(Tunis, le 3 août 2012) – Un projet de loi visant à pénaliser les attaques contre le « sacré » menace la liberté d’expression. C’est le groupe du parti islamiste Ennahda qui a présenté le projet de loi devant l’Assemblée nationale constituante le 1er août 2012.
L’ébauche du texte de loi prévoirait des peines de prison et des amendes pour des offenses formulées de façon très générale, comme le fait d’insulter ou de se moquer de la « sacralité de la religion ». En principe, le droit international des droits humains interdit de pénaliser la diffamation de la religion. Ennahda occupe une majorité de sièges à l’Assemblée et ses membres ont des postes clés au gouvernement, dont le Premier ministre et le ministre de la Justice.
« S’il était adopté, ce projet de loi introduirait une nouvelle forme de censure dans un pays qui en a déjà tellement souffert sous le président déchu », a déclaré Eric Goldstein, directeur adjoint de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord à Human Rights Watch.
Le projet de loi ajouterait un article au code pénal tunisien, qui rendrait la violation du « sacré » passible d’une peine allant jusqu’à deux ans de prison ou 2 000 dinars d’amende (1 236 US$). La loi définit le Sacré comme étant « Allah tout-puissant, ses prophètes, les livres sacrés, la sunna de son dernier prophète Mohammed, la Kaaba, les mosquées, les églises et les synagogues ». La Kaaba est le site le plus sacré de l’islam.
Le projet de loi précise que l’offense peut prendre la forme d’insultes, d’ironie, de sarcasme, de dérision ou bien de la profanation physique ou morale de la sacralité des valeurs religieuses. L’offense pourrait être commise par des mots, des images ou des actes. La loi pénaliserait aussi toute représentation figurative de Dieu et des prophètes.
Ennahda avait annoncé son intention de présenter une telle loi suite à des manifestations de grande ampleur, le 10 juin, contre une exposition d’art près de Tunis qui présentait des œuvres jugées par certains Tunisiens insultantes envers l’islam et les sentiments des musulmans. Le groupe de Ennahda à l’assemblée avait émis un communiquédéclarant que « la liberté d’expression et la liberté de création artistique, même si elles font partie des libertés que nous approuvons, ne devraient pas être absolues et sans contrôle ».
Selon la Loi d’organisation provisoire des pouvoirs publics, qui est la constitution de facto pour la période intermédiaire précédant l’adoption d’une constitution définitive, les lois relatives aux droits et aux libertés prennent la forme de « lois organiques ». Adopter ou amender de telles lois exige l’approbation d’une majorité absolue de membres de l’assemblée – 109 sur 217 –, en vertu des règles de procédure de cette institution.
Les textes du droit international des droits humains, dont le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) et la Charte africaine des droits de l'Homme et des peuples, tous deux ratifiées par la Tunisie, garantissent la liberté d’expression et n’autorisent les gouvernements à la limiter que sous des circonstances à la fois restreintes et clairement définies.
Les organisations de défense des droits humains ont affirmé à de nombreuses reprises que la protection juridique de la liberté d’expression interdisait de pénaliser les discours jugés diffamatoires contre une religion. Le comité des droits de l’Homme des Nations Unies, qui donne l’interprétation définitive du PIDCP, a soutenu en 2011 que « les interdictions des manifestations de manque de respect à l’égard d’une religion ou d’un autre système de croyance, y compris les lois sur le blasphème, sont incompatibles avec le pacte », sauf dans des circonstances très limitées énoncées par le pacte, concernant l’appel à la haine religieuse qui constitue une incitation à la discrimination, à l'hostilité ou à la violence.
Le Conseil des droits de l’Homme de l’ONU, constitué de pays du monde entier, dans son importante résolution 16/18 de mars 2011, s’est mis d’accord par consensus pour abandonner toute notion de diffamation de la religion en tant que restriction admissible de la liberté d’expression.
Le groupe de Ennahda, dans un document joint au projet de loi, a soutenu qu’il était nécessaire de combler l’absence de législation qui pénalise les offenses à la religion en Tunisie.
Pourtant, depuis que Zine El Abidine Ben Ali a été expulsé de la présidence en janvier 2011, les tribunaux tunisiens ont emprisonné des gens pour des discours jugés insultants envers l’islam ou les musulmans, et ce en l’absence de telles lois. Ils se sont servis de l’article 121-3 du code pénal, qui pénalise les actes troublant l’ordre public ou les bonnes mœurs. Récemment, un tribunal à Mahdia a condamné deux jeunes hommes à sept ans et demi de prison pour avoir publié sur internet des caricatures et des commentaires se moquant du prophète Mohammed de façon obscène.
« Les législateurs tunisiens devraient travailler à abolir les lois qui sont toujours utilisées pour museler la liberté d’expression, au lieu d’en ajouter », a conclu Goldstein.