(Le Caire, le 31 janvier 2011) - La torture est un problème endémique en Égypte et la colère suscitée par les exactions policières a été l'un des éléments moteurs des manifestations de masse des derniers jours, a déclaré Human Rights Watch dans un rapport publié aujourd'hui. Le gouvernement devrait dans les plus brefs délais mettre fin à de telles exactions, engager des poursuites judiciaires contre les auteurs d'actes de torture et abroger les lois sur l'état d'urgence qui engendrent une culture de l'impunité pour les forces de sécurité, a ajouté Human Rights Watch.
Le rapport de 95 pages, intitulé « ‘Work on Him Until He Confesses': Impunity for Torture in Egypt» (« Travaillez-le jusqu'à ce qu'il avoue : L'impunité relative à la torture en Égypte ») expose la manière dont le gouvernement du président Hosni Moubarak tolère implicitement les exactions policières en omettant de s'assurer que les agents du maintien de l'ordre accusés d'actes de torture fassent l'objet d'enquêtes et de poursuites pénales, laissant ainsi leurs victimes sans recours.
« Les Égyptiens méritent que la pratique bien enracinée de la torture soit éliminée une fois pour toutes », a déclaré Joe Stork, directeur adjoint de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord à Human Rights Watch. « Le bilan déplorable du gouvernement égyptien en matière de torture est l'un des principaux facteurs incitant les foules à continuer de descendre dans la rue aujourd'hui\.»
L'affaire Khaled Saïd, un homme de 28 ans battu à mort par deux policiers en civil dans une rue d'Alexandrie en juin dernier, a fait la une des journaux égyptiens et a déclenché une série de manifestations à travers le pays. Le procureur local avait au départ classé le dossier et ordonné l'inhumation de la victime, mais l'escalade des protestations publiques a contraint le Procureur public à rouvrir l'enquête et à