Monsieur le Garde des Sceaux,
Monsieur le Ministre,
Très prochainement, la France sera dotée d’un pôle judiciaire spécialisé dans les crimes de guerre, crimes contre l’humanité, génocide et torture. Elle rejoindra ainsi un nombre grandissant d’Etats ayant créé des structures similaires afin de mieux remplir leurs obligations en droit international en matière de lutte contre l’impunité des crimes les plus graves.[1] Nos organisations s’en félicitent.
En effet, l’adoption, le 16 novembre dernier, par le Parlement du projet de loi relatif à la répartition du contentieux, est un premier pas important vers l’accomplissement de l’engagement pris par Monsieur Bernard Kouchner et Madame Michèle Alliot-Marie dans une tribune publique datant de janvier 2010, qui proposait la création du pôle et affirmait que « la France ne sera[it] jamais un sanctuaire pour les auteurs de génocide, crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité. »
Mais ce n’est que le premier pas.
Il vous appartient désormais de faire en sorte que ce pôle ne soit pas une coquille vide qui, au-delà de sa création formelle, ne changerait rien à la capacité réelle du système judiciaire de véritablement mettre fin à l’impunité des suspects de crimes internationaux qui se trouvent sur le territoire français. Ceci exige de doter le pôle de ressources adéquates et de s’assurer qu’il bénéficie de tous les soutiens dont il aura besoin pour mener à bien sa mission. Nos organisations vous avaient déjà écrit en mars dernier afin de vous soumettre quelques idées à ce sujet tirées de l’expérience de structures similaires existant dans d’autres pays.[2]
Il est essentiel que le pôle bénéficie d’un nombre suffisant de magistrats et de ressources adaptées. Selon les informations à notre disposition, le pôle est en train d’être mis en place et sera opérationnel au 1er janvier 2012. Dans les jours qui viennent, vous déciderez du nombre de personnels à y affecter. Ce pôle a vocation à remédier à un certain nombre de problèmes qui empêchaient l’avancement d’affaires en cours, ainsi qu’à permettre à la France de mettre en œuvre une politique pénale ambitieuse en matière de poursuite de graves crimes internationaux. Parmi ces obstacles, on notera le manque de disponibilité des juges d’instruction et magistrats du parquet, leur manque de spécialisation ou d’expertise dans ces affaires qui sont caractérisées par une grande technicité, ou encore l’éclatement géographique du contentieux. Nous espérons que la mise en place du pôle coïncidera avec une politique pénale plus ambitieuse en ce qui concerne la poursuite des crimes internationaux les plus graves.
Pour améliorer véritablement la situation, il est impératif que le pôle soit pourvu d’un nombre suffisant de juges d’instruction et de magistrats du parquet travaillant à temps plein sur ces affaires. Une publication spécialisée citait récemment un porte-parole du ministère de la Justice à propos de l’affectation probable de quatre juges d’instruction, un procureur, six assistants spécialisés et de deux greffiers au pôle.[3] Si nos organisations se féliciteraient de la création de postes d’assistants spécialisés, l’affectation de quatre juges d’instruction et d’un magistrat du parquet seulement à ce pôle semble insuffisante. Comme vous le savez, les personnels concernés s’étaient quant à eux prononcés en faveur de six juges d’instruction et trois magistrats du parquet au vu du contentieux et de la charge de travail qui leur échoient. Avec plus de vingt affaires en attente en ce qui concerne le génocide rwandais seulement et d’autres qui devraient arriver d’autres juridictions une fois que le pôle sera en place, il est essentiel que le pôle ait la possibilité de pouvoir traiter plusieurs affaires simultanément. Le pôle devrait également bénéficier de ressources budgétaires suffisantes pour entreprendre les enquêtes nécessaires, notamment dans les pays où les crimes ont été commis.
Le pôle judicaire devra de plus être appuyé d’une solide équipe d’enquêteurs. Selon les informations à notre disposition, le ministère de l’Intérieur a déjà créé une équipe d’enquêteurs spécialisés dans les affaires de crimes internationaux au sein de la Section de Recherches de la Gendarmerie de Paris, entièrement dédiée à collaborer avec le pôle spécialisé. Ceci est une initiative essentielle pour le fonctionnement efficace du pôle d’instruction. Il nous paraît important que cette équipe comporte un nombre suffisant d’officiers de police judiciaire. De plus, nous réitérons[4] notre appel à Monsieur le Ministre de l’Intérieur de créer un « office central » spécialisé dans les crimes internationaux, à l’instar d’autres offices centraux existant déjà en matière de criminalité organisée ou de trafic de stupéfiants, et qui intégrerait les effectifs déjà opérationnels au sein de la Section de Recherches de la Gendarmerie de Paris. Un office central permettrait de développer une approche systématique, stratégique et coordonnée des enquêtes concernant les crimes internationaux. Il pourrait également améliorer la coopération internationale opérationnelle en la matière, au niveau européen et au delà.
