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Après vingt et un ans passés confortablement en exil au Sénégal à la suite de son renversement, l'ancien dictateur tchadien Hissène Habré pourrait enfin être jugé pour les exactions qu'il a commises à l'encontre de son propre peuple. Le 24 juillet, quatre jours après que la Cour internationale de justice a conclu que le Sénégal devait traduire Hissène Habré en justice "sans autre délai" à défaut de l'extrader, le Sénégal et l'Union africaine ont convenu d'un plan pour instaurer un tribunal spécial – des "Chambres africaines extraordinaires au sein des juridictions sénégalaises", pour juger Hissène Habré. Le nouveau président du Sénégal, Macky Sall, a déclaré qu'il souhaitait que la procédure commence avant la fin de l'année.

Maintes promesses ont déjà été faites auparavant, mais si l'affaire devait aller de l'avant, cela constituerait un revirement de situation dramatique pour Hissène Habré et ses victimes. Bien qu'accusé de milliers d'assassinats politiques et d'usage systématique de la torture pendant son règne de 1982 à 1990, Habré s'est paisiblement installé dans ses deux villas du bord de mer à Dakar, utilisant les millions qu'il aurait volés au Tchad pour développer un puissant réseau de partisans au Sénégal.

En 2000, Hissène Habré a été mis en examen par un juge sénégalais pour crimes contre l'humanité et actes de torture. En invoquant prétexte après prétexte, l'ancien président Abdoulaye Wade a réussi à retarder le jugement de Hissène Habré, faisant de la saga des victimes un "interminable feuilleton politico-judiciaire" selon les propres mots de l'archevêque Desmond Tutu, lauréat du prix Nobel de la paix.

Seules la ténacité et la persévérance d'un groupe de survivants ont permis la poursuite de l'affaire pendant de si nombreuses années. Souleymane Guengueng, qui a failli mourir de la dengue pendant les deux années et demie passées dans les prisons de Hissène Habré et qui a vu des dizaines de ses compagnons de cellule décéder, a fait le serment de se battre pour obtenir justice s'il sortait vivant de prison. C'est dans des conditions difficiles qu'il est parvenu à rassembler survivants, veuves et orphelins au sein d'une association au Tchad. En 2000, il s'est rendu avec ses compagnons au Sénégal pour porter plainte contre l'ancien homme fort de N'Djaména.

Sous les menaces de plus en plus pressantes des sbires de Hissène Habré toujours présents au Tchad, Souleymane Guengueng n'a eu d'autre choix que de s'exiler. Il a été remplacé par Clément Abaïfouta, le "fossoyeur", dont la sinistre tâche, alors qu'il était prisonnier, consistait à enterrer les cadavres de ses codétenus dans des fosses communes. Leur avocate, Jacqueline Moudeïna, a depuis 2001 des éclats d'obus dans la jambe, victime d'une attaque à la grenade perpétrée par l'un des chefs de la sécurité de Hissène Habré, revenu dans la capitale tchadienne comme chef de la police. L'affaire s'est presque terminée en 2001, lorsque les tribunaux sénégalais, après l'ingérence du président Wade, ont conclu qu'ils ne pouvaient pas juger Hissène Habré pour des crimes commis à l'étranger. Mais certaines victimes ont déposé un recours en Belgique qui, grâce à sa législation de compétence universelle, a traité de nombreux cas de crimes internationaux. Comme le gouvernement tchadien a levé l'immunité de son ancien chef d'Etat, l'affaire a pu se poursuivre – à la différence des plaintes déposées à Bruxelles contre Ariel Sharon ou George Bush – et une enquête belge de quatre ans a débouché sur l'inculpation de Hissène Habré. La Belgique a transmis en 2005 une demande d'extradition au Sénégal.

Wade s'est alors tourné vers l'Union africaine, qui a appelé le Sénégal à juger Hissène Habré à Dakar "au nom de l'Afrique". Wade y a consenti mais a différé la procédure pendant des années en exigeant auprès de la communauté internationale des sommes initiales exorbitantes pour le procès. Puis, lorsque les donateurs se sont finalement mis d'accord sur un budget de 8,6 millions d'euros en 2010, Wade a tout annulé.

La Belgique, qui soutient les victimes de Habré depuis onze ans, a considérablement fait monter les enjeux en portant l'affaire devant la Cour internationale de justice de La Haye, dont la récente décision marque un tournant important. En juin, la secrétaire d'Etat américaine Hillary Clinton avait également appelé le Sénégal à prendre des "mesures concrètes" pour juger Hissène Habré ou l'extrader vers la Belgique.

Le président sénégalais Sall s'est toutefois engagé à rompre avec le clientélisme et la corruption de l'ère Wade. Le président et la nouvelle ministre de la justice, Aminata Touré, surnommée "Mimi la tempête" par la presse locale, ont mis en place un tribunal spécial pour examiner les fraudes et les biens mal acquis de l'ancien président Wade et de ses alliés, et font pression pour récupérer les biens publics cachés à l'étranger. Ils considèrent que l'affaire Hissène Habré relève de leur campagne officielle contre l'impunité et ont accepté d'inclure des magistrats d'autres pays africains pour juger l'affaire.

Une action rapide est désormais indispensable avant que davantage de survivants ne meurent sans avoir pu obtenir justice. Le Sénégal doit rapidement mettre en œuvre le plan du tribunal et les donateurs doivent se tenir prêts pour son financement. Les crimes présumés sont très graves : il y a plusieurs années, j'ai découvert des dossiers abandonnés de la police politique de Hissène Habré, répertoriant 12 321 victimes d'abus, y compris 1 208 personnes tuées ou mortes en prison. Fort heureusement, le procès ne durera pas des années car les statuts du tribunal permettront de ne poursuivre que les crimes les plus graves.

Certains dirigeants africains ont tendance à déclarer que l'Afrique est injustement visée par les tribunaux internationaux. Le véritable problème, cependant, réside dans le manque criant de justice à opposer aux crimes commis par certains despotes africains. Un procès juste et équitable de Hissène Habré porterait un coup au cycle de l'impunité profitant aux dirigeants qui brutalisent leurs citoyens, pillent leur trésor public et, lorsque leur temps est venu, filent à l'étranger pour se rapprocher de leurs comptes bancaires. Il s'agirait là d'un précédent important : montrer que les tribunaux africains peuvent, eux aussi, juger les pires crimes commis en Afrique.

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