois après l'adoption de la loi, le ministère de l'Intérieur a mis en place 128 unités spécialisées dans tous les gouvernorats.[108] En avril 2022, deux unités spécialisées supplémentaires ont été mises en place, pour un total de 130 unités (70 dans les commissariats et 60 dans les gendarmeries), selon Najet Jaouadi, directrice de la police des douanes et ancienne directrice de huit unités spécialisées.[109]
En 2021, les unités spécialisées ont enregistré près de 69 000 plaintes pour violences faites aux femmes et aux filles.[110] Avec le début de la pandémie de Covid-19 en 2020, les unités spécialisées ont enregistré 38 289 de ces plaintes.[111] En 2019, les unités spécialisées avaient enregistré 64 979 plaintes pour violences faites aux femmes et aux filles, dont 3 370 ont donné lieu à des poursuites judiciaires, notamment 2 500 cas de violences domestiques.[112] Najet Jaouadi a déclaré à Human Rights Watch qu'avant la création des unités spécialisées, la police enregistrait chaque année environ 15 000 plaintes pour violence à l'égard des femmes, dont 5 000 pour violence conjugale.
Manque de visibilité et horaires de service limités
« À moins qu'une femme ne soit sur le point de mourir, la police lui dira de revenir dès que des unités spécialisées seront disponibles. »
— Monia Kari, ancienne responsable de l'Observatoire national pour l'élimination des violences faites aux femmes, 7 décembre 2021.
Les panneaux informant le public des fonctions et des emplacements des unités spécialisées sont rares. La plupart des femmes interviewées par Human Rights Watch ont expliqué qu'avant de signaler les actes violents de leurs agresseurs, elles n'avaient pas entendu parler des unités spécialisées. Elles s'étaient d'abord dirigées vers des unités de police auxquelles aucune unité spécialisée n'était rattachée avant d'être réorientées. En revanche, deux femmes qui avaient vu des panneaux indiquant des unités spécialisées ont pu s'en souvenir lorsqu'elles ont dû signaler des violences domestiques.
Les hommes agressent généralement les femmes la nuit.[113] Pourtant, les unités spécialisées ne fonctionnent que pendant la journée (8h00-17h00 environ) et durant les jours de semaine.[114] En dehors des heures administratives, les plaignantes doivent s'adresser à la police ordinaire. Cependant, cette dernière n'a généralement pas été suffisamment formée sur la Loi 58 pour traiter les plaintes liées à des violences faites aux femmes.[115]
En juillet 2021, après avoir été sévèrement battue par son mari, Fatma, 44 ans, de Regueb, a décidé de porter plainte contre lui. Ses horaires de travail en tant que femme de ménage l'empêchaient de se rendre dans une unité spécialisée pendant les heures d’ouverture :
Je suis allée deux fois au commissariat de Regueb. La première fois, ils m'ont dit que les unités spécialisées n'étaient pas là et ne m'ont posé aucune autre question. J'avais l'impression de les avoir dérangés, alors je suis rentrée chez moi. Quelques jours plus tard, j'y suis retournée et ils m'ont dit de monter un dossier et de le remettre au procureur de la République du tribunal municipal. Mais je ne savais pas comment m'y prendre. J’étais déconcertée alors je suis partie et j'ai abandonné.[116]
Manque de personnel et de salles réservées
Le personnel des unités spécialisées a indiqué à Human Rights Watch qu'ils manquaient de ressources humaines pour remplir leur rôle.[117] Salem Mnafeg, chef de l'Unité spécialisée de Zarzis, a déploré manquer de personnel dans son unité qui couvre le vaste territoire du gouvernorat de Medenine. Il a déclaré : « Nous essayons de faire en sorte que d'autres unités de police nous aident à procéder à des arrestations et à transporter des victimes lorsque nous manquons de personnel ou de véhicules, mais si, par exemple, quelque chose se passe dans une école qui pourrait exposer les filles à des violences, cela nous incombe et il est presque impossible de gérer en même temps tous les cas de violences contre les femmes. »[118]
L'article 24 de la Loi 58 stipule que les unités spécialisées doivent inclure du personnel féminin, sans spécifier de quotas, de grades ou de responsabilités. Néanmoins, aucune des 20 femmes interrogées par Human Rights Watch et qui ont signalé des violences domestiques à la police n'a déclaré avoir parlé à une policière.
Selon Najet Jaouadi, ancienne superviseure de huit unités spécialisées, en avril 2022, 32 % des unités spécialisées du pays étaient dirigées par des femmes, mais elles ne comprenaient pas toutes du personnel féminin.[119] Dans un rapport parallèle de 2021 sur le respect de la CEDAW par la Tunisie, 22 organisations non gouvernementales ont déclaré que les unités spécialisées ne comptaient pas suffisamment de policières.[120]
Compte tenu du tabou qui entoure les violences domestiques, et tout particulièrement les abus sexuels , le manque de femmes officiers de police chargées d'interroger les survivantes peut dissuader les femmes de signaler les agressions qu’elles ont subis. Près d'une femme mariée sur six est exposée à des violences sexuelles de la part de son partenaire intime, selon une enquête nationale de 2010.[121] Cependant, selon le personnel des centres de conseil interrogé par Human Rights Watch, les survivantes de violences domestiques se confient rarement sur des violences sexuelles lorsqu’elles déposent leurs plaintes. Cela est lié aux tabous entourant la sexualité, au nombre insuffisant de policières ainsi que de pièces séparées dans les unités spécialisées.
Les survivantes basent généralement leurs plaintes auprès des autorités sur des formes de violences non sexuelles et divulguent des cas de violence sexuelle lors de stades ultérieurs de l'enquête.
Houda, 34 ans, de Zarzis, a déclaré à Human Rights Watch qu'elle s'était sentie trop honteuse pour décrire au policier chargé de sa plainte les violences sexuelles que son mari lui avait infligées, lorsqu'elle avait porté plainte contre lui pour abus physiques et économiques en juin 2021 :
Dès que j'ai pu, je suis allée dans les unités spécialisées de Zarzis et je leur ai tout raconté sur toutes ces années de violence. En fait, j'ai essayé de tout leur dire mais il y avait des choses que je ne pouvais pas dire à voix haute. J'avais trop honte. Ensuite, le policier m'a donné un stylo et du papier. Je ne sais pas comment j'ai trouvé la force de le faire, mais j'ai tout écrit ; les mots ont soudainement coulé jusqu'à ce que je n’aie plus rien à dire. J'ai écrit des choses dont je n'avais jamais parlé à personne et auxquelles je ne me suis même pas permise de penser. Ensuite, j'ai déposé ma première plainte officielle pour violences physiques et sexuelles.[122]
Aucune autre survivante n'a signalé à Human Rights Watch que des policiers les avaient invitées à écrire leurs expériences au cas où les raconter oralement serait trop difficile.
L'article 28 de la Loi 58 précise également que les survivantes de violences sexuelles peuvent demander à être entendues par la police en présence d'un psychologue ou d'un travailleur social, mais il ne précise pas la procédure à suivre pour de telles demandes. En pratique, cela signifie que la police n'informe pas les survivantes qu'un tel service leur est offert. Aucune des femmes interrogées par Human Rights Watch qui ont déclaré avoir subi des violences sexuelles n'ont été informées de leur droit de demander à un psychologue ou à un travailleur social de les assister lors de leurs interactions avec la police.
La plupart des unités spécialisées ont été mises en place au sein de postes préexistants de police ou de gendarmerie. En tant que telles, les unités spécialisées ne disposent pas toutes de leurs propres locaux ou de suffisamment de pièces pour interroger les survivantes en privé.
Lorsque les unités spécialisées manquent de salles réservées aux entretiens confidentiels, les agents de l'unité peuvent demander à d'autres agents de partir afin qu'ils puissent interroger les victimes en toute intimité. Selon une coalition d'organisations non gouvernementales soutenant les survivantes en Tunisie, le manque de garantie d’une confidentialité des échanges dans les unités spécialisées pourrait dissuader les survivantes de signaler les violences domestiques.[123]
Najet Jaouadi, ancienne superviseure de huit unités spécialisées, a indiqué que de nouvelles unités spécialisées étaient en cours de construction à Sidi Bouzid et Monastir par exemple, avec des structures exemplaires et un espace dédié pour interroger les survivantes dans le respect de leur intimité.[124] Elle a ajouté que des agences des Nations Unies finançaient des projets de construction de nouvelles stations spécialisées à Zarzis et Kasserine.
Manque de véhicules
La Loi 58 exige que des unités spécialisées se rendent immédiatement sur les lieux du crime pour enquêter lorsqu’elles sont informées de cas de flagrant délit de violences ’envers des femmes (article 25), et qu’elles transportent les survivantes vers des espaces ou des abris de premiers soins si nécessaire (article 26). Toutefois, ’les unités spécialisées ne se sont pas vues affecter des moyens de transport appropriés, selon des intervenants de première ligne et des policiers interrogés par Human Rights Watch.
La pénurie de véhicules entrave la capacité d'intervention des unités spécialisées et accroît la vulnérabilité des survivantes qui vivent dans des zones reculées, ou qui n'ont pas les moyens de se déplacer en raison de responsabilités en matière de soins ou de manque de moyens. « Je connais des policiers – hommes et femmes – qui ont dépensé leur propre argent pour couvrir les trajets en taxi des survivantes », a déclaré Amal Yacoubi, coordinatrice du programme de justice de genre d'Oxfam.[125]
Formation inefficace
Des manuels et des formations ont été élaborés afin de soutenir la formation des agents de police du ministère de l'Intérieur sur les dispositions de la Loi 58.[126]
En décembre 2021, Najet Jaouadi a expliqué à Human Rights Watch que tout le personnel travaillant dans des unités spécialisées avait suivi des formations sur la Loi 58 organisées par le ministère de l'Intérieur, en partenariat avec des organisations nationales et internationales.[127]
Cependant, la plupart des avocats et des intervenants de première ligne qui se sont entretenus avec Human Rights Watch ont précisé que les formations de la police sur les dispositions de la Loi 58 n'avaient pas suffi à changer les attitudes méprisantes de la plupart des policiers envers les femmes qui se plaignent de violences domestiques.[128]
Le personnel des organisations non gouvernementales soutenant les survivantes, ainsi que Monia Kari, ancienne responsable de l'Observatoire national pour l'élimination de la violence à l'égard des femmes, ont estimé que les formations de la police se concentraient excessivement sur les dimensions juridiques et procédurales de la Loi 58, au détriment du renforcement de leur sensibilisation à la nature cyclique des violences domestiques et de leurs compétences en communication adaptée aux traumatismes.[129]
Mauvaise gestion des plaintes des survivantes
Pour les survivantes, la façon dont la police les reçoit et les traite affecte profondément leur volonté d'engager des poursuites contre leurs agresseurs.[130] Les entretiens des survivantes avec Human Rights Watch ont révélé de fréquentes réactions policières inefficaces ou décourageantes face aux violences domestiques.
Défaut d'enquête
Avant l'adoption de la Loi 58, Amnesty International a documenté des cas où la police a découragé, tacitement ou explicitement, des femmes de porter plainte pour violences domestiques.[131] Parmi ces cas, la faute avait souvent été rejetée sur la victime et les plaignantes avaient été incitées à se réconcilier avec leurs agresseurs présumés.[132]
Conformément à la recommandation du Comité CEDAW, la Loi 58 exige que des unités spécialisées enquêtent immédiatement sur tous les cas flagrants de violence à l'égard des femmes, en tant qu'ils représentent des affaires pénales.[133] L'article 25 sanctionne d’une peine de six mois de prison les agents d'unité spécialisées qui font pression sur les survivantes pour qu'elles renoncent à exercer leurs droits en vertu de la loi, modifient leur déposition ou retirent leur plainte. Des membres de l'appareil judiciaire ont déclaré à Human Rights Watch qu'à leur connaissance, l'article 25 n'avait encore abouti à aucune enquête policière, depuis l'adoption de la loi.[134] Le ministère de l'Intérieur n'a pas répondu à la demande écrite d'informations de Human Rights Watch sur la mise en œuvre de l'article 25.
Najet Jaouadi, chef de la police des douanes et ancienne directrice de huit unités spécialisées, a déclaré qu'à sa connaissance, il n'y avait eu qu'un seul cas de plainte déposée contre un policier au regard de l'article 25 depuis l'adoption de la loi.[135] Elle a expliqué : « C'était une avocate qui s'était rendue dans les unités spécialisées pour porter plainte pour violences à l’égard des femmes, vers 2018 ou 2019. Le policier chargé de son dossier avait tenté de la dissuader d'aller de l'avant. Il ne savait pas à quel point elle était instruite ! En tant qu'avocate, elle connaissait ses droits et a porté plainte contre lui. » Najet Jaouadi ne savait pas si cette plainte avait conduit à une enquête ou à une condamnation du policier.
Malgré l’adoption de ces dispositions légales, sur les vingt femmes que nous avons interrogées qui avaient porté plainte à la police, neuf ont déclaré avoir été confrontées à des attitudes méprisantes.
Sana, 31 ans, de Zarzis, a déclaré que lorsqu'elle s'est plainte des années de violences physiques et économiques exercées par son mari en novembre 2021, un policier lui a demandé : « Alors, tu veux lui pardonner ou devrions-nous l'arrêter ? »[136]
Sana a insisté sur le fait qu'elle ne pardonnerait pas à son agresseur, mais toutes les survivantes ne réagissent pas de la sorte. Les policiers doivent s'abstenir de suggérer la réconciliation entre les survivantes et leurs agresseurs et plutôt traiter les violences domestiques comme le crime qu'elles représentent, s'assurer d’enregistrer les plaintes, enquêter sur l'infraction et aider les survivantes, indépendamment de la propension des survivantes à pardonner.
Dans six cas examinés par Human Rights Watch, la police a activement découragé les survivantes de porter plainte contre leurs agresseurs et a encouragé la réconciliation au nom de la préservation de la famille, ou a refusé de prendre les mesures appropriées pour enquêter sur les crimes présumés. Des organisations de défense des droits des femmes et des survivantes ont déclaré à Human Rights Watch que la police est particulièrement réticente à enquêter sur des cas impliquant des membres violents de la famille, plutôt que des partenaires violents.
« Meriem », 19 ans, de Beja, qui a déclaré que son frère et son père l'avaient maltraitée pendant des années, a raconté sa tentative de porter plainte contre eux, en 2021 :
Mon père, mon grand-père, mon frère et mon cousin sont également venus avec moi au poste de police. Ils n'étaient pas loin de moi, mais j'ai parlé seule à la police. Je leur ai raconté tout ce qui s'était passé en détail, depuis le début. L'un des policiers a dit : « Ça doit être terrifiant ». Ils ont enregistré tout ce que je leur ai dit. Je pleurais et tremblais. Quand j'ai fini, l'un des policiers a dit : « Ils doivent être arrêtés ». Mais ensuite, ils m'ont simplement emmenée dans ce centre d’hébergementcentre d’hébergement et ne leur ont rien fait. Je ne sais pas pourquoi ils ne les ont pas arrêtés.[137]
Meriem a indiqué que la police ne l’avait jamais informée d’une éventuelle enquête plus approfondie ou sur l'état de son dossier. Elle a également précisé qu'ils ne l'avaient pas informée de ses droits.
Les avocats, le personnel des organisations non gouvernementales ainsi que les services sociaux d'aide aux survivantes doivent souvent adapter leur assistance afin de réduire les risques que la police ne gère mal les plaintes.
Hanen Hnid, avocate à Zarzis, a déclaré qu'elle s'était coordonnée avec une organisation non gouvernementale afin de s'assurer qu'un travailleur social de leur personnel puisse accompagner ces dernières dans des unités spécialisées pour le dépôt de leurs plaintes.[138]
Arbia Alahmar, assistante sociale à l'Union nationale des femmes tunisiennes, a déclaré que toutes les six à huit semaines, elle devait écrire des lettres au nom de son organisation demandant à des unités spécialisées de traiter rapidement les cas individuels de plaintes de survivantes.[139] Alahmar a déclaré qu'elle était obligée de le faire parce que les unités spécialisées répondaient parfois aux femmes souhaitant porter plainte contre leurs agresseurs de « rentrer chez elles » ou de « revenir plus tard ». Pourtant, une action immédiate des unités spécialisées est nécessaire pour préserver les preuves, s'assurer que les survivantes ne retirent pas leurs plaintes et qu’elles puissent accéder à une protection.
La police invoque également le manque de centres d’hébergement comme une raison de ne pas émettre de mesures ou d'ordonnances de protection.[140] En décembre 2021 (avant l'ouverture d'un centre d’hébergement à l'été 2022), Ali Joua, chef de l'Unité spécialisée de la police à Gabès, a affirmé que le manque de centres d’hébergement à proximité pour accueillir les survivantes était une autre raison pour laquelle la police édictait rarement des mesures de protection.[141]
Nahla, 40 ans, de Ben Arous, a décrit comment en 2021 la police a refusé de prendre sa plainte et de lui fournir un hébergement sûr :
Lorsque je suis allée au poste de police après que mon mari m'a frappée avec une brique, le chef de l'Unité de police a refusé de prendre ma plainte et m'a rétorqué : « Partez et trouvez-vous un logement. Nous n'avons pas d'endroit où vous emmener. Débrouillez-vous. À moins que vous ne soyez sur le point de mourir, l'État n'a pas intérêt à vous aider. »[142]
Exigences arbitraires en matière de preuves
La Loi 58 ne précise pas les éléments de preuve nécessaires à établir qu’il s’agisse bien de violences domestiques.
Cependant, des entretiens avec des femmes qui ont cherché à porter plainte ont révélé que, dans la pratique, la police considère les certificats médicaux initiaux, qui sont délivrés par des médecins exerçant dans le système de santé publics, comme une condition préalable au lancement d'enquêtes sur des allégations de violence à l'égard des femmes. Lorsque la police reçoit des plaignantes pour violences domestiques physiques, les autorités leur délivrent une réquisition qu'elles peuvent présenter à n'importe quel hôpital public pour accéder à une consultation médicale gratuite et à un certificat médical initial.[143] Les femmes sont censées se rendre elles-mêmes à l'hôpital pour obtenir un certificat médical qu'elles doivent apporter à la police avant que cette dernière n’envisage d'ouvrir une enquête.
La police, les procureurs et les juges ne devraient pas exiger les certificats médicaux avant de lancer une enquête ; le témoignage direct d’une femme devrait suffire. En plus d’ouvrir une enquête, ils devraient en expliquer le processus et conseiller les femmes qui ont des blessures physiques sur la façon dont un certificat médico-légal peut aider à étayer leur dossier de poursuites. Toutefois, la collecte de preuves ne devrait pas se limiter aux rapports médicaux.
La deuxième fois que Nahla a tenté de porter plainte contre son agresseur, elle a déclaré que les unités spécialisées avaient refusé d'enquêter sur son cas car elle n'avait pas de certificat médical récent :
En septembre 2021, mon mari a continué à être violent. Quand il m'a étranglée, j'ai décidé d'essayer de déposer une autre plainte contre lui au poste de police. La police m'a dit de me procurer un certificat médical. Je leur ai répondu que je leur en avais déjà donné un la dernière fois que j'avais porté plainte, mais ils ont refusé de faire quoi que ce soit. Ils ne m'ont pas du tout prise au sérieux. Je n'avais pas l'impression de leur avoir parlé d'un crime ! Je suis juste rentrée chez moi après.[144]
La police n'a pas ouvert d'enquête sur la base de son témoignage ni sur le fait qu'il existait des antécédents de violence, notamment des plaintes déposées par le passé. Ils n'ont pas non plus proposé de l'emmener à l'hôpital afin de l’aider à signaler sa blessure, ni ne l’ont informée de ses autres droits.
Les policiers attribuent également des délais de validité aux certificats médicaux initiaux, les considérant caducs passée une certaine période de validité. Selon les femmes et les intervenants de première ligne interrogés par Human Rights Watch, la période de validité arbitrairement fixée par la police variait d’un commissariat à un autre entre 48 heures et 5 jours, voire une semaine ou deux.
Imposer des dates d'expiration aux certificats médicaux initiaux porte atteinte au droit des survivantes à demander justice contre leurs agresseurs au moment où elles sont prêtes à le faire. Cette pratique pourrait exposer les survivantes à de nouvelles violences. Elle est également problématique car elle ignore la réalité des violences domestiques qui entraînent souvent de petites blessures physiques cumulatives au fil du temps et d'autres dommages non physiques ou moins visibles tels que des traumatismes cérébraux.[145]
Najet Jaouadi, la directrice de la police des douanes qui a rédigé le protocole de police de 2019 pour l'élimination de la violence à l'égard des femmes, a expliqué à Human Rights Watch qu'aucun texte de loi n'indique que les certificats médicaux initiaux doivent avoir une date d'expiration. Elle a précisé que, malgré cela, les procureurs imposaient souvent de telles exigences dans leurs pratiques locales.[146]
Fatma, 44 ans, de Regueb, a déclaré que l'unité spécialisée de la gendarmerie à Sidi Bouzid a rejeté sa plainte lorsqu'elle a tenté de signaler les violences de son mari en octobre 2021 : « La police a déclaré que le certificat médical initial ne devait pas dater de plus d'une semaine pour leur permettre d'enquêter. »[147]
Ahlem, 26 ans, de Sidi Bouzid, qui déclare avoir été battue, humiliée et forcée à travailler sans compensation par son mari pendant sept ans a expliqué :
En août 2021, je me suis rendue au commissariat de Sidi Bouzid pour porter plainte, mais les unités spécialisées m'ont dit que je ne pouvais rien faire avec mes [trois] certificats médicaux [datant de 2018, 2020 et 2021] car ils avaient tous été émis il y a plus de 15 jours. Je me suis sentie tellement découragée. N'importe quelle femme perdrait sa force à ce moment-là. Je suis analphabète ; pourquoi mes droits ne sont-ils pas protégés ? Pourquoi personne ne m'a-t-il dit que mes certificats perdraient leur validité après quelques semaines ?[148]
Une fois que les survivantes ont obtenu le certificat médical, elles doivent le retourner à l'autorité compétente pour ouvrir une enquête pénale. « Les certificats médicaux initiaux délivrés sur ordre officiel– par opposition à ceux délivrés à la demande des femmes elles-mêmes – sont des documents juridiques importants et confidentiels. En tant que tel, techniquement, la police devrait essayer de l'obtenir auprès du médecin ou le médecin devrait le remettre aux autorités. Mais en pratique, c'est très compliqué à réaliser, donc on compte sur les femmes pour servir d'intermédiaire et délivrer l'attestation à la police », a expliqué le médecin légiste Wiem Ben Amar, professeur de médecine à l'Université de Sfax et spécialiste des questions relatives à la violence contre les femmes.
Les employés d’organisations non gouvernementales interviewés par Human Rights Watch ont exprimé leur crainte que le manque de certitude quant à la date à laquelle les certificats médicaux initiaux seraient prêts et tous les allers retours nécessaires pour les obtenir, pourraient décourager les survivantes de poursuivre leurs plaintes.
La Loi 58 exige que les unités spécialisées se rendent immédiatement sur les lieux du crime où des cas de flagrant délit de violences à l’égard des femmes sont signalés afin d’enquêter sur ces cas (article 25) et de transporter les survivantes vers des espaces de premiers secours ou des centres d’hébergement, si nécessaire (article 26). À deux exceptions près, les femmes interviewées par Human Rights Watch ont déclaré que la police ne leur avait pas proposé de les transporter pour une assistance médicale.
La plupart des survivantes doivent assurer leur propre transport. Le Comité CEDAW de l’ONU, dans sa recommandation générale numéro 35, a stipulé que « les mesures de protection doivent éviter d'imposer une charge financière, bureaucratique ou personnelle indue aux femmes qui sont victimes/survivantes. »[149]
Selon divers groupes de défense des droits des femmes qui se sont entretenus avec Human Rights Watch, les unités de police manquent de personnel et de véhicules pour transporter les survivantes vers des centres médicaux.
« La police va beaucoup plus loin lorsqu'il s'agit d'enquêtes sur la consommation de drogue que lorsqu'il s'agit de violences domestiques, comme s'il ne s'agissait pas vraiment d'un crime. Il incombe aux femmes de rassembler des preuves », a commenté l'avocat Iadh Amami, un avocat basé à Sidi Bouzid certifié par le Conseil de l'Europe pour diriger des formations sur la Loi 58.[150]
Alors qu'une chercheuse de Human Rights Watch interrogeait Saoussen Chelbi, qui travaille à la délégation régionale aux droits des femmes de Sidi Bouzid, une femme de 46 ans a fait irruption dans son bureau. Cette dernière a expliqué que son mari l'avait frappée avec une chaise. Elle a tiré son foulard pour révéler un œil au beurre noir et a raconté que son fils de 11 ans l'avait également battue. Saoussen Chelbi a expliqué qu'elle avait dû se rendre à l'unité de police spécialisée pour obtenir une réquisition de la police, puis à l'hôpital pour recevoir un certificat médical, avant de retourner à la police pour poursuivre sa plainte ; la femme était découragée. « Je déteste l'hôpital. J'y attendrai des heures. Je n'ai même pas d'argent pour prendre un taxi pour y aller. Mon fils et mon mari prennent tout l'argent que je gagne en jardinant et en vendant du pain. » Saoussen Chelbi a insisté : « Voulez-vous renoncer à vos droits ? Alors allez directement à l'hôpital ! Vous perdrez votre droit si vous n'obtenez pas de certificat médical. » Après le départ de la femme, Saoussen Chelbi a déploré la fréquence à laquelle les survivantes ont abandonné leurs plaintes en raison du manque de clarté des procédures de plainte, ainsi que d'un manque de temps et d'argent.
Corruption présumée de la police
Avant l'adoption de la Loi 58, Amnesty International a documenté des cas de corruption policière entre 2013 et 2015, qui empêchaient les survivantes de poursuivre leur agresseur dans le cas où celui-ci était un policier ou appartenait au ministère de l'Intérieur.[151] Dans de tels cas, les plaintes des survivantes avaient été soit modifiées, soit supprimées.[152]
En 2021, cinq survivantes et quatre employés d'organisations soutenant les survivantes de violences domestiques ont déclaré à Human Rights Watch soupçonner que la police, pour des raisons de corruption ou de népotisme, n'avait délibérément pas pris les mesures appropriées contre des agresseurs.
Cherchant à expliquer pourquoi la police avait rejeté sa tentative de porter plainte contre son mari après qu'il l'a frappée avec une brique, Nahla a déclaré : « Je suis sûre que mon mari leur a donné de l'argent après que j’ai témoigné auprès d’eux. La police est complètement corrompue. Dix ou vingt dinars (3-6 USD) pour qu’ils se procurent des boissons suffisent à les acheter. »[153]
Selon le personnel des organisations gouvernementales et non gouvernementales soutenant les survivantes, les femmes dont les agresseurs travaillent comme policiers ou occupent d'autres fonctions au ministère de l'Intérieur ont peu de chances d'obtenir justice dans la pratique.[154] Certaines femmes peuvent ne pas du tout dénoncer les violences parce qu'elles craignent que rien ne soit fait lorsque leur agresseur a des liens avec la police, ou qu'elles pourraient subir des répercussions si elles le faisaient.
« Leila », 40 ans, de Kasserine, a déclaré à Human Rights Watch que son ex-mari l'avait trompée, ignorée et insultée.[155] Comme son ce dernier est un ancien policier de la gendarmerie, elle a dit qu'elle ne pouvait rien faire contre lui. Elle a tenté une fois de porter plainte contre lui mais a été renvoyée : « Je me sens comme un volcan à l'intérieur. J'ai toutes les preuves et pourtant je sais que je ne peux rien contre mon mari, il a trop de relations. »
Le 18 avril 2022, l'Association Tunisienne des Femmes Démocrates (ATFD) a publié une déclaration : « Combien de temps dureront les violences policières et l'impunité ? », accusant le commissariat de Satyam de rejeter les plaintes déposées par des femmes contre des policiers qui les avaient maltraitées.[156] Human Rights Watch n'a pas enquêté sur ces cas.
En général, les personnes qui subissent une quelconque forme de mauvais traitement par la police peuvent le signaler au procureur de la République, qui peut ouvrir une enquête sur l'incident. Étant donné que la police a tendance à ne pas informer les survivantes de leurs droits, il est peu probable qu'elle informe les plaignantes de cette procédure. Même si elles en étaient informées, les femmes n’ont pas forcément les connaissances, le temps ou la capacité psychologique nécessaires pour déposer de telles plaintes.
Violences policières contre les femmes LBT
Les femmes lesbiennes, bisexuelles et transgenres (LBT) risquent des poursuites en vertu de diverses clauses du Code pénal, notamment l'article 230, que la Loi 58 n'a pas abrogé.
Ali Bousselmi, directeur exécutif de Mawjoudin, une organisation non gouvernementale de soutien aux personnes lesbiennes, gays, bisexuelles et transgenres (LGBT) a déclaré :
Il est très peu probable que les femmes lesbiennes ou bisexuelles, et en particulier les femmes transgenres, signalent un cas de violences domestiques à la police, car elles craignent d'être poursuivies si des informations relatives à leur sexualité ou à leur identité de genre étaient révélées au cours de l'enquête.[157]
Au-delà de la peur de la criminalisation, les organisations non gouvernementales de défense des droits des LGBT qui se sont entretenues avec Human Rights Watch ont expliqué que les femmes LBT étaient fréquemment la cible d'exactions de la part de policiers. En 2021, Human Rights Watch a documenté des cas où la police de Tunis a ciblé des activistes LGBT, notamment des femmes LBT, et leur a infligé de mauvais traitements lors de manifestations.[158] Parallèlement, des policiers ont harcelé des activistes LGBT, révélant leurs informations personnelles, notamment leurs adresses personnelles ainsi que leurs numéros de téléphone, ainsi qu’en les « outant » (révéler l’orientation sexuelle ou l’identité de genre).[159]
L'absence de législation protégeant les personnes LGBT contre la discrimination permet à la fois aux forces de sécurité ainsi qu’aux particuliers de les cibler en toute impunité, et dissuade les femmes LBT de signaler à la police les abus dont elles sont victimes.
Les trois femmes trans qui ont subi des violences domestiques et qui se sont entretenues avec Human Rights Watch à Al Kef, Sidi Bouzid et Tunis, ont déclaré avoir été harcelées verbalement, sexuellement ou physiquement par des policiers plus d'une fois dans leur vie.
« Alia », 21 ans, d'Al Kef, qui a été physiquement maltraitée par son père et ses frères (les violences étaient variées et comprenaient des coups avec des bâtons et des brûlures à l'eau bouillante) depuis l'âge de 14 ans, a déclaré : « La police me harcèle toujours dans la rue. Ils me disent de ‘me comporter en homme’. Il n'y a aucun moyen que je puisse me tourner vers eux pour signaler la violence de mon petit ami ou des membres de ma famille. »[160]
Non-application des mesures de protection
La Loi 58 prévoit des mesures (article 26) et ordonnances de protection (articles 30 à 38) pour les victimes de violences domestiques.[161] ONU Femmes décrit les ordonnances de protection comme « l'un des recours juridiques les plus efficaces dont disposent les plaignantes/survivantes de violence à l'égard des femmes ».[162] De telles ordonnances offrent aux femmes une mesure de protection « tout en leur laissant le temps de déterminer comment rester en sécurité à long terme sans avoir à demander immédiatement le divorce ou à requérir des sanctions pénales ».[163]
Les mesures de protection prévues par la loi 58 constitue un ensemble de mesures temporaires émises par les procureurs à la demande des unités spécialisées, pour fournir une protection immédiate aux femmes et à leurs enfants, avant que les juges aux affaires familiales ne puissent statuer sur les demandes d’ordonnance de protection. Ces mesures sont effectives jusqu'à ce qu'une ordonnance de protection soit rendue. Ces dernières sont également appelées « ex parte » ou « ordonnances d'urgence » dans le Manuel des Nations Unies de législation sur la violence à l’égard des femmes. En vertu de l'article 26 de la Loi 58, elles comprennent : le transfert des survivantes et de leurs enfants dans un espace sûr (c'est-à-dire un centre d’hébergement) ou pour recevoir les premiers soins si nécessaire ; l’éloignement du suspect du domicile familial ; et son interdiction d'approcher la survivante à son domicile ou sur son lieu de travail.
Les ordonnances de protection, en vertu de l'article 33 de la Loi 58, sont susceptibles d’inclure une ou l'ensemble des sept mesures que les juges aux affaires familiales peuvent émettre à la demande des plaignantes, sans obliger les survivantes à quitter le domicile conjugal. Il s'agit notamment d'interdire à l'accusé de contacter la victime ou leurs enfants où qu'ils se trouvent, y compris au domicile familial partagé ; d’interdire au prévenu de porter atteinte à la propriété privée des victimes ; de contraindre le prévenu à verser une allocation de logement ou une aide financière après le divorce (pension alimentaire) pour la survivante et ses enfants, suivant les cas.
Les ordonnances, susceptibles d’appel, sont délivrées à l'issue d'une procédure judiciaire qui comporte une audience devant le juge formel des deux parties et toutes autres personnes dont les récits sont utiles. Ces ordonnances peuvent durer jusqu'à six mois, avec la possibilité d'un renouvellement unique (jusqu'à six mois supplémentaires), au terme de la même procédure judiciaire.
La violation des mesures ou ordonnances de protection peut être passible d'un an d'emprisonnement et d'une amende de 5 000 dinars (1 555 USD).[164] La loi prévoit également que quiconque résiste, ou empêche l'exécution des ordonnances de protection peut être puni d'une peine d'emprisonnement pouvant aller jusqu'à six mois et/ou d'une amende de 1 000 dinars (310 dollars).[165]
Conformément aux recommandations de l'ONU, les femmes peuvent demander à la fois des mesures de protection temporaires et les ordonnances de protection prévues par la Loi 58 sans être tenues de déposer une plainte pénale ou d'engager une procédure de divorce.[166]
Il n'existe pas de données publiquement disponibles sur le nombre de mesures de protection émises à la demande des unités spécialisées.
Cependant, le ministère de la Femme et les experts interrogés par Human Rights Watch insistent sur le fait que les ordonnances et mesures de protection sont rarement émises par les autorités.[167]
À Sidi Bouzid, le chef de l'Unité spécialisée de la Garde nationale a déclaré, lors d'une formation sur la Loi 58 menée en novembre 2021 et suivie par Human Rights Watch, que son équipe n'avait jamais demandé aux procureurs d'émettre une quelconque mesure de protection pour les plaignantes.
Donia Allani, consultante auprès de l'Entité des Nations Unies pour l'égalité des genres et l'autonomisation des femmes en Tunisie, a expliqué que « les unités spécialisées justifient généralement la limitation de leur recours aux mesures de protection en invoquant la charge administrative que cela représente que de demander l'approbation du procureur de la République avant de les prendre. »[168]
Selon l'ancien juge aux affaires familiales Abdelhamid Naoui, les autorités tunisiennes hésitent à expulser les agresseurs présumés de leur domicile, par le biais de demandes d'ordonnances ou de mesures de protection, en raison des normes patriarcales qui vont à l'encontre de l'expulsion d'un homme d'un lieu perçu comme le sien.[169]
La plupart des femmes qui ont parlé à Human Rights Watch de leurs interactions avec les unités spécialisées ont déclaré que la police ne leur avait pas expliqué leur droit à demander des mesures ou des ordonnances de protection, comme elle est tenue de le faire en vertu de l'article 26 de la Loi 58, qui permet à toute victime de violences à l'égard des femmes d'être informée de ses droits.
La plupart des 20 femmes interviewées par Human Rights Watch qui sont allées voir des policières n'avaient pas été clairement informées de leurs droits par la police. Seulement deux d’entre elles ont été informées de leur droit à demander des ordonnances de protection ou une aide juridictionnelle, par exemple.
Parmi les femmes qui ont parlé à Human Rights Watch, les rares qui connaissaient les ordonnances de protection étaient celles qui avaient en avaient fait la demande avec l'aide de conseillers ou d'avocats affiliés à des organisations non gouvernementales.
Sana, 31 ans, de Zarzis, qui a expliqué que son mari lui a infligé des violences physiques et économiques, et qui a été soutenue par l'Association pour le Développement Durable et la Coopération Internationale (ADDCI), a déclaré :
Le lendemain de l'arrestation de mon mari par la police, ils m'ont référée à l'ADDCI. Ils [ADDCI] étaient empathiques. Ils m'ont expliqué clairement ce qu'étaient les ordonnances de protection et comment en obtenir une. Leur avocat a été particulièrement serviable. Au début, je ne connaissais rien à ces processus, j'avais donc vraiment besoin de ce soutien. Ils m'ont même aidé à obtenir une aide juridictionnelle gratuite et l'ADDCI m'a aidée à déposer ma demande d'ordonnance de protection auprès du procureur.[170]
Un juge a délivré une ordonnance de protection à Sana en novembre 2021.
L'article 26 de la Loi 58 oblige le personnel des unités spécialisées à informer les victimes de tous leurs droits et des voies de recours à leur disposition. Cependant, l'article ne précise pas explicitement que les policiers qui ne font pas partie d'unités spécialisées sont également tenus d'informer les victimes de leurs droits. Cette lacune dans la loi, combinée aux heures de service limitées des unités spécialisées, compromet la capacité des survivantes à exercer leurs droits.
Selon Najet Jaouadi, toutes les unités spécialisées sont équipées de grandes affiches détaillant les principales dispositions de la Loi 58 en arabe standard qu'une survivante alphabétisée peut lire, ou le cas échéant, dont elle elle peut demander qu’elle lui soit lue par un officier de police, en attendant d'être reçue.[171]
Human Rights Watch n’a pas vérifié cette affirmation de Najet Joauadi. Mais Ramla Ayadi, directrice de la Coalition Nationale Civile pour l'élimination des violences à l'encontre des femmes et des filles (CNAV), a déclaré à Human Rights Watch que ces affiches manquaient.[172]
Si l'unité spécialisée de la police de Zarzis avait une telle affiche, l'unité spécialisée de la police de Gabès n'en avait pas, lorsque Human Rights Watch a visité leurs locaux respectifs en décembres 2021 .
Les lacunes dans la loi et les contraintes opérationnelles entravent également la mise en œuvre efficace des mesures de protection.
Selon Karima Brini de l'Association Femme et Citoyenneté (AFC) à Al Kef, les unités spécialisées manquent de personnel et de moyens pour suivre les personnes placées sous protection. « Habituellement, l'émission de mesures de protection est suffisamment dissuasive pour décourager les agresseurs d'approcher leurs victimes, mais cela n'est jamais garanti », a-t-elle averti.[173]
Recours aux promesses
Le recours aux promesses est une pratique informelle que la police ou le système judiciaire utilisent en demandant aux agresseurs présumés de s'engager par écrit, en signant un document qui n'est pas juridiquement contraignant, devant des témoins officiels, à ne pas perpétrer de nouvelles violences contre une survivante. Les promesses sont une pratique courante dans plusieurs pays du Maghreb et du Machrek, que les autorités utilisent comme outil de conciliation entre les victimes et leurs agresseurs et ont été documentées comme contribuant à de nouvelles violences à l'égard des femmes.[174]
En théorie, si elles étaient respectées, les promesses pourraient permettre à une plaignante de rester avec sa famille ou son partenaire, la promesse les dissuadant de lui faire davantage de mal. Cependant, en pratique, ces engagements sont inefficaces car il n'y a pas de conséquences juridiques en cas de violation de l’engagement et cela peut exposer davantage les femmes à la violence. Les mesures de protection, elles, donnent la priorité à la sécurité des femmes plutôt qu’à la conciliation, entraînent des conséquences juridiques pour ceux qui les violent et permettent aux femmes de décider des étapes suivantes.
Najet Jaouadi a déclaré que les promesses autorisent une « impunité totale » des agresseurs» et leur permettent inévitablement de battre à nouveau leurs femmes.
Cinq femmes ont déclaré à Human Rights Watch que des agents de police avaient proposé de recourir à des promesses en réponse à leurs tentatives de porter plainte, au lieu de les informer de leur droit à demander une ordonnance de protection.
Depuis que la Loi 58 a été mise en œuvre, Najet Jaouadi a expliqué à Human Rights Watch qu'elle avait organisé des visites de contrôle pour s'assurer que les unités spécialisées cessaient de proposer ou de mettre en œuvre des promesses. Le recours aux promesses expose les policiers à six mois de prison en vertu de l'article 25 de la loi.
Le ministère de l'Intérieur n'a pas répondu à la lettre de Human Rights Watch de septembre 2022 demandant des informations sur le nombre de cas de non-respect des mesures de protection ou sur les sanctions imposées en cas de violation.
Prévention des féminicides
Le 7 mai 2021, « Monia », une femme de 26 ans visiblement blessée, s'est rendue à un poste de police pour signaler l'agression de son mari contre elle. Elle avait d'abord voulu se rendre dans une unité de police spécialisée mais l'avait trouvée fermée. Quelques heures plus tard, elle s'est rendue dans un poste de police ordinaire, où des agents ont enregistré sa plainte et l'ont transmise au tribunal de première instance. Les autorités n'ont pas arrêté le mari accusé ni confisqué son arme à feu. Dans la nuit du 9 au 10 mai, le mari de la victime l'aurait abattue. Il est actuellement en détention provisoire.
« Tout ce qui aurait pu mal tourner, a mal tourné. C'était presque une caricature de la négligence des autorités et de l'incapacité du système à protéger les femmes », a déclaré à Human Rights Watch le Dr Ahlem Belhaj, psychiatre et défenseure des droits des femmes.[175]
Étude de cas : Une incapacité collective à protéger
La directrice d'une organisation non gouvernementale, qui a parlé à la victime au cours des 48 dernières heures avant son meurtre, a déclaré à Human Rights Watch :
Une nuit, pendant le ramadan, une amie m'a parlé de sa voisine qui s'était vu prescrire 20 jours de repos par l'hôpital, après avoir été agressée par son mari. J'ai été surprise que son mari n'ait pas été arrêté. Je lui ai demandé son numéro et l'ai appelée le soir même. J'avais besoin de comprendre ce qui s'était passé. Nous avons passé beaucoup de temps au téléphone ce soir-là.
« Monia » m'a parlé des agressions fréquentes que son mari lui faisait subir. « Il n'y a rien que tu puisses faire contre moi. N'oublie pas que je suis flic », lui disait-il souvent, m’a-t-elle confié. Mais ce jour-là son mari avait tenté de l'étrangler, ce qui l'a convaincue de porter plainte. Elle dit s'être rendue au commissariat ordinaire et non à une unité spécialisée car celle-ci était fermée le soir. Elle m'a aussi dit que mon amie s'était trompée : elle n'avait pas encore reçu son certificat médical, alors que ses médecins lui avaient prescrit, oralement, vingt jours de repos.
Monia a déclaré que la police avait été très empathique envers elle. Ils lui ont dit que son mari, un officier de la garde nationale, devait être arrêté et qu'ils lui « donneraient une leçon ». La police a arrêté son mari et lui a dit : « Le moins que tu puisses faire, c'est lui présenter des excuses. » C'était une énorme erreur de leur part – la police n'avait pas été suffisamment formée pour traiter les cas de violences domestiques. Au lieu de s'excuser, son mari a menacé Monia en lui disant : « Laisse tomber ta plainte ou je te massacre ! ».
La police a indiqué à Monia qu'elle transférerait son dossier aux unités spécialisées.
Cette nuit-là cependant, Monia ne semblait pas effrayée par ses menaces. Elle m'a dit qu'elle restait chez ses parents et qu'elle était plus inquiète pour ses finances. Elle se demandait comment elle allait s'en sortir car elle n'avait pas de travail. Elle et son mari avaient des problèmes financiers alors elle se demandait comment il lui fournirait une pension alimentaire s'il était détenu.
Nous avons convenu qu'elle se rendrait à l'hôpital pour obtenir son certificat médical dans les plus brefs délais et que je l'aiderais à demander une ordonnance de protection. Je lui ai demandé de me rappeler pour me tenir au courant.
Le lendemain, le 8 mai, j'ai essayé plusieurs fois de l'appeler mais elle n'a pas décroché. Ensuite, j'ai appelé le chef de l'Unité spécialisée de la police et l'officier qui travaille avec lui à Al Kef. Aucun d'eux n'a décroché. Plus tard, j'ai appelé un autre policier de l'Unité spécialisée. Je lui ai demandé si l'unité travaillait le samedi. Il a dit qu'ils ne le faisaient généralement pas, mais qu'aujourd'hui il le ferait. L'officier à qui j'ai parlé m'a dit qu'il n'avait pas pu joindre Monia non plus et qu'il se dirigeait vers le poste de police. Une fois sur place, il a obtenu la confirmation que le dossier avait été transféré à l'Unité spécialisée.
À ce moment-là, j'ai ressenti un soulagement. Je savais qu'avant le cas de Monia, l'unité spécialisée avait déjà confisqué leurs armes à deux autres agents de sécurité qui avaient été signalés pour violences domestiques.
Mais plus tard dans l'après-midi, le policier m'a appelé pour m'informer que Monia avait retiré sa plainte et que son mari était libre. Il a déclaré que l'enquête se poursuivrait malgré le retrait, comme le prévoit la nouvelle loi [Loi 58].
Je lui ai répondu : « J'espère qu'elle reviendra vous voir lundi. » Dans la plupart des cas de violences domestiques, après une crise, les victimes ont besoin de temps avant de pouvoir décider des prochaines étapes. J'ai trouvé étrange que Monia ait décidé de retirer sa plainte si rapidement. Il faut généralement au moins quelques jours avant que les femmes changent d'avis. Monia m'avait confié vouloir reprendre le pouvoir sur son mari, lui prouver qu'elle était capable de porter plainte contre lui. Je savais qu'elle ne voulait pas divorcer mais je ne comprenais toujours pas comment elle avait décidé de lui pardonner si vite.
Ce samedi soir, j'ai entendu des coups de feu dans le quartier et j'ai tout de suite appelé mon amie. Elle a confirmé que Monia avait été abattue et emmenée aux urgences de l'hôpital. Quelques heures plus tard, Monia était morte.[176]
L'héritage du féminicide de « Monia »
Le féminicide de Monia a révélé les conséquences mortelles des lacunes dans la réponse de l'État aux violences domestiques. Les femmes qui ont parlé à Human Rights Watch se sont souvent remémoré du cas de Monia lors des entretiens. Elles ont dit que cela leur avait fait peur. Certaines ont indiqué que cela avait également trouvé un écho auprès de leurs agresseurs. Nahla a déclaré que son mari l'avait menacée en disant : « Je ferai en sorte que tu finisses comme "Monia”. »
Le féminicide de Monia a également changé les perceptions parmi les organisations non gouvernementales, les avocats et un juge interrogés par Human Rights Watch. Ils ont dit que cela leur avait fait prendre conscience de l'importance de chaque élément dans la façon dont le système répond aux violences domestiques : le délai de délivrance des certificats médicaux initiaux ; les risques de libérer rapidement un agresseur et la non-confiscation de leurs armes aux agresseurs.
En août 2021, des unités spécialisées et le pouvoir judiciaire ont convenu de mesures pour faciliter la délivrance de mesures de protection. Karima Brini a expliqué que des efforts étaient également en cours pour développer un outil qui aidera les unités spécialisées à évaluer les risques de féminicides et la nécessité de prendre les mesures de protection appropriées.[177]
Aide médicale insuffisante
La Loi 58 prévoit une réponse médicale globale pour les survivantes de violences faites aux femmes. L'article 8 exige que le ministère de la Santé prenne des mesures préparatoires afin d’améliorer sa réponse aux victimes. Celles-ci comportent notamment la mise en place de programmes intégrés d'enseignement médical et paramédical pour lutter contre les violences à l'égard des femmes la formation de l’ensemble du personnel de santé à détecter, évaluer et prévenir toutes les formes de violence contre les femmes ainsi qu’à examiner, traiter et suivre les femmes victimes de violence et les enfants qui résident avec elles. L’article 13 affirme le droit des survivantes et de leurs enfants à des services de santé et de soutien psychologique.
Malgré les efforts du Ministère de la Santé[178], jusqu'à présent, la mise en œuvre de la Loi 58 par le secteur de la Santé a été affaiblie par le manque de préparation du personnel médical pour aider les survivantes et les orienter vers des services de soutien appropriés, l'absence dans la pratique de soins physiques et psychologiques complets et gratuits pour les survivantes, l’accès limités aux examens des services médico-légaux, un manque de collecte ou de partage de données, et le manque plus général de ressources du secteur de la santé, appauvri davantage depuis la pandémie de Covid-19.
Préparation insuffisante du personnel médical
Conformément à l'exigence de la Loi 58 selon laquelle le ministère de la Santé doit former tout son personnel médical à la prévention et à la réponse aux violences domestiques (articles 8 et 39), le ministère s'est associé à l'Office national de la famille et de la population (ONFP) pour renforcer la capacité du personnel de santé, en particulier les personnes qui travaillent dans les unités d'urgence, à détecter et à répondre aux violences domestiques. De 2018 à 2020, les autorités ont organisé 92 sessions de formation sur les violences basées sur le genre dans les gouvernorats régionaux ciblant 2 000 membres du personnel médical et paramédical, et six ateliers sur l'assistance aux femmes victimes de violences ont été suivis par 167 médecins urgentistes et 34 médecins dans tous les gouvernorats. [179] En outre, la faculté de médecine de Tunis a lancé un diplôme de troisième cycle en soins de santé sexuelle et vie reproductive qui couvre les violences faites aux femmes.[180]
Cependant, de nombreux professionnels de la santé ont déclaré à Human Rights Watch que le personnel médical, notamment celui de l'ONFP, ne connaît pas suffisamment les dispositions de la loi 58, en raison d'un manque de formation et d'une mauvaise application interne du protocole sanitaire sur la réponse aux violences envers les femmes.[181]
Le docteur Ben Amar n'était pas au courant de l'existence du protocole avant d'être interrogée par Human Rights Watch, ce qui laisse penser que la diffusion du protocole n’a même pas uniformément atteint les cadres supérieurs parmi les professionnels de la santé en milieu urbain.[182]
Selon Dr Ahlem Belhaj, l'instabilité au sein du ministère de la Santé a contribué à la mauvaise diffusion interne du protocole. [183]
Accueil médical et recommandations inadéquats
Les femmes qui se sont entretenues avec Human Rights Watch se sont généralement montrées neutres ou positives vis-à-vis de leurs interactions avec le personnel médical et des temps d'attente dans les établissements médicaux. Cependant, certaines de leurs déclarations ont révélé des réponses inadéquates aux violences domestiques de la part du personnel médical.
Sana, 31 ans, de Zarzis, a déclaré que le médecin qu'elle avait consulté l'avait critiquée pour ne pas avoir quitté son partenaire violent et être retournée chez ses parents lorsqu'il avait menacé de la frapper pour la première fois.[184]
Des employés d'organisations non gouvernementales apportant un soutien aux survivantes dans différentes régions de Tunisie ont eux signalé à Human Rights Watch que certains médecins avaient rejeté sur des survivantes la responsabilité de la violence de leurs agresseurs, ou avaient tenté de les dissuader de porter plainte contre eux.[185]
D'autres ont souligné le non-respect par le personnel médical des directives du protocole de santé visant à réduire les risques de susciter de nouveaux traumatismes aux survivantes, en exigeant que celles-ci répètent leurs expériences à plusieurs reprises aux réceptionnistes, aux infirmières et aux médecins pendant leur examen médical.[186]
La Loi 58 exige que tous les intervenants de première ligne informent les survivantes de leurs droits. Cependant, aucune des femmes qui se sont entretenues avec Human Rights Watch n'a déclaré avoir été orientée vers les autorités ou des prestataires de services adaptés, ni avoir été directement informer de leurs droits par les professionnels de la santé.
Dans un rapport de 2015, Amnesty International a souligné que les professionnels de la santé orientaient rarement les survivantes vers des services de santé mentale, sociaux ou d'aide juridique. [187] En 2022, cinq ans après l'adoption de la Loi 58, cela reste d’actualité, selon les recherches de Human Rights Watch.
Signalements obligatoires
L’article 14 de la Loi 58 oblige tous les particuliers et professionnels à signaler aux autorités compétentes (officiers de police ou procureurs) les cas de violences domestiques dont ils ont connaissance, quelles que soient leurs obligations professionnelles de confidentialité. Dans la pratique, le personnel médical signale rarement aux autorités les cas de violence à l'égard des femmes, a conclu Human Rights Watch sur la base d'entretiens menés avec des survivantes, des organisations non gouvernementales et des professionnels de la santé. [188]
Toutefois, des études de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) « ne soutiennent pas le signalement obligatoire des violences conjugales à la police, car cela peut empiéter sur l'autonomie et la prise de décision des femmes. »[189] Les agresseurs peuvent activement empêcher les survivantes de se rendre dans les établissements de santé où ils pensent que le signalement est obligatoire.
« Nour », 32 ans, de Zarzis, qui a déclaré que son mari alcoolique l'avait agressée pendant huit ans avant qu’elle ne le quitte en 2021, a déclaré : « Mon mari ne m'a pas autorisée à aller à l'hôpital, il avait peur que les médecins l'emmènent en prison s'ils voyaient dans quel état j'étais. Chaque fois qu'il me battait, il m'interdisait de sortir de la maison pour que personne ne voie ce qu'il m'avait fait. »[190]
L'OMS a déconseillé le signalement obligatoire de la violence conjugale à la police par le prestataire de soins de santé. [191] Au lieu de cela, l’OMS recommande que les prestataires de soins de santé proposent aux femmes de signaler l'incident aux autorités compétentes (dont la police), si la femme le souhaite et connaît ses droits. [192] L’OMS fournit des indications supplémentaires dont les professionnels de la santé auront besoin pour expliquer aux femmes les limites de la confidentialité, si elles souhaitent procéder à un signalement.
Cependant, les déclarations des survivantes suggèrent que même dans les cas graves, le personnel médical des hôpitaux publics oriente rarement les survivantes vers d'autres formes d'assistance ou de conseil.
Fatma, 44 ans, de Regueb, a expliqué :
J'ai dit au médecin que mon mari m'avait fait ça [blessures dues aux coups] mais je ne lui ai pas dit que j'avais l'intention de porter plainte et il ne m'a pas encouragé à le faire. Il ne m'a rien dit du tout, il a juste fait son travail. À l'hôpital, j'ai aussi rencontré la cousine de mon mari qui y est infirmière. Elle m'a reconnue et elle savait depuis un moment qu'il était violent avec moi. Elle a dit : « C'est inacceptable », mais ensuite elle est juste partie.[193]
Ahlem, 26 ans, de Sidi Bouzid, a été battue, humiliée, expulsée de sa maison et forcée à exploiter des champs d'oliviers sans compensation pendant huit ans. Elle a décrit à Human Rights Watch la manière dont, alors qu'elle était enceinte de neuf mois, son mari l'a agressée physiquement, ce qui a provoqué son accouchement. Elle a également raconté comme les coups de son mari et le trajet difficile vers l'hôpital l'ont amenée à perdre son bébé. Bien qu'elle ait informé le personnel des violences qui ont conduit au décès du bébé, elle n'a pas reçu d'informations sur ses droits, ni n'a été référée à d'autres services étatiques ou non gouvernementaux pour la soutenir :
Juste après que mon mari m'a battue au champ d'oliviers, j'ai supplié son neveu de m'emmener à l'hôpital parce que j'avais mal au ventre. J'ai embrassé ses pieds. Finalement, il a accepté de m'emmener à l'hôpital. Mon mari est venu aussi. Il roulait très vite et passait sur des bosses exprès pour me faire mal. Ce fut un trajet vraiment pénible. À un moment donné, j'ai perdu les eaux et le bébé est sorti. Je pouvais d'abord tenir son corps dans mes mains, mais ensuite il est tombé. Le bébé pendait sur le plancher de la voiture. C’était horrible. Quand nous sommes arrivés aux urgences de l'hôpital de Sfax, j'ai montré le bébé au personnel médical et ils ont été horrifiés. Ils ont mis le bébé dans une petite boîte et ont dit qu'il était mort. L'infirmière a dit à mon mari d'aller m'acheter des vêtements dans un magasin voisin, mais il m'a seulement apporté apporté un pantalon d'occasion sale et trop grand. L'infirmière a eu les larmes aux yeux quand elle a vu ça et elle est allée m'acheter des sous-vêtements et des chaussettes, mais elle n'a rien fait d'autre.
Le lendemain, nous sommes retournés dans la tente sur le champ d'oliviers où nous travaillions, et tout ce que mon mari m'a donné était du pain, de la harissa et du jus de citron. Pas de nourriture chaude, pas un mot gentil. Trois jours plus tard, il m'a forcé à reprendre le travail pour l'aider.[194]
Ahlem est restée avec son agresseur pendant des années jusqu'à ce qu'il demande le divorce.
Accès restreint à la médecine légale
Les médecins légistes, qui aident à documenter les problèmes médicaux dans les enquêtes sur les crimes, n'opèrent que dans environ la moitié des 24 gouvernorats du pays. Ainsi, l'accès des survivantes à la médecine légale dépend de leur localisation géographique.[195] En raison de fortes disparités de développement régional, les médecins légistes sont concentrés dans les villes côtières. Dans les villes plus pauvres de l'intérieur où l'accès aux médecins légistes est rare, comme à Sidi Bouzid, leur expertise n'est sollicitée que pour les survivantes de viols ou autres cas extrêmes de violence, selon Dr Saloua Amri.[196]
Car les médecins légistes sont rares, ce sont des médecins généralistes qui examinent les plaignantes de violences domestiques, la plupart du temps. En cas de viol ou d'examens médicaux particulièrement complexes, les médecins généralistes peuvent orienter les survivantes vers le médecin légiste le plus proche. Dr Ben Amar a expliqué : « Dans les cas où des femmes finissent par révéler des cas de violences sexuelles lors de consultations médicales, les médecins ne sont pas autorisés à enquêter sur elles lors de la consultation si l’ordre officiel qu'ils ont reçu ne leur demandait pas de le faire. Les femmes doivent retourner au poste de police pour demander un autre ordre officiel spécifiquement pour enquêter sur les traces de violences sexuelles. » Cela constitue un autre obstacle à la documentation des violences sexuelles.
En mars 2016, l'hôpital Charles Nicolle de Tunis a créé une unité médico-judiciaire unique appelée « INJED », pour la fourniture de services médico-légaux aux victimes de viol. Les examens médicaux à l'INJED comprennent une consultation médicale par un médecin légiste, la délivrance d'un certificat médical et l'intervention d'un psychologue pour établir un lien de confiance avec les survivantes et les accompagner. L'unité est conçue pour recevoir les femmes dans des chambres isolées et pour réduire les temps d'attente. En dehors de la capitale, les victimes de viol n'ont pas accès à ces services spécialisés.
Certificats médicaux initiaux
Les certificats médicaux initiaux sont des dossiers médico-légaux répertoriant les blessures susceptibles d’être causées par des accidents de la circulation, des accidents de travail ou des agressions violentes, notamment dans le cadre de violences domestiques physiques et sexuelles. Ils peuvent être délivrés par différents médecins de santé publique et avoir d'importantes ramifications médico-légales, car ils peuvent être utilisés devant les tribunaux dans des affaires pénales ou civiles, notamment des cas de violences domestiques.
Les certificats médicaux initiaux recueillis par les survivantes avant qu'elles ne décident de porter plainte peuvent fournir des preuves de précédents de violence de la part de leurs agresseurs, ce qui peut se montrer utile lorsqu'elles sont prêtes à porter plainte. Cependant, dans la pratique, les certificats médicaux initiaux ont beaucoup plus de poids et sont des documents fondamentaux pour les survivantes car ils sont généralement exigés par la police pour lancer des enquêtes.
Les survivantes peuvent demander un certificat médical initial par elles-mêmes ou à l’aide d’une réquisition délivré par une autorité compétente, indiquant au médecin légiste des instructions pour l’examen des séquelles (c'est-à-dire la recherche d’ecchymoses spécifiques ou de la cause possible, du type d'acte violent subi, son évaluation etc.).
Le protocole sanitaire d'intervention auprès des survivantes de violence à l'égard des femmes précise que les certificats médicaux initiaux doivent commencer par les déclarations des survivantes. Les médecins légistes sont ensuite tenus de décrire les blessures,’, d’indiquer qui pourrait être à l’origine des séquelles et la période de convalescence recommandée.[197]
Le protocole recommande que le premier certificat médical suive ultérieurement pour une consultation plus complète. Cependant, dans la pratique, les autorités n'aident pas les femmes à obtenir des certificats médicaux secondaires, qui pourraient pourtant révéler des blessures ou maladies plus profondes ou à plus long terme causées par les violences qu’elles ont subies. Hormis les survivantes de viol pour lesquelles un examen psychologique ou psychiatrique est requis, les autorités sanitaires n'orientent généralement pas les survivantes de violences domestiques vers des psychologues pour fournir des preuves complémentaires à leurs certificats médicaux initiaux.[198] Les survivantes interviewées par Human Rights Watch ont souvent déclaré qu'elles étaient déçues que les certificats médicaux initiaux ne reflètent pas les impacts physiologiques et psychologiques plus profonds des abus commis contre elles.
Dans le rapport parallèle de 2021 au CEDAW, une coalition de 22 organisations non gouvernementales a décrit les examens médicaux reçus par les survivantes comme « rapides et incomplets », en raison de la surcharge des services d'urgence.[199]
Les rapports écrits des médecins, qui se concentrent quasi-exclusivement sur les séquelles visibles« ignorent la réalité des violences domestiques qui entraînent souvent des blessures physiques cumulatives plus petites », ou d'autres « séquelles non physiques ou moins visibles tels que les traumatismes cérébraux. »[200] Selon l'OMS, les violences domestiques peuvent également provoquer « des douleurs régulières qui n'ont souvent pas de cause médicale identifiable ou qui sont difficiles à diagnostiquer », notamment des « troubles fonctionnels » ou des « douleurs liées au stress » telles que des symptômes gastro-intestinaux, divers syndromes de douleur chronique et l’exacerbation de l'asthme.[201]
Les membres du système judiciaire interviewés par Human Rights Watch ont également critiqué l'omission générale de l’impact psychologique des violences domestiques dans les certificats médicaux initiaux, et ont souligné que cela pouvait influencer les décisions des juges.
Les certificats médicaux initiaux doivent être délivrés dans les 48 heures pour permettre l’ouverture rapide d'enquêtes, éviter de perdre des preuves et faciliter l’établissement d’une causalité entre l'incident tel qu’il est décrit par la survivante et ses séquelles constatées.[202] Cependant, certaines des femmes qui ont parlé à Human Rights Watch ont déclaré qu'elles avaient dû attendre jusqu'à une semaine voire deux avant de recevoir leur certificat médical initial. Le fait que les autorités se basent de manière excessive, dans leur pratique, sur des certificats médicaux initiaux (pour lesquels des retards sont souvent enregistrés) pour ouvrir une enquête ou mettre des mesures de protection temporaires en place retarde la protection des femmes contre la violence et leur accès à la justice. Pendant ce laps de temps, les femmes sont plus exposées à d’éventuelles pressions de leurs agresseurs, de leur famille ou d'autres parties afin qu'elles retirent leurs plaintes.
Dr Ben Amar a expliqué :
Bien qu'il ne soit pas réaliste de s'attendre à ce que les certificats médicaux initiaux soient délivrés dans les 48 heures et incluent une évaluation psychologique, les médecins, les autorités ou les femmes elles-mêmes peuvent demander qu'un deuxième certificat médical initial soit délivré par un psychologue si nécessaire. Cette pratique est de plus en plus courante à Sfax, même si ce n'est peut-être pas le cas dans d'autres villes qui ne disposent pas des mêmes infrastructures médicales. Ce certificat médical psychologique pourra alors être annexé à leur dossier médical et éventuellement à leur dossier judiciaire comme élément de preuve.[203]
Le protocole du ministère de la Santé reconnaît qu'il peut être difficile d'inclure une analyse psychologique approfondie dans les certificats médicaux initiaux, en raison des contraintes de temps et de l'état dans lequel les survivantes peuvent se trouver après avoir été agressées ou maltraitées. Le protocole recommande aux survivantes de consulter un psychologue ultérieurement.[204] Néanmoins, le protocole stipule également que les médecins doivent commenter l'état psychologique de la patiente lors de leur rédaction des certificats médicaux initiaux.[205] Pourtant, cela arrive rarement, a conclu Human Rights Watch sur la base des entretiens menés avec des survivantes.
Formulaires inadaptés pour les certificats médicaux initiaux
Deux formulaires existent pour les certificats médicaux initiaux : une version standard utilisée pour différents types de blessures, dont les accidents du travail, de la circulation ou les agressions contre les femmes (Annexe 1) et un formulaire plus spécifique adapté aux cas de violences conjugales (Annexe 2).
Selon Dr Ben Amar, les formulaires n'étaient pas disponibles dans toutes les structures médicales du pays. Ils étaient, par exemple, disponibles à Kerkennah et Sidi Bouzid, mais pas à Sfax en raison d'une distribution disparate des formulaires par le ministère de la Santé.[206]
Dr Ben Amar a également signalé qu'aucun des formulaires ne contient suffisamment d'espace pour renseigner toutes les conclusions de l'examen médical, ce qui peut amener les médecins à négliger la documentation des blessures mineures, et occulter ainsi des preuves susceptibles d’étoffer les dossiers des survivantes devant les tribunaux.
Les survivantes qui se sont entretenues avec Human Rights Watch se sont également plaintes d'un décalage entre la gravité de leurs blessures et la manière dont les certificats médicaux initiaux les décrivaient. Human Rights Watch n'est pas en mesure d'évaluer le bien-fondé de ces plaintes.
Nahla, 40 ans, de Ben Arous, a déclaré, en montrant une photo de son visage meurtri à la suite d'une agression perpétrée par son mari : « Après qu'il m'a battue, je suis allée à l'hôpital où on m'a délivré un premier certificat médical qui prescrivait sept jours de repos. Il aurait dû être de 20 jours vu l'état dans lequel j'étais ! Il aurait dû être mis en prison. » [207]
Dr Ben Amar a déclaré que les institutions ne fournissent pas de conseils aux médecins sur la manière de déterminer la durée de la période de repos à prescrire, ce qui engendre des variations dans leurs évaluations.[208]
Dans un rapport de 2021, l'ATFD a déclaré que les médecins s’appuyaient sur des critères subjectifs et incohérents pour déterminer la durée de la période de repos à prescrire, sans y refléter pleinement le préjudice des survivantes. Selon le rapport, la durée de la période de repos prescrite par les médecins influence considérablement la perception par la justice de la gravité des agressions.[209]
Manque de services psychologiques pour les survivantes
La loi 58 (articles 8 et 13) et le protocole du secteur de la santé sur la réponse à la violence à l'égard des femmes affirment le droit des survivantes à des services de soutien psychologique.[210] Cependant, les textes ne précisent pas si ces derniers doivent être gratuits, ni sur quels critères ils doivent être fournis gratuitement. Dans la pratique, l'accès des survivantes à ces services est inégal.[211]
Aucune des survivantes qui ont parlé à Human Rights Watch n'a reçu de soutien psychologique de la part d'établissements de santé publique. Celles qui ont reçu une assistance psychologique l'ont obtenue lors de consultations gratuites proposées par des organisations non gouvernementales.
Interviewés par Human RIghts Watch, les es employés de plusieurs organisations non gouvernementales qui fournissent un soutien aux survivantes ont critiqué le manque de psychologues de la santé publique formés à répondre de manière adaptée aux besoins des survivantes dans tout le pays. Ils ont particulièrement regretté la fermeture récente, en 2020, d'un Centre d'Assistance Psychologique (CAP), unique en son genre, à Ben Arous, qui offrait des services de santé mentale aux survivantes. En 2019, le CAP a accompagné 937 femmes.[212] Dr Hela Ouenniche, psychiatre de l'Office national de la famille et de la population qui a contribué à mettre en place le CAP, a déclaré à Human Rights Watch :
Le CAP était le seul espace public en Tunisie consacré à l’accompagnement global et psychologique adapté aux besoins des victimes de violences sexistes. J'ai participé à sa création avec le soutien d'une fondation belge en 2012 et un soutien minime de l'État. […] Finalement, le centre s'est développé et a commencé à fournir aux femmes un soutien social et une aide juridique, pour les aider à reprendre confiance et à reconstruire leur vie. Les femmes venaient de tout le pays. Malheureusement, le centre a fermé en 2020 lorsque son bâtiment a été inondé, et nous manquions de financement pour effectuer des réparations.[213]
Gratuité des services de santé
Le 30 mai 2014, avant l'adoption de la Loi 58, le gouvernement a publié une note ministérielle garantissant aux victimes de violence conjugale le droit à une consultation médicale gratuite et à un certificat médical initial, ainsi qu'à un régime de paiement adaptable pour couvrir leurs frais de santé engrendrés par les violences conjugales.[214]
Cette politique ne s'étendait pas aux actes de violence infligés par des membres de la famille hors époux, ancien (ex-)partenaire. Le coût des examens médicaux peut souvent dissuader les femmes de poursuivre leurs démarches de plainte selon Zeineb Beji, conseillère sur le genre à Médecins du Monde.[215]
La Loi 58 stipule que le ministère de la Santé doit examiner, traiter et suivre les cas des victimes et de leurs enfants, ainsi que fournir aux victimes des services psycho-sanitaires (article 8), mais ne précise pas explicitement si cette assistance médicale est gratuite.
Cependant, le rapport national de 2020 du ministère de la Femme sur la mise en œuvre de la Loi 58 a établi que les hôpitaux n'ont pas tous délivré aux victimes de violences domestiques des certificats médicaux initiaux gratuits.[216]
Lorsque les femmes ne bénéficient pas de certificats ou de soins médicaux gratuits, elles peuvent être obligées de payer pour les obtenir. En 2022, les certificats médicaux initiaux coûtaient entre 7 et 10 DT (environ 2,20 à 3,25 USD), selon leur lieu de délivrance. Selon les premiers certificats médicaux examinés par Human Rights Watch et les témoignages de divers employés d'organisations non gouvernementales, le coût des examens médicaux ou soins supplémentaires peuvent atteindre 150-300 DT (50-100 USD) ou plus.
Le programme national d'aide sociale accorde aux ménages vulnérables une carte de soins de santé qui réduit leurs frais médicaux, mais les femmes fuyant la violence masculine ne l'ont pas toujours en leur possession, soit parce qu'elles sont parties sans, soit parce que leurs agresseurs la leur refusent. Elles ne peuvent pas non plus en obtenir une autre facilement parce que ces cartes sont délivrées au nom des chefs de famille. [217]
Fatma, 44 ans, de Regueb, qui dit avoir été battue à plusieurs reprises par son mari, a déclaré : « [En 2021], j'ai dû payer mon certificat médical initial car je n'étais pas encore allée au poste de police pour obtenir une réquisition. Je n'ai eu à payer que 2 dinars car j'avais pris la carte de sécurité sociale avec moi. »[218]
Ahlem, 26 ans, de Sidi Bouzid, a déclaré :
Quand j'étais enceinte de six mois [en 2020], j'ai demandé à mon mari de me donner de la bsissa [mets local], mais il a refusé. Pour attirer son attention, je lui ai dit : « Veux-tu que j'aille mendier de la nourriture à nos voisins ? » Il m'a tout de suite battue avec un bâton et quand il a eu fini, il m'a jetée hors de la maison. Je suis allée chercher un certificat médical à l'hôpital le plus proche ; je voulais des preuves de ce qu'il m'avait fait, même si je n'étais pas prête à porter plainte. J'ai dû payer sept dinars parce que mon mari a refusé de me donner la carte de santé alors que je la lui avais demandée lorsqu’il m'a mise à la porte. Je suis allée au ministère des Affaires sociales et à la mairie, mais ils ne m'ont pas aidée à obtenir un duplicata, alors j'ai abandonné. J'ai dû demander à mon père de m'aider à payer mes frais médicaux, bien que lui aussi soit pauvre. [219]
Le 14 mars 2022, le ministère de la Femme et le ministère de la Santé ont signé une note ministérielle conjointe (n° 5-2022), affirmant que les certificats médicaux initiaux devaient être délivrés gratuitement à toutes les survivantes de violences faites aux femmes, même sans ordre officiel de la police ou du parquet. Par ailleurs, la note ministérielle exige que les formulaires de certificats médicaux initiaux mentionnent qu'il s'agit d'un service gratuit.[220] Si les survivantes restent tenues de payer les examens médicaux et les soins complémentaires, la note précise qu'il suffit qu'une femme se déclare victime de violences pour être exemptée du paiement d'une avance pour séjour hospitalier et pour bénéficier de régimes de paiement flexibles pour d’autres frais médicaux.
La pratique consistant à fournir gratuitement des certificats médicaux initiaux et des services aux survivantes a été instaurée en 2020 dans la région de Al Kef. Karima Brini, directrice de l'AFC à Al Kef, a déclaré : « Pour convaincre [les autorités], nous leur avons désigné le protocole sanitaire et les dispositions de la Loi 58 concernant le droit des victimes aux services de santé, parce que beaucoup d'entre elles les connaissaient désormais. Les régions sont déconnectées des décisions prises au niveau central. »
Les services gratuits sont moins disponibles dans certaines autres régions. Beji, de Médecins du Monde, a observé : « La plupart de ces accords sont négociés sur une base individuelle et interpersonnelle ; ils dépendent des relations. Les victoires obtenues dans une région ou un domaine ne sont pas étendues au reste du pays. »
Pouvoir judiciaire hostile
La Loi 58 ne consiste pas simplement à introduire de nouveaux paramètres juridiques ; il s'agit de changer les mentalités. Les juges ont la responsabilité de reconstruire la société par leurs décisions, mais bon nombre d'entre eux ne sont pas convaincus par les principes de la loi.
— Faten Sebei, juge à la cour d'appel de Tunis[221]
La Loi 58 a considérablement élargi et affiné la portée du droit pénal pour lutter contre la violence masculine à l'égard des femmes sous ses formes physique, morale, sexuelle, économique et politique. La loi a étendu et aggravé les peines pour les agresseurs, introduit des ordonnances de protection sans précédent pour les survivantes et dédié des procureurs et des juges aux affaires familiales pour traiter les cas de violence à l'égard des femmes.
Pourtant, seul un petit nombre de plaintes de violences domestiques semblent atteindre, et franchir, les tribunaux. Selon les informations fournies par le ministère de la Justice, en 2020, pas plus de 95 arrestations (avant jugement) et 111 condamnations ont été signalées en relation avec des cas de violence à l'égard des femmes.[222]
Le ministère de la Femme a indiqué que pour 2018-2019, les tribunaux n'avaient enregistré que 3 372 plaintes pour violence à l'égard des femmes, dont 2 958 pour violence conjugale.[223] Il s'agissait de 48 cas de violence morale, 37 cas de violence sexuelle et 17 cas de violence économique.[224] Le rapport annuel du ministère de la Femme n'a pas mis à jour ces chiffres pour 2020 dans son rapport annuel 2021.[225] Au moment de la rédaction du présent rapport, le rapport annuel 2022 n'a pas encore été publié.
Les poursuites judiciaires contre les auteurs de violences domestiques sont entravées par des goulots d'étranglement colossaux dans le traitement des plaintes, en raison de capacités limitées, d'attitudes patriarcales vis-à-vis des plaignantes de violences domestiques, et de défaillances dans la fourniture d'une aide judiciaire inconditionnelle aux plaignantes.
Capacités limitées
Contraintes en matière de ressources humaines
Alors que les demandes de divorce et de soutien financier post-divorce (pension alimentaire) sont administrées par les tribunaux cantonaux (le plus bas niveau de tribunaux ou de cours de justice en Tunisie), les affaires de violences domestiques relevant de la Loi 58 sont jugées uniquement par des juges aux affaires familiales basés dans 28 tribunaux de première instance.
Le nombre limité de juges aux affaires familiales (un dans chacun des 28 tribunaux de première instance du pays) et leurs capacités surchargées (charge annuelle de 3 000 affaires par juge) entravent le traitement rapide des plaintes de violences domestiques par le système judiciaire, selon les juges qui se sont exprimés auprès de Human Rights Watch et l'évaluation du ministère de la Femme.[226]
L'article 22 de la Loi 58 garantit l'affectation d'un ou plusieurs procureurs adjoints à l'accueil et à l'orientation des survivantes. Cependant, ces procureurs ont d'autres responsabilités qui affectent les ressources qu'ils peuvent consacrer aux survivantes, selon Omar Hnain, procureur adjoint spécialisé dans les violences faites aux femmes et aux enfants au tribunal de première instance de Ben Arous. « Les législateurs n'ont pas tenu compte des contraintes de ressources lorsqu'ils ont rédigé cette loi », a-t-il déclaré.[227]
Si les juges aux affaires familiales et certains procureurs (un sur cinq dans chaque tribunal est spécialisé dans l'élimination de la violence à l'égard des femmes) ont été formés à la Loi 58, cela ne s'applique pas aux juges d'instruction, aux procureurs ou aux juges de permanence, qui peuvent remplacer les juges aux affaires familiales ou le parquet en leur absence, selon la juge Samia Doula, chef du comité chargé de l'application de la Loi 58 au ministère de la Justice.[228]
Manque de salles dédiées et de garantie de confidentialité
Nour Jihène Becheikh, juge au Tribunal de première instance de Grombalia, a déclaré :
« Parfois, nous sommes jusqu'à six juges siégeant dans le même bureau, et nous n'avons même pas de stylos. Je ne vois pas comment on pourrait dédier une salle aux survivantes. »[229]
L'article 23 de la Loi 58 a garanti l'attribution de chambres dédiées et séparées aux magistrats chargés de recevoir les plaintes pour violence à l'égard des femmes dans chaque tribunal de première instance. Pourtant, les visites de tribunaux et les entretiens avec divers juges, avocats et femmes menés par Human Rights Watch montrent que la plupart des tribunaux tunisiens ne disposent pas de salles dédiées pour recevoir les plaignantes de violences faites aux femmes.
Numérisation à la traîne
Malgré les nombreuses initiatives des partenaires internationaux pour soutenir la numérisation de l’appareil judiciaire au cours de la dernière décennie, le système judiciaire reste basé sur le papier, selon Hassen Haj Messaoud, coordinateur de projet chez Avocats sans frontières.[230] Selon lui, le fait que la gestion des affaires reste manuscrite ralentit le traitement par la justice des plaintes des survivantes, et va à l’encontre de l'utilisation de systèmes de notification par SMS qui pourraient épargner aux survivantes de nombreux et coûteux allers-retours vers les tribunaux pour vérifier le statut de leurs affaires.
Protéger la famille plutôt que les femmes
Le rapport annuel 2021 du ministère de la Femme sur l'élimination des violences faites aux femmes a relevé le « refus » de certains membres de l'appareil judiciaire d'appliquer la Loi 58 sous prétexte de protéger « l'équilibre familial » et la « stabilité sociale ».
Human Rights Watch n'a pas observé de procès mais a interrogé diverses personnes ayant une expérience directe de ces tribunaux, dont quatre juges et huit avocats qui ont affirmé qu’un grand nombre de juges nourrissent des attitudes discriminatoires à l'égard des droits des femmes qui entravent la mise en œuvre de la Loi 58.
Abdelhamid Naoui, président du tribunal pénal d'Al Kef et ancien juge aux affaires familiales, surnommé « le juge féministe » par les militantes des droits des femmes, a déclaré à Human Rights Watch : « La plupart des gens, notamment les juges, voient la Loi 58 comme un moyen d'élever le statut des femmes au-dessus de celui des hommes plutôt qu'un pas positif vers l'égalité. Les juges masculins font toujours preuve de discrimination à l'encontre de leurs homologues féminins dans certains tribunaux régionaux. »
Une femme juge a déclaré à Human Rights Watch : « Une fois, j'ai discuté de la Loi 58 avec un collègue juge qui m'a dit : « Vous ne semblez pas croire en nos traditions ! Laissez-moi vous dire que si jamais ma femme rentrait après 23h00, je la battrais moi-même. C'était comme ça dans ma famille. » J'ai été choquée. »[231]
L’impact sur l’accès des survivantes à la justice
La sacralisation de l'institution familiale au détriment des droits des femmes limite l'accès des survivantes à la justice.
Des prestataires de services et des responsables gouvernementaux, notamment des membres du ministère de la Femme, ont déclaré à Human Rights Watch qu'ils devaient intervenir personnellement pour s'assurer que les procureurs et les juges aux affaires familiales traitent les plaintes de manière appropriée et sans délai.[232]
Fatma, 44 ans, de Regueb, a déclaré que son mari l'avait battue pendant des années avant qu'elle ne trouve le courage d'aller au tribunal pour demander une ordonnance de protection en 2021 :
Nous [elle et le personnel d'une organisation non gouvernementale] sommes allés au tribunal de première instance et avons cherché le juge aux affaires familiales, mais il n'était pas là. Nous n'avions aucune idée du processus de plainte. Le seul bureau ouvert que nous avons trouvé était celui du parquet, alors nous nous sommes tenus dans le couloir et avons attendu qu'il nous appelle. Quand il nous a finalement remarqués, il est devenu agressif. « Qui êtes-vous ? », a-t-il demandé. « Donnez-moi vos pièces d'identité ! Qui vous a dit de venir ici ? » Il était 13h57, alors il était sur le point de faire sa pause déjeuner et il nous a réprimandés : « Pourquoi venez-vous en dehors des heures administratives ? »
J'étais donc venue me plaindre de la violence de mon mari pour être confrontée à davantage de violence de la part de la personne qui, selon moi, pourrait m'aider. Ensuite, nous sommes allés ensemble dans son bureau et lui avons montré le papier que la délégation du ministère de la Femme nous avait donné à remplir. Il a dit: « Qu'est-ce que c'est ? » Il a déclaré que nous avions besoin d'un dossier approprié avec une copie de ma carte d'identité et de mon certificat médical, mais personne ne nous l'avait dit ! Le secrétaire en bas était en vacances, il ne nous avait donc donné aucune indication. Il a crié : « La Tunisie est championne du monde en matière de divorce, nous sommes classés n°1. La moitié des Tunisiens sont divorcés ! » Je lui ai répondu que je ne voulais pas divorcer, juste une ordonnance de protection mais il n'a pas écouté. Il a regardé mes papiers, a vu que j'étais mariée à mon mari depuis l'âge de 18 ans et m'a dit : « Après tout ce temps, tu veux divorcer juste parce qu'il t'a frappée ?! Et alors ?! Et pourquoi t'a-t-il frappée en premier lieu ? Tu dois avoir fait quelque chose de mal ou peut-être que ta cuisine est mauvaise à ce point. » Puis il a demandé : « [Qu]est-ce que tu veux ? Tu veux qu'on fasse en sorte qu’il te ménage ? » J'ai répondu oui. Finalement, il a déclaré « [T]rès bien, nous nous occuperons de ton dossier mais il manque des informations […] Je te fais une faveur, car normalement nous ne regarderions même pas un dossier comme celui-ci. »[233]
Yamounta T., 47 ans, de Zarzis, qui a déclaré que son ex-mari l'avait battue à plusieurs reprises et avait refusé de lui fournir un entretien financier, a raconté à Human Rights Watch sa première audience de divorce devant le tribunal de première instance, le 7 juillet 2021 :
J'ai tout raconté au juge de la famille sur les abus de mon mari. Il nous a dit que nous devrions essayer de rester ensemble pour nos enfants, de travailler sur notre relation et de revenir pour une autre audience dans quelques semaines, pour voir si nous pouvions nous remettre ensemble. Il y avait également une femme, je pense peut-être sa secrétaire, assise en dessous de lui. Elle m'a regardée dans les yeux et m'a déclaré que si jamais je voulais porter plainte contre lui, mon mari serait emmené en prison en une seconde.[234]
L'ancien juge aux affaires familiales et président du tribunal de première instance d'Al Kef, Abdlehamid Naoui, a déclaré que le souci des juges aux affaires familiales de maintenir intactes les structures familiales les rend réticents à renvoyer en justice les membres de famille non conjugaux abusifs dans les affaires de violences domestiques intrafamiliale. Il a expliqué : « Les juges aux affaires familiales sont habitués à traiter les violences domestiques entre époux ; la plupart ne sauraient pas quelles mesures juridiques prendre dans les situations où l'agresseur est un frère, un père ou un beau-frère. »[235]
Fermetures de tribunaux durant les confinements liés au Covid-19
Iadh Amami, un avocat de Sidi Bouzid, a déclaré : « Lors des premiers confinements, il n'y avait pas de loi pour les victimes de violences, alors qu'en théorie, la Loi 58 devrait être applicable même pendant les conflits armés. »[236]
Au cours des premières semaines des confinement liés au Covid-19 en mars et avril 2020, la plupart des tribunaux du pays n'ont pas traité les cas de plaintes pour violences domestiques. La juge Faten Sebei a noté : « Lorsque les confinements ont commencé, les tribunaux n'étaient pas entièrement fermés et les juges aux affaires familiales pouvaient encore travailler. Quelques-uns ont même émis des ordonnances de protection à Bizerte et à Tunis. Mais pour la plupart, les violences domestiques n'étaient pas une priorité. Nous savions déjà que les survivantes de violence avaient du mal à accéder à la justice, mais la pandémie l'a clairement montré. »[237]
« Sameh », 40 ans, d'Al Kef, qui a déclaré que son ex-mari et sa belle-mère l'avaient battue, s'est sentie découragée lorsqu'en avril 2020, elle s'est rendue au tribunal d'Al Kef pour se plaindre que son ex-mari avait kidnappé ses enfants, mais pour le découvrir fermé pendant la pandémie du Covid-19 :
Mon ex-mari a kidnappé mes enfants pendant un week-end. Il a refusé de rendre les enfants. J'ai tant pleuré en les cherchant en vain devant leur école. Je voulais porter plainte mais le tribunal était fermé à cause du Covid. J'ai même organisé un sit-in devant le palais de justice mais rien ne s'est passé. Puis j'ai découvert que ma fille était chez son oncle pendant que mon fils travaillait avec lui à la ferme et sur les marchés en vendant des légumes ! Il n'avait que 9 ans […] Alors maintenant, je ne veux plus avoir affaire aux institutions publiques. Ils ne défendent pas l'intérêt supérieur des mères ou des enfants.[238]
Plus tard en avril 2020, les ministères de la Justice ont ordonné aux tribunaux de considérer les cas de violence à l'égard des femmes comme des affaires pénales nécessitant un traitement prioritaire pendant les confinements liés au Covid-19.[239]
Retard dans l'émission des ordonnances de protection
Aucune statistique n'est publiquement disponible en Tunisie sur le nombre d'ordonnances de protection demandées et accordées. En septembre 2022, Human Rights Watch a envoyé une lettre au gouvernement tunisien demandant ces données, entre autres, mais n'a reçu aucune réponse.
La rapporteuse spéciale sur la violence à l'égard des femmes, ses causes et ses conséquences (SR-VAW) a récemment fait valoir que la disponibilité d'ordonnances de protection est requise en vertu du droit international des droits humains, sur la base du Comité pour l'élimination de la violence à l'égard des femmes et de la Déclaration sur l’Élimination de la violence à l'égard des femmes.[240]
Le rapport annuel 2021 du ministère de la Femme a critiqué le faible nombre d'ordonnances de protection délivrées aux femmes, en particulier celles qui nécessitent d'éloigner le suspect du domicile du ménage.[241]
Absence d’enquêtes sur les plaintes retirées
La Loi 58 a abrogé une disposition de l'article 218 du Code pénal qui mettait un terme à l'arrestation, au procès, aux poursuites et à la condamnation des agresseurs présumés si les plaignantes retiraient leurs plaintes. En vertu de l'article 15 de la Loi 58, le retrait par une femme de sa plainte ne doit pas mettre fin aux poursuites judiciaires. Cependant, des entretiens avec des survivantes ont indiqué que le retrait de plainte semble systématiquement mettre fin à l'enquête judiciaire sur leurs cas, même après la condamnation au procès d'un auteur, et pendant leur condamnation.
Selon les données du ministère de la Justice rapportées par Amnesty International, de 2010 à 2013, environ 69 % des plaintes pour violence conjugale – sur une moyenne annuelle de 5 313 – qui ont été portées devant les tribunaux ont été soit retirées par les survivantes, soit rejetées par les tribunaux.[242]
Bien que le ministère de l'Intérieur n'ait pas fourni de données récentes sur le retrait des plaintes depuis l'adoption de la Loi 58, des entretiens avec des survivantes, des avocats, des juges et des policiers ont constamment suggéré que les taux étaient élevés.
L'avocate Hanen Hnid à Zarzis, a déclaré :
Une fois, une femme est venue à mon bureau pour des conseils juridiques. Avant même de refermer la porte derrière elle, elle a dit : « Je vais abandonner ma plainte. » Lorsque vous travaillez sur des cas de violences domestiques, vous devez prévoir qu'une femme peut retirer sa plainte à tout moment. La pression psychologique sur les femmes sape tous nos efforts.[243]
Peine légère pour abus moral
La Loi 58 prévoit la punition des formes de violence physique, morale (psychologique), sexuelle, économique et politique.[244] En définissant la violence psychologique (que la Loi 58 tunisienne appelle la violence morale) et la violence économique, l'ONU recommande que les lois se concentrent sur le « contrôle coercitif », c'est-à-dire sur la manière dont cette violence est liée à un modèle de domination par l'intimidation, l'isolement, la dégradation et la privation, ainsi que des agressions physiques.[245]
L'Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC) recommande que les lois définissent la « violence psychologique » comme un comportement contrôlant, coercitif ou menaçant, ou une conduite intentionnelle portant gravement atteinte à l'intégrité psychologique d'une personne par la coercition ou les menaces.[246]
La Loi 58 énonce de nouveaux crimes liés aux formes de violence morale et économique à l'égard des femmes dans le Code pénal. Celles-ci incluent la punition de l'utilisation de mots, de gestes ou d'actions qui portent atteinte à l'intégrité des femmes par une amende de 500 à 1 000 DT (155-310 USD).[247] Celles-ci incluent également la punition de la privation des ressources économiques des femmes ou la confiscation de leurs revenus économiques par une amende de 2 000 DT (620 USD) et la punition de ceux qui interdisent à une femme d'exercer ses activités de manière normale.[248]
Cependant, selon une étude menée par l'ATFD sur 23 décisions de justice fondées sur les dispositions de la Loi 58 dans le gouvernorat de Tunis, les juges ont tendance à ne pas être « du tout sévères » lorsqu'il s'agit de violences morales, s'appuyant sur des dispositions légales en dehors de la Loi 58 (articles 53, 224, 226 bis, voire l’article 247 du Code pénal), ce qui laisse aux juges le pouvoir discrétionnaire d'imposer des peines moins sévères aux auteurs d'abus.[249]
Les juges et les avocats qui se sont entretenus avec Human Rights Watch ont expliqué que la nécessité de prouver la nature répétée des crimes de violence morale rendait presque impossible le fait de les démontrer pour les survivantes.
Aide judiciaire aux survivantes déficiente
Les données du ministère de la Justice sur l'aide judiciaire ne sont pas ventilées par genre, il est donc difficile de dire combien de survivantes l'ont obtenue [l'aide juridique]. Je serais surprise si plus de 20 victimes en avaient bénéficié dans tout le pays depuis l'adoption de la loi.
— Monia Kari, Ancienne directrice de l'Observatoire national pour l'élimination des violences faites aux femmes [250]
Conformément aux meilleures pratiques, les articles 4 et 13 de la Loi 58 garantissent aux survivantes le droit à une aide judiciaire inconditionnelle prise en charge par l'État (ci-après « l'aide judiciaire »), qu'elles décident de poursuivre leurs agresseurs ou de demander uniquement le divorce. Les survivantes ont droit à l'aide judiciaire sans condition, sans avoir à justifier d'un besoin financier.[251]
La Loi 58 ne définit pas explicitement ce qu'englobe l'aide judiciaire aux survivantes. Cependant, la Loi 52 de 2002 réglemente la fourniture de l'aide judiciaire.[252] L'article 14 de la Loi 52 stipule que l'aide judiciaire comprend la rémunération de l'avocat commis d'office, les visites des juges sur les lieux et les frais d'enregistrement, entre autres frais et coûts administratifs.[253]
Selon Hassen Haj Messaoud, coordinateur de projet chez Avocats sans frontières, la seule condition requise pour que les survivantes accèdent à l'aide judiciaire est de fournir une preuve d'identité, une référence à leur plainte auprès de la police et/ou un certificat médical documentant les violences subies.[254]
Sur 15 survivantes interrogées par Human Rights Watch qui ont engagé des poursuites judiciaires contre leurs agresseurs présumés, seules deux ont bénéficié d'une aide juridique financée par l'État. Deux survivantes ont dû payer les services d'un avocat, et les 11 autres ont déclaré qu'elles n'avaient pas bénéficié de la défense d'un avocat et qu'elles avaient plutôt reçu des conseils juridiques via des organisations non gouvernementales.
En septembre 2022, Human Rights Watch a envoyé une lettre au ministère tunisien de la Justice, demandant des données sur les plaintes pour violences domestiques et la fourniture d'une aide judiciaire, mais n'a reçu aucune réponse.
Obstacles à l'accès à l'aide judiciaire
D’après les entretiens menés auprès de survivantes, l'un des principaux obstacles à l'obtention d'une aide judiciaire est le manque d'informations. Selon une étude réalisée en 2022 par Avocats sans frontières, sur les services d'aide judiciaire dans sept des 28 tribunaux de première instance tunisiens, de nombreux tribunaux ne disposent pas d'un membre du personnel ni de panneaux qui orienteraient les survivantes vers le bureau d'aide judiciaire.[255] Le fait que le pouvoir judiciaire n'a pas informé les survivantes de leur droit à l'aide judiciaire est contraire à l'article 39 de la Loi 58.
Le personnel d'organisations soutenant les survivantes a déclaré à Human Rights Watch que lorsque les survivantes cherchaient un avocat gratuit auprès du tribunal, elles étaient souvent tenues de fournir des preuves de leur situation financière selon la Loi 52 de 2002, en raison d'un manque de connaissance des dispositions de la Loi 58 relatives au droit inconditionnel des survivantes à l'aide judiciaire.[256]
Ceci est problématique car les documents prouvant leurs besoins financiers tels que les cartes d'assistance sociale peuvent être détenues par les agresseurs des femmes, qui peuvent refuser de leur donner leurs cartes d'assistance sociale, selon Arbia Alahamar, assistante sociale à l'Union nationale des femmes tunisiennes.[257]
Assistance inefficace
Nour Jihène Becheikh, juge au Tribunal de première instance de Grombalia, a déclaré : « Même si une femme bénéficie de l'aide judiciaire, l'avocat qui lui est assigné peut ne pas être formé sur les violences domestiques ou n’être pas du tout sensible à la question. J'ai rencontré des cas où des avocats de l'aide judiciaire se sont livrés au blâme de la victime dans leur propre défense des femmes devant les tribunaux. »[258]
Human Rights Watch n'a pas interrogé suffisamment de survivantes qui avaient eu recours aux services d'aide judiciaire pour se faire une idée de leur efficacité. Cependant, des membres de l'appareil judiciaire et des membres du personnel d'organisations non gouvernementales fournissant des conseils juridiques aux survivantes ont déclaré que la qualité des services d'aide judiciaire financés par l'État était médiocre.
Selon des avocats, la faiblesse de la défense assurée par les avocats de l'aide judiciaire est liée à la maigre rémunération qu'ils perçoivent.[259]
Des avocats affiliés à des organisations non gouvernementales tentent de combler les lacunes du système d'aide judiciaire de l'État en fournissant des conseils juridiques aux survivantes.
Yamounta T., 47 ans, de Zarzis, a déclaré :
En 2020, la police m'a référée à l'ADDCI parce que je leur avais dit que je n'avais pas d'argent pour un avocat, personne ne m'avait parlé d'aide judiciaire. ADDCI m'a référée à une avocate qui travaille avec eux. Elle m'a conseillée gratuitement mais ne me représente pas devant les tribunaux et je ne bénéficie d'aucune aide judiciaire. Je vais au tribunal et je parle seule aux procureurs et aux juges. [260]
En mars 2021, le ministère de la Femme et le ministère de la Justice ont publié la note ministérielle n° 183 pour réaffirmer le droit des survivantes à bénéficier d'une aide judiciaire sans qu'il soit nécessaire de justifier de leur statut économique.[261] Cependant, des avocats, des juges et d'autres membres du personnel judiciaire, ainsi que des membres du personnel d'organisations non gouvernementales interrogés par Human Rights Watch, ont déclaré que l'arrêté ministériel n'avait pas conduit à la généralisation de l'aide judiciaire gratuite, au moment de la rédaction du présent rapport.
Manque de centres d’hébergement et de services de soutien pour les survivantes
La Loi 58 garantit la mise à disposition de services complets de soutien social, sanitaire et psychologique aux victimes de violences faites aux femmes. La loi garantit également des services d’hébergement d’urgence ainsi que de réintégration et de logement aux survivantes de violence ainsi qu’à leurs enfants (articles 4 et 13). L'article 39 oblige les agents de l'État concernés à informer les plaignantes de tous leurs droits et prérogatives. Le ministère de la Femme doit assurer la coordination des organismes institutionnels et non gouvernementaux afin de fournir des services aux survivantes (article 12).[262]
Dans la pratique, l'accès des femmes aux services de soutien est rare dans tout le pays, en particulier en dehors de la capitale, ainsi que dans les régions du sud et de l'intérieur.
Manque d'informations sur les services disponibles
Les femmes et les prestataires de services de première ligne qui se sont entretenus avec Human Rights Watch ont brossé un tableau cohérent : l'accès des femmes aux informations concernant leurs droits et les services à leur disposition dépend du bouche-à-oreille ou de l'orientation d'une plaignante vers une organisation non gouvernementale spécialisée ou l’antenne régionale du ministère de la Femme. Des panneaux ou des affiches sont rarement présents dans les espaces publics pour sensibiliser sur la marche à suivre en cas de violences domestiques ou pour diriger les femmes vers les endroits où elles peuvent obtenir de l'aide.
De plus, les survivantes qui ont parlé à Human Rights Watch, même celles qui avaient déposé une plainte pour violences domestiques et reçu un soutien adéquat de la part d'un prestataire de services, n'avaient qu'une connaissance minimale des dispositions de la Loi 58.
Le ministère de la Femme, notamment ses antennes régionales, ne dispose pas des ressources nécessaires pour fournir un soutien individuel ainsi qu’un suivi rapproché des cas de plaignantes pour violences domestiques.[263]
Accès inégal aux centres d’hébergement
Ali Bousselmi, directeur de Mawjoudin, a déclaré : « Il est très difficile de soutenir les personnes vulnérables alors qu'elles n'ont même pas accès à un endroit sûr où vivre, ni les moyens de manger ou de prendre les médicaments dont elles pourraient avoir besoin. »[264]
Les centres d’hébergement pour les survivantes sont essentiels à une réponse efficace aux violences domestiques. Ils offrent aux femmes des espaces sûrs, un soutien personnalisé ainsi que du temps pour réfléchir à l'abri de la violence et de la pression de leurs agresseurs.
La Loi 58 garantissait aux survivantes ainsi qu’à leurs enfants le droit à un hébergement immédiat dans des centres dédiés « dans la limite des moyens disponibles » (article 13), sans préciser le nombre de places d'hébergement à mettre à disposition ni leur mécanisme de financement.
Le Manuel de législation des Nations Unies sur la violence à l'égard des femmes recommande « un abri/foyer pour 10 000 habitants, pouvant accueillir en urgence les plaignantes/ survivantes en leur offrant la sécurité, des conseils de personnel qualifié et une assistance pour trouver un logement de longue durée. »[265]
Human Rights Watch a cartographié les centres d’hébergement en Tunisie et a constaté que les survivantes avaient un accès inégal à des centres d’hébergement sûrs, en particulier en dehors de la capitale.[266]
De la fin 2021 à l'été 2022, l'accès des survivantes à un centre d’hébergement a été particulièrement limité. Seuls cinq centres d’hébergement étaient opérationnels à travers le pays ; dont quatre étaient concentrés dans le gouvernorat de Tunis et un situé dans le gouvernorat de Mahdia, sur la côte sud-ouest.[267] Leur capacité d'accueil collective était de 107 femmes et enfants.
Selon le personnel des organisations non gouvernementales, les centres d’hébergement étaient si peu nombreux en raison du manque de financement de l'État et des caprices des bailleurs de fonds internationaux. En effet, alors que davantage de centres d’hébergement fonctionnaient dans les zones rurales de l'intérieur du pays après l'adoption de la Loi 58, ils ont fermé en raison du manque ou de l'incohérence des financements nationaux et internationaux. Par exemple, les centres d’hébergement de Jendouba, Kairouan et Gafsa ont fermé entre 2019 et 2021.
Le personnel des organisations non gouvernementales qui fournissent des conseils en personne et par téléphone aux survivantes qui s’est entretenu avec Human Rights Watch, a fait part de sa frustration de ne pas pouvoir aider les femmes pour ce dont elles avaient le plus besoin, à savoir un abri et un logement d'urgence. Sara Medini, chargée des dossiers des victimes de violences à Aswat Nissa, une organisation non gouvernementale, a expliqué : « En 2021, plus de 200 femmes sont venues dans notre centre ou nous ont appelées. Les femmes se sentent généralement soulagées de raconter leur histoire. Mais le plus gros problème pour elles est l'accès au logement, pour lequel nous ne pouvons pas les aider au-delà de les orienter vers des centres d’hébergement. Mais ces derniers sont souvent complets. »[268]
Dans le cadre des confinements dus au Covid-19, les autorités tunisiennes ont utilisé un hébergement réservé à l'isolement et à la mise en quarantaine afin d’accueillir des survivantes de violences domestiques.[269] Le centre temporaire a accueilli 17 survivantes et 13 de leurs enfants, du 6 avril au 30 juin 2020.[270] Cependant, ces initiatives sont isolées et ne sont pas conçues pour répondre aux besoins globaux des survivantes.
Dans un mouvement positif, cinq centres d’hébergement à Gabès, Jendouba, Kairouan, Tataouine et Tozeur ont (ré)ouvert leurs portes à l'été 2022, grâce à une augmentation du soutien financier du ministère de la Femme et de ses partenaires internationaux.[271] Au moment de la rédaction de ce rapport, la capacité d'accueil totale des centres d’hébergement à travers le pays est d'environ 186 femmes et enfants.[272]
Le ministère de la Femme prévoit d'appuyer la mise en place de centres d’hébergement supplémentaires pour atteindre un total de 10 centres d’hébergement d'ici fin 2022, 17 d'ici fin 2023 et 24 d'ici fin 2024, afin d’assurer qu’au moins un centre d’hébergement soit opérationnel dans chaque gouvernorat.[273]
En 2021, l'Association Femme et Citoyenneté (AFC) a fait pression avec succès pour convertir un bâtiment de l'État en un centre d’hébergement à Al Kef, qui devrait ouvrir en 2023 avec une capacité d'accueil totale de 36 femmes et 6 enfants.[274] « Il existe un grand nombre de bâtiments publics inutilisés qui appartiennent à des conseils régionaux ou à des ministères qui pourraient être transformés en abris ou en centres de conseil », a insisté Karima Brini.
En attendant, en raison d'un manque de centres d’hébergement dans le gouvernorat, l'AFC a recours à l'hébergement des survivantes dans des hôtels pour un hébergement urgent et à court terme des survivantes. Karima Brini, directrice de l'AFC, a averti : « Les hôtels ne peuvent garantir la sécurité des survivantes au-delà de la présence de caméras de surveillance dans leurs couloirs. »[275]
Les entretiens menés par Human Rights Watch avec des femmes ainsi que des membres du personnel d'organisations gouvernementales et non gouvernementales ont suggéré que les femmes ignorent globalement l'existence de centres d’hébergement en Tunisie. De plus, la stigmatisation des femmes vivant seules peut décourager les survivantes de chercher centre d’hébergement dans un abri.[276]
Ahlem, 26 ans, de Sidi Bouzid, a déclaré : « Plus jamais personne ne voudra de moi si je rentre dans un centre d’hébergement. Je dois rester avec ma famille si je veux avoir une seconde vie. Je trouverai ma liberté aux côtés d'un homme, ou pas du tout. C'est ma seule chance de liberté. »[277]
Au moment de la rédaction du présent rapport, aucune campagne n'a été mise en œuvre pour sensibiliser le public à l'existence des centres d’hébergement, ni pour lutter contre la stigmatisation des femmes qui se tournent vers les centres d’hébergement.[278]
Alors que la Loi 58 garantit aux survivantes ainsi qu’à leurs enfants de moins de 18 ans le droit d'accéder aux centres d’hébergement (article 13), les enfants de genre masculin âgés de plus de 13 ans sont rarement autorisés dans les centres d’hébergement en raison de leurs politiques internes.[279] La peur ou la réticence à laisser leurs enfants derrière elles, potentiellement aux mains de leur agresseur, peut empêcher les mères de demander l'accès à un centre d’hébergement.
Bien qu'elles soient exposées à un risque élevé de violence familiale et d'expulsion de leur domicile, l'accès des femmes lesbiennes, bisexuelles et transgenre aux centres d’hébergement est également limité par la marginalisation sociétale ainsi que la criminalisation de leur identité de genre et de leur orientation sexuelle, selon DAMJ, une organisation non gouvernementale qui soutient les personnes lesbiennes, gay, bisexuelles et transgenre (LGBT).[280]
« Rania », une femme trans de 21 ans d'Al Kef, qui a été battue à plusieurs reprises par son père et son frère, et expulsée de sa maison familiale, a exposé la situation dangereuse :
Si une femme trans est maltraitée par son partenaire, elle ne peut pas se tourner vers sa famille pour obtenir de l'aide car cela nécessiterait de leur dire qu'elle est trans et ils pourraient l'expulser pour cela. Si elle se retrouve dans la rue, elle risquera davantage de violence car les hommes perçoivent les femmes trans comme faibles et les agressent donc encore plus. Les femmes trans ne peuvent pas non plus s'adresser à la police car elles risquent d'être maltraitées ou arrêtées par cette dernière. Les femmes trans ne peuvent se tourner que vers des organisations non gouvernementales pour obtenir de l'aide.[281]
Absence d'aide financière aux survivantes
Les survivantes ainsi que les prestataires de services qui se sont entretenus avec Human Rights Watch ont indiqué que l'argent était le plus grand obstacle et catalyseur pour se libérer de leurs agresseurs, en particulier pour celles qui ont des enfants. [282] Pourtant, l'État n'offre presque aucun recours financier (post-procès) ou soutien aux survivantes pour les aider à envisager une transition hors des violences domestiques.[283]
Le ministère des Affaires sociales est considéré comme l'un des cinq ministères clés pour l'élimination de la violence à l'égard des femmes en vertu de la Loi 58 (articles 9, 13, 26, 28, 39). Le ministère de la Femme a indiqué qu'en 2019, des travailleurs sociaux avaient aidé 2 256 survivantes de diverses formes de violence à l'égard des femmes avec des services de soutien psychologique, d'hébergement et de conseil dans tout le pays.[284]
Les Unités locales de promotion sociale sont chargées de gérer les cartes de santé et une aide financière de 200 dinars par mois aux Tunisiens vulnérables.[285] Bien qu’elles soient destinées à bénéficier à toute la famille, les cartes de santé et les aides financières sont délivrées automatiquement aux maris et sont enregistrées sous leur nom individuel, en tant que chefs de famille légalement reconnus. En pratique, cela peut permettre aux agresseurs de refuser ces avantages aux femmes qui les accusent, en guise de représailles et de pression.
Les agresseurs qui sont arrêtés peuvent encore empêcher les survivantes d'accéder à l'aide sociale en refusant de leur donner accès aux cartes d'aide sociale.[286] Cela oblige les survivantes à franchir diverses étapes administratives pour tenter d'obtenir des duplicata, souvent sans succès, car les unités locales de promotion sociale ne facilitent pas l'accès des survivantes à ces duplicata, ce qui peut les amener à retirer leurs plaintes et à voir les agresseurs libérés car elles dépendent de cette aide.[287]
En 2021, les antennes régionales de Ben Arous du ministère de la Femme et des Affaires sociales ont lancé une initiative pilote afin de renforcer l'assistance des travailleurs sociaux aux survivantes de violences domestiques. Soukainah Salahi, de la branche régionale du ministère de la Femme à Ben Arous, a déclaré à Human Rights Watch que cela impliquait de former 12 travailleurs sociaux des Unités locales de promotion sociale à Ben Arous sur la Loi 58 et la violence contre les femmes afin qu’ils servent de points focaux pour les survivantes, en leur apportant un soutien pour le dépôt de plainte ainsi que le suivi de leurs dossiers.[288]
Aux prises avec les lacunes dans la fourniture de services publics, les organisations non gouvernementales soutenant les survivantes doivent souvent intervenir pour couvrir les dépenses des survivantes et les aider à sortir de leur dépendance économique vis-à-vis de leur agresseur.[289]
« Sonia », 29 ans et mère de trois enfants, qui a été hébergée au centre d’hébergement de Voix de la Femme à Mahdia en 2021, après que son ex-mari l'a battue et jetée hors de leur maison, a expliqué : « Après avoir quitté le centre d’hébergement, Voix de la Femme m'a aidée à acheter un petit four et de la semoule, ce qui m'a permis d'ouvrir mon propre commerce et de gagner assez d'argent pour avancer dans ma nouvelle vie ». [290]
La plupart des survivantes, cependant, ne reçoivent pas le soutien dont elles ont besoin pour échapper aux abus, et auquel elles ont pourtant droit en vertu de la Loi 58.
Recommandations
Aux autorités tunisiennes
- Modifier le Code du statut personnel pour supprimer l'obligation pour les époux d'agir selon les coutumes et traditions et reconnaître également les femmes comme chefs de famille ;
- Garantir le droit égal des femmes à l'héritage et aux prestations de l'État dans la loi et la pratique ;
- Modifier le Code Pénal pour dépénaliser l'homosexualité en abrogeant l'article 230 et les délits contre les bonnes mœurs, ou les outrages publics ;
- Émettre des directives précisant que le signalement des cas de violences domestiques à la police ou au parquet ne devrait se faire qu'avec le consentement des femmes, et ne devrait être obligatoire que dans les cas de maltraitance d'enfants (article 14 de la Loi 58) ;
- Ratifier sans réserve la Convention d'Istanbul du Conseil de l'Europe contre la violence à l'égard des femmes et les violences domestiques ;
- Former les forces de sécurité aux normes internationales des droits humains et à la non-discrimination, en particulier sur les questions de genre et de sexualité, dans le but d'éliminer la stigmatisation qui contribue aux abus ;
- Adopter une législation complète contre la discrimination, interdisant la discrimination fondée sur le sexe, le genre, l'identité de genre et l'orientation sexuelle, et comprenant des mesures efficaces pour identifier et combattre cette discrimination.
Au ministère de l'Intérieur
- Garantir la capacité des unités de police spécialisées à être disponibles à toute heure et en tous lieux, ainsi que les moyens de transport mis à la disposition des survivantes ;
- Veiller à ce que les agents de police soient également formés pour instruire et enquêter sur les plaintes pour violence à l'égard des femmes en l’absence d’unités spécialisés, et orienter les survivantes vers des centres d’hébergement et une assistance médicale ;
- Prendre la décision d'indiquer clairement à tous les fonctionnaires de police ainsi qu’aux procureurs qu'ils ne doivent pas exiger de certificats médicaux des survivantes pour déposer plainte, lancer des enquêtes ou demander des mesures de protection, ainsi qu’assurer la collecte de preuves, sans se limiter aux rapports médicaux ;
- Veiller à ce que les agents de police expliquent le processus d'enquête et conseillent les femmes sur la manière dont un certificat médico-légal peut aider à étayer leur dossier de poursuites – sans pour autant se limiter aux certificats comme moyen de preuve;
- Développer et institutionnaliser l'utilisation d'outils d'évaluation des risques de féminicide et normaliser la délivrance de mesures de protection lorsque les risques sont élevés ;
- Mettre en place des systèmes afin de contrôler le respect des mesures et ordonnances de protection par les agresseurs;
- Établir des mécanismes de plainte et des systèmes de responsabilisation permettant aux survivantes de signaler les réponses inadéquates (inaction, tentatives de dissuasion) de la part des fonctionnaires, et veiller à ce que ces derniers soient évalués pour déclencher des enquêtes et des sanctions contre les policiers si nécessaire ;
- Recueillir et partager des informations sur l'émission de mesures et d’ordonnances de protection, ainsi que sur la mise à disposition d'une aide judiciaire ;
- Inclure davantage de femmes à tous les niveaux de la réponse sécuritaire à la violence à l'égard des femmes, en particulier au sein de la gendarmerie ;
- Protéger le droit des femmes lesbiennes, bisexuelles et transgenre de signaler les abus ainsi que la violence sans courir le risque d'être arrêtées, et veiller à ce qu'aucune survivante ne se voit refuser une assistance, ni ne soit arrêtée ou harcelée en raison de son orientation sexuelle, de son identité de genre ou de son expression de genre.
Au ministère de la Santé
- Standardiser les pratiques d'accueil lors des entretiens avec les femmes sur les causes des blessures, afin de réduire les risques de re-traumatisation ;
- Former tout le personnel médical à détecter les violences domestiques et à intervenir en toute sécurité (c'est-à-dire en l'absence de l'agresseur présumé et sans déclaration obligatoire) pour informer les femmes de leurs droits et les orienter vers les autorités compétentes et les services de soutien ;
- Fournir un soutien psychologique aux survivantes dans tout le pays ;
- Veiller à ce que les médecins incluent des observations complètes sur les préjudices infligés aux survivantes dans les certificats médicaux initiaux, et les orientent vers des psychologues ou des médecins légistes selon les besoins ;
- Élaborer et diffuser des lignes directrices pour les examens médico-légaux et l'attribution des périodes d'incapacité temporaire ;
- Veiller à ce que les certificats médicaux initiaux et les examens complémentaires soient fournis gratuitement à toutes les plaignantes de violences domestiques, notamment de violence familiale ;
- Inclure plus de femmes à tous les niveaux de l'appareil de sécurité ;
- Veiller à ce que les survivantes LBT aient accès à l'assistance et au soutien médicaux et psychologiques dont elles ont besoin sans discrimination ;
- En collaboration avec les organisations communautaires, s'assurer que la formation est disponible pour les professionnels des services de santé, notamment les psychologues, les psychiatres et les médecins généralistes, ainsi que les travailleurs sociaux, concernant l'orientation sexuelle et l'identité de genre, et les besoins et droits spécifiques des femmes LBT ;
- Développer un mécanisme de plaintes par lequel les femmes, notamment les femmes LBT, peuvent signaler des cas de refus de service, de stigmatisation ou de discrimination dans le secteur de la santé.
Au ministère de la Justice
- Veiller à ce que les tribunaux traitent rapidement les plaintes de violences domestiques et leur accordent la priorité dans les situations d'urgence telles que les confinements ;
- Offrir des formations aux responsables de l'application des lois pour qu'ils s'abstiennent de s'engager dans la médiation familiale (notamment dans des contextes de violence familiale) et pour améliorer les compétences en communication non violente ;
- Garantir l'accès effectif des survivantes à l'aide judiciaire, comme le prévoit la Loi 58 ;
- Fournir une réparation via une compensation monétaire aux survivantes proportionnellement à la gravité du préjudice ou de la perte subie, et assurer la récupération de la réparation auprès des agresseurs ;
- Établir des mécanismes de plainte et des systèmes de responsabilisation permettant aux survivantes de signaler les réponses inadéquates (inaction, tentatives de dissuasion) de la part des fonctionnaires, et veiller à ce que ces derniers soient évalués pour déclencher des enquêtes et des sanctions contre les policiers si nécessaire ;
- Recueillir et partager des informations sur le nombre de plaintes reçues, les enquêtes entreprises, les services d'aide judiciaire demandés et accordés, les poursuites engagées, les condamnations obtenues, ainsi que les ordonnances/mesures de protection et les peines infligées aux auteurs ;
- Inclure plus de femmes à tous les niveaux du système judiciaire ;
- Veiller à ce que les membres de l'appareil judiciaire appliquent la Loi 58 aux femmes transgenres victimes de violences domestiques, notamment en fournissant des ordonnances de protection.
Au ministère de la Famille, de la Femme, de l'Enfance et des Aînés
- Veiller à ce que suffisamment de places d'hébergement soient accessibles aux survivantes ainsi qu’à leurs enfants, dans les 24 gouvernorats du territoire ;
- Mettre en place des systèmes de transport sûrs et fiables afin de garantir aux survivantes un accès rapide aux centres d’hébergement ;
- Investir dans des campagnes de sensibilisation abordant la honte et la stigmatisation des survivantes pour avoir accédé à des centres d’hébergement ou quitté des relations abusives, notamment au sein de la famille ;
- Veiller à ce que des panneaux de signalisation et des affiches largement visibles indiquent les emplacements des services centrés sur les survivantes et les principaux droits des survivantes en arabe tunisien ;
- Mettre en place un programme d'indemnisation parrainé par le gouvernement pour les survivantes afin de s'assurer qu'elles reçoivent un soutien aux moyens de subsistance et que des mesures de réintégration les aident à reconstruire leur vie, notamment via des transferts en espèces, des allocations de logement ou une aide à l'emploi ;
- Coordonner avec les administrations de l'État pour identifier les installations de l'État qui pourraient être transformées en centres d’hébergement ou centres de conseil ;
- Renforcer les mécanismes de coordination intersectorielle ainsi que les systèmes d'orientation en veillant à ce que les formations des soutiens de première ligne soient interconnectées ;
- Étendre la ventilation des données sur les survivantes de la violence des hommes à l'égard des femmes (pour aider à identifier les vulnérabilités croisées) et collecter des données sur les féminicides ;
- Veiller à ce que les centres d’hébergement soient adaptés pour permettre aux femmes d’y rester avec leurs enfants de genre masculin âgés de 13 ans et plus.
Au ministère des Affaires sociales
- Veiller à ce que les travailleurs sociaux soient formés à la mise en œuvre de la Loi 58 ;
- Former tous les travailleurs sociaux à détecter et référer les cas de violences domestiques aux autorités compétentes ainsi qu’aux services d'accompagnement, sans engager de médiation familiale ;
- Élaborer et mettre en œuvre des programmes d'aide sociale afin d’aider les survivantes à accéder à l'emploi, aux opportunités de formation ainsi qu’au logement à long terme ;
- Mettre en place des mesures pour faciliter l'accès des survivantes aux prestations d'assistance sociale délivrées au nom des hommes chefs de famille ;
- Offrir un soutien au traitement des dossiers et des services de suivi individuel aux plaignantes signalant des incidents violents, même si elles ont choisi de retirer leur plainte ;
- Fournir un soutien financier aux survivantes, en fonction du nombre d'enfants dont elles s'occupent, afin de les aider à quitter les agresseurs.
Aux partenaires internationaux de la Tunisie
- Veiller à ce que la violence des hommes à l'égard des femmes ainsi que l'égalité des genres restent des sujets de préoccupation majeurs dans les dialogues avec les autorités ;
- Soutenir les programmes élargissant l'accès des victimes à l'aide judiciaire, à l’hébergement, aux services de conseil, aux activités génératrices de revenus ainsi qu’à d'autres services.
Remerciements
Kenza Ben Azouz, boursière Finberg 2021 à Human Rights Watch, a effectué les recherches et la rédaction de ce rapport. Eric Goldstein, directeur adjoint de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord, et Rothna Begum, chercheuse senior à la division Droits des femmes, ont édité le rapport. Clive Baldwin, conseiller juridique, a réalisé un examen juridique du rapport.
Tom Porteous, directeur adjoint de la division Programmes, a procédé à l'examen du programme. Bill Van Esveld, directeur adjoint des divisions Moyen-Orient et Afrique du Nord et Droits des enfants, et Rasha Younes, chercheuse sur les droits des personnes LGBT, ont fourni des analyses spécialisées. Salsabil Chellali, chargée des recherches sur la Tunisie, et Hager Harabech, Assistante de recherche senior ont également examiné ce rapport. Nissaf Slama, ex-assistante de recherche, a contribué aux recherches menées pour ce rapport. Danielle Serres a traduit le rapport en français.
Nous souhaitons exprimer notre gratitude à toutes les personnes qui nous ont parlé au cours de cette recherche, et surtout, aux survivantes de la violence masculine qui ont partagé leur temps, leurs traumatismes, leur honte, leur colère, leurs espoirs et leurs idées avec Human Rights Watch.
Nous sommes profondément redevables aux prestataires de services et aux activistes dont les analyses complètes composent ce rapport. Nous sommes particulièrement reconnaissants du généreux soutien de : Olfa Abadi et Zaineb Mharek de l’ADDCI de Zarzis ; Naima Gharsallah et son équipe de Voix d’Eve ; Karima Brini de l’AFC à Al Kef ; Henda Thlijene de l’Association Femme et Progrès ; Khaled Ghrairi de DAMJ ; Zeineb Beji et son équipe de Médecins du Monde ; Ramla Ayadi de Oxfam et de la CNAV ; Monia Kari, ancienne directrice de l’Observatoire national pour l'élimination des violences faites aux femmes ; Arbia Alahmar de l’UNFT ; Faten Sebei, Juge à la Cour d'Appel de Tunis ; l’avocate Bochra Belhaj Hmida ; Hassen Haj Messaoud, de Avocats sans frontières ; Meriem Bellamine de Danner ; Abdelhamid Naoui, Président du tribunal de première instance de Al Kef ; Darine Elouaer de TAMMS ; Ali Bousselmi de Mawjoudin ; et Sara Medini de Aswat Nissa.