Le champ d’action du pôle est voué à évoluer au-delà des affaires qui concernent le génocide rwandais. Nos organisations profitent de ce courrier pour souligner et saluer le fait que les parlementaires ont élargi le mandat du pôle (initialement limité aux crimes contre l’humanité et au génocide) pour y inclure les crimes de guerre et la torture. S’il est compréhensible que le pôle accorde une grande importance aux affaires liées au génocide rwandais qui sont en souffrance depuis de nombreuses années, il est essentiel pour son image et sa crédibilité que le pôle soit rapidement saisi d’affaires touchant à d’autres pays, que ce soit par le transfert d’affaires déjà instruites dans d’autres juridictions ou par l’attribution d’affaires à venir. Il serait également utile de formaliser les modalités de coopération entre l’OFPRA et le pôle spécialisé (par la signature d’un protocole d’accord et la formulation d’une procédure, par exemple) en ce qui concerne les dossiers définitivement rejetés en application de l’article 1F de la Convention de Genève relative au statut des réfugiés.[5] Il est à noter qu’une telle coordination est encouragée par la décision 2003/335/JAI du Conseil Européen, datant de 2003.[6]
Comme vous le savez, nos organisations font campagne depuis plusieurs années pour la création de ce pôle spécialisé. Nous nous réjouissons de sa création prochaine.
Nos organisations suivront avec beaucoup d’attention la mise en place du pôle dans les semaines à venir et nous espérons que les décisions que vous prendrez en termes d’affectation de personnel et de ressources reflèteront une approche ambitieuse et déterminée qui permettra au pôle d’être véritablement efficace.
Veuillez agréer, Monsieur le Garde des Sceaux, Monsieur le Ministre, l’expression de notre haute considération,
Geneviève Garrigos, Présidente d'Amnesty International France
Souhayr Belhassen, Présidente, Fédération internationale des ligues des droits de l'Homme - FIDH
Jean-Marie Fardeau, Directeur France, Human Rights Watch
Pierre Tartakowsky, Président, Ligue des droits de l’Homme
Carla Ferstman, Directrice, REDRESS
[1]Voir l’article 4 de la Décision 2003/335/JAI du Conseil du 8 mai 2003 concernant les enquêtes et les poursuites pénales relatives aux génocides, aux crimes contre l'humanité et aux crimes de guerre, http://www-securint.u-strasbg.fr/pdf/l_11820030514fr00120014.pdf, consultée le 30 novembre 2011.
[2]« Recommandations relatives à l’établissement d’un pôle spécialisé dans les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité au tribunal de grande instance de Paris, » Mars 2011, Amnesty International, Fédération Internationale des ligues des Droits de l’Homme, Human Rights Watch, Ligue des Droits de l’Homme et REDRESS, https://www.hrw.org/fr/news/2011/03/16/france-recommandations-sur-l-tabli....
[3]« France/Rwanda : Quatre juges pour le pôle judiciaire spécialisé dans les crimes graves, » Fondation Hirondelles, 18 novembre 2011, http://fr.hirondellenews.com/content/view/16967/325/, consulté le 29 novembre 2011.
[4]Voir page 5 des «Recommandations relatives à l’établissement d’un pôle spécialisé dans les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité au tribunal de grande instance de Paris. »
[5]L’article 1F de la Convention relative au statut des réfugiés prévoit qu'une personne est inéligible à la protection offerte par la Convention s’il existe des raisons sérieuses de penser qu'elle a commis un ‘crime contre la paix, un crime de guerre, un crime contre l’humanité’ ou un ‘crime grave de droit commun en dehors du pays d’accueil avant d’y être admise comme réfugié.’ Convention adoptée le 28 juillet, 1951, GA Res. 429 (v), entrée en vigueur le 22 avril, 1954.
[6]Voir l’article 2 de la Décision 2003/335/JAI du Conseil du 8 mai 2003 concernant les enquêtes et les poursuites pénales relatives aux génocides, aux crimes contre l'humanité et aux crimes de guerre, http://www-securint.u-strasbg.fr/pdf/l_11820030514fr00120014.pdf, consultée le 30 novembre 2011.