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Sénégal : Lettre de plusieurs organisations de défense des droits humains concernant l'affaire Habré

Le courrier adressé au Président de la République encourage le Sénégal à adopter le projet de l'Union africaine

Dakar, N'Djamena, Bruxelles, Paris, le 17 mars 2011

Monsieur le Président de la République,

Par la présente, nous souhaitons attirer votre attention sur les enjeux des discussions qui se tiendront entre le Sénégal et l'Union africaine à Addis Abeba les 23 et 24 mars prochains, concernant le Statut de la juridiction destinée à juger l'ancien président tchadien, Hissène Habré.

Excellence, Monsieur le Président de la République, comme vous le savez, l'Union africaine, représentée par S.E.M. Ramtane Lamamra le 12 janvier dernier, vous a soumis un projet de Statut de « Chambres Africaines Extraordinaires au sein des tribunaux sénégalais pour la poursuite des crimes commis au Tchad » en réponse à la décision de la Cour de Justice de la CEDEAO du 18 novembre 2010. Nous avons pu examiner une copie de ce projet et sommes convaincus qu'il répond aux exigences de la Cour, tout en présentant une solution efficace pour le procès, trop longtemps différé, de M. Hissène Habré, et ce dans les limites budgétaires mises à disposition par la communauté internationale lors de la table ronde des donateurs du 24 novembre 2010.

En effet, puisque la Cour de Justice de la CEDEAO a décidé que le Sénégal devait juger Hissène Habré dans le cadre d'une « procédure spéciale ad hoc à caractère international », le projet de l'Union africaine propose la création de Chambres Africaines Extraordinaires dont les présidents de la Chambre d'assises et de la Chambre d'appel seraient nommés par le président de la Commission de l'Union africaine.

Nous avons lu, dans le quotidien français La Croix, vos remarques suggérant que le projet de Statut de l'Union africaine pourrait ne pas être en conformité avec la décision de la Cour de Justice de la CEDEAO. De même, le Ministre des Affaires étrangères sénégalais, Madické Niang, dans un article de Jeune Afrique du 4 mars 2011, explique que ce que «préfèrerait » le Sénégal « c'est que Habré soit jugé par un tribunal ad hoc en Afrique mais hors du Sénégal ». En conséquence, nous souhaiterions attirer votre attention sur les considérations suivantes:

1.   Le fondement juridique de l'arrêt de la CEDEAO est vivement critiqué par des juristes renommés.

Cet arrêt a été qualifié de « bizarre » par le président de la section irlandaise de l'International Law Association. Le Journal of International Criminal Justice dirigé par le professeur Antonio Cassese, conclut que la Cour de Justice interprète de manière erronée certains principes du droit pénal et - pire encore - que le raisonnement de la Cour a probablement été inspiré par des « considérations politiques » (cf. annexe). Enfin, dans l'INSIGHT de l'American Society of International Law, un juriste du Haut-commissariat des Nations Unies aux droits de l'Homme note que « l'affirmation d'une coutume [internationale qui exige la création d'une juridiction ad hoc]  est difficile à harmoniser avec toute une série de cas dans lequel les juridictions nationales ont rétroactivement exercé leur compétence sur les crimes internationaux ».

Tout d'abord, Excellence, Monsieur le Président de la République, notez qu'il nous apparait tout à fait normal que le Sénégal souhaite respecter la décision de la Cour de Justice de la CEDEAO. Cependant, les critiques unanimes dont cette décision fait l'objet suggèrent que l'on n'en donne pas une interprétation extensive.

Notons d'ailleurs que, suite à la décision, le juriste du Haut-commissariat des Nations Unies précédemment évoqué a estimé qu'une solution envisageable serait la création de Chambres Extraordinaires au sein des tribunaux sénégalais composées de juges sénégalais et de juges nommés par la communauté internationale, soit exactement le projet proposé par l'Union africaine.

2.  En outre, le projet de Statut de l'Union africaine a pour avantage essentiel de demeurer dans les limites des ressources budgétaires annoncées par la communauté internationale.

Comme vous vous en rappellerez, le budget pour le procès de Hissène Habré a fait l'objet d'intenses négociations ces dernières années. Le budget final de 11,7 millions de dollars US, accepté par l'Union africaine, l'Union européenne et le Sénégal a été entièrement couvert par les contributions annoncées lors de la table ronde des donateurs du 24 novembre dernier. D'autre part, bien que les contributions de certains pays, tels que les États-Unis, soient encore attendues, il est pour autant peu probable que le montant total soit significativement supérieur.

Dès lors, la création d'une nouvelle juridiction dans les limites budgétaires prévues constitue un véritable défi. La proposition de l'Union africaine fournirait à cet égard une solution dans le cadre des ressources budgétaires disponibles. 

En effet, les deux juges nommés par l'Union africaine, qui constitueront la dépense la plus importante à ajouter au budget approuvé lors de la table ronde des donateurs le 24 novembre, n'entreront en fonction que lorsque la procédure le réclamera. La nomination de juges internationaux supplémentaires pourrait grever considérablement le budget. Pour exemple, les dépenses liées à l'emploi d'un juge international à plein temps, coûte, sur trois ans, environ un million de dollars US. De plus, le projet de Statut fait état d'une limitation des poursuites par les Chambres à « un échantillon représentatif des crimes les plus graves relevant de leur compétence », permettant ainsi de limiter les coûts.

Rappelons à cet égard que la création d'un nouveau tribunal sur le modèle du Tribunal Spécial pour la Sierra Leone, qui a coûté jusqu'à présent plus de 225 millions de dollars, n'est pas envisageable. En 2006, le Comité d'Éminents Juristes Africains nommés par l'Union africaine pour examiner les différentes possibilités pour juger Hissène Habré, avait conclut qu'un « tribunal ad hoc, quelle qu'en soit la forme, coûterait cher et retarderait le début du procès d'Habré ». Ainsi toute tentative visant à créer un tribunal ad hoc sur le modèle de la Sierra Leone ou à augmenter le personnel international de façon significative sera perçue comme un moyen « d'enterrer » le dossier Habré.

Excellence, nous souhaitons vous rappeler que cette affaire relève entièrement de la responsabilité du Sénégal qui a, seul, l‘obligation d'honorer ses engagements internationaux par la poursuite ou l'extradition de Hissène Habré, tel que l'a rappelé le Comité des Nations Unies contre la torture à plusieurs reprises. L'Union africaine a, il est vrai, apporté son soutien politique et financier, mais ne peut en aucun cas « reprendre » un dossier qui n'est pas le sien. A cet égard, le Sénégal a exprimé clairement devant la Cour internationale de Justice, le 8 avril 2009, dans le cadre de l'affaire l'opposant à la Belgique, que le « Sénégal tient [...] à préciser, de manière définitive, et pour lever toute équivoque ou malentendu, pour de bon, qu'il est bien lié, comme Etat, par la convention de 1984 [Convention contre la torture]. Le fait que l'organisation du procès Habré puisse impliquer une organisation comme l'Union africaine n'enlève absolument rien des devoirs et droits qui résultent pour elle de la qualité de partie à cette convention. C'est bien en tant que partie à la convention que la République du Sénégal exécute ses obligations, et non en vertu d'un mandat de l'Union africaine ».

Nous espérons vivement que les discussions entre la mission sénégalaise et l'Union africaine à Addis Abeba, à la fin de ce mois, apporteront une solution effective et définitive à l'impunité de Hissène Habré en territoire sénégalais. La communauté internationale a les yeux fixés sur la Sénégal, au moment où les peuples africains montrent leur engagement en faveur de la justice internationale.

Dans l'espoir que vous prêterez attention à nos recommandations, nous vous prions de recevoir, Monsieur le Président, l'expression de notre plus haute considération.

 

Reed BRODY

Human Rights Watch

 

Alioune TINE

Rencontre Africaine pour la Défense des Droits de l'Homme (RADDHO)

 

Clément ABAIFOUTA

Association des Victimes des Crimes du Régime de Hissène Habré

 

André BARTHELEMY

Agir Ensemble pour les Droits de l'Homme

 

Me Assane Dioma NDIAYE

Ligue sénégalaise des Droits Humains

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