Lors de mon retour à Abidjan mi-janvier, j’ai vu les lumières scintillantes installées le long du pont menant au centre-ville pour célébrer 2012 comme une année de réconciliation. J’ai demandé au chauffeur du taxi comment les choses avançaient et il m’a répondu : « le gouvernement Ouattara a fait plus de travail en 10 semaines que le gouvernement Gbagbo en 10 ans ». Dans tout le pays, les routes auparavant creusées de nids de poule sont en cours de réparation, les ordures qui s’amoncelaient dans les rues sont ramassées et les soins dans les hôpitaux publics sont généralement gratuits, même si les patients doivent souvent payer les médicaments, les seringues et les autres outils nécessaires aux médecins.
Ces initiatives ne s’arrêtent pas aux seuls travaux publics. Le président Alassane Ouattara a ordonné aux ministères d’établir des plans de travail avec des objectifs concrets et des calendriers. Des résultats sont attendus et, lorsqu’ils sont obtenus, ils sont salués par le président. La corruption ministérielle n’est pas tolérée.
Naturellement, ces actions séduisent la France et les autres partenaires internationaux. La France a joué un rôle crucial pendant la crise en faisant en sorte que la victoire électorale de Ouattara soit confirmée, en marginalisant le camp Gbagbo par des sanctions et une pression diplomatique et en arrêtant l’ancien président au milieu de son arsenal lourd. À juste titre, la France a fortement investi en Côte d’Ivoire et a porté une attention particulière aux premières réalisations du gouvernement Ouattara. Mais la France devrait s’inquiéter du fait que certaines racines du conflit restent largement intactes : un système judiciaire politisé et l’impunité pour ceux qui sont au pouvoir.
Le système judiciaire ivoirien est politisé. Ce n’est pas nouveau : au cours de l’ère Gbagbo, il n’y avait déjà pas de justice indépendante. Mais le maintien de cette forme de justice est l’une des préoccupations majeures exprimées lors de réunions avec la société civile ivoirienne, y compris avec les organisations pro-Ouattara. Le président Ouattara a appelé à la fin de la corruption judiciaire et a significativement augmenté le budget ivoirien en faveur de l’État de droit. Cependant, les chefs de file de la société civile mettent en avant plusieurs décisions récentes, dont certaines sur l’application de la libération conditionnelle, qui semblent influencées par la politique. Le système judiciaire ivoirien ne manque pas d’avocats et de juges compétents, mais un système judiciaire fonctionnel exige l’absence d’interférence.
Une seconde inquiétude concerne la justice des vainqueurs. Il est vrai que le conflit trouve son origine dans le refus de Gbagbo de renoncer au pouvoir et dans la manipulation politique de l’ethnicité par son gouvernement. Les unités de sécurité d’élite et les milices loyales à Gbagbo ont perpétré la plupart des abus commis entre décembre 2010 et février 2011. Cependant, après que les Forces républicaines (FRCI) de Ouattara ont lancé leur offensive militaire au début du mois de mars, celles-ci ont, elles aussi, perpétré des meurtres et des viols pour des motifs politiques et ethniques. Human Rights Watch, la Fédération internationale des droits humains, Amnesty International, les opérations des Nations unies en Côte d’Ivoire et une commission internationale d’enquête établie par le Conseil des droits de l’homme des Nations unies ont tous mis en cause les deux camps pour des crimes de guerre et probablement des crimes contre l’humanité. Pourtant, jusqu’ici les procureurs militaire et civil ont inculpé au moins 120 personnes du camp Gbagbo pour des crimes post-électoraux, mais aucun membre des FRCI.
Les hauts responsables du gouvernement que j’ai interrogés récemment ont justifié cette différence frappante par le fait que le procureur civil se concentre sur les crimes économiques à l’encontre de l’État, c’est-à-dire les crimes économiques commis contre le gouvernement Ouattara pendant le conflit (le pillage des banques par le gouvernement Gbagbo par exemple). Mais cela soulève une question évidente : pourquoi le procureur civil a-t-il choisi d’accorder la priorité au seul domaine dans lequel les forces pro-Ouattara ne sont, par définition, pas impliquées ?
Il ne fait aucun doute que les FRCI ont commis des actes de pillage, d’extorsion et de racket à grande échelle avant, pendant et après le conflit. Le rapport du groupe d’experts des Nations unies d’avril 2011 a identifié plusieurs commandants qui ont gagné des millions d’euros grâce à leur système de « taxation » avant la crise. Les entreprises d’Abidjan ont été massivement pillées par les deux camps alors que la bataille finale faisait rage et après l’arrestation de Gbagbo. L’International Crisis Group a publié un rapport en décembre 2011 montrant que les actes de racket et d’extorsion se poursuivent sous les ordres de certains commandants des FRCI. Cependant, des responsables du gouvernement m’ont expliqué que le procureur civil n’était pas prêt à se pencher sur les crimes économiques commis à l’encontre des individus ou des entreprises.
Bien plus préoccupant encore, étant donné la nature des atrocités du conflit, est le fait que les responsables du gouvernement ont indiqué que le procureur civil n’était pas prêt à engager des poursuites judiciaires contre les auteurs de crimes violents. Or il semble que cette explication vise surtout à faire diversion, car le procureur militaire de Côte d’Ivoire, lui, a engagé des procédures judiciaires pour meurtre et pour d’autres crimes violents contre les hauts responsables militaires du gouvernement Gbagbo. Le 17 mars 2011, le président Ouattara a signé un décret faisant des FRCI l’armée officielle. Or la majorité des crimes perpétrés par les forces pro-Ouattara, dans l’ouest du pays et à Abidjan, a eu lieu après cette date. Si le procureur militaire a la capacité d’enquêter et d’inculper des responsables militaires du camp Gbagbo, il devrait également pouvoir poursuivre en justice les responsables des FRCI impliqués dans des crimes violents.
Alors que la stabilité est revenue, des personnes des deux camps me racontent que « la haine dans leurs cœurs » n’est pas éteinte. La plupart des Ivoiriens qui ont voté pour Gbagbo que j’ai interrogés expliquent qu’ils pourraient accepter le transfèrement de Gbagbo à La Haye ainsi que l’inculpation de nombre de leurs anciens chefs de file civils et militaires, car ces hommes ont contribué à détruire leurs vies. Ce qu’ils disent ne pas pouvoir accepter est que ceux qui ont tué des membres de leurs familles et incendié leurs villages sont toujours libres. Nombre d’entre eux ont obtenu des promotions militaires et sont toujours présents de manière visible dans les zones où des crimes graves ont été commis.
Il est temps pour la France de montrer qu’en plus de soutenir le gouvernement Ouattara, elle se range du côté de toutes les victimes de la crise ivoirienne. La croissance économique et une bonne gouvernance, bien qu’essentielles, n’effaceront pas « la haine dans le cœur des gens ». Elles ne combleront pas les profonds fossés qui demeurent entre les communautés. Elles ne mettront pas fin à l’impunité et au système judiciaire politisé qui a détruit l’État de droit et a conduit la population à rendre justice elle-même plutôt que d’en référer aux tribunaux.
Les lumières scintillantes annonçant la réconciliation en 2012 ne brilleront de mille feux que lorsque la justice impartiale cessera d’être une promesse pour devenir réalité. Neuf mois après l’arrestation de Gbagbo, la France doit indiquer clairement que le temps des promesses et des atermoiements est terminé. Le passage à l’action n’a que trop tardé.
Matt Wells est chercheur sur l’Afrique de l’Ouest à Human Rights Watch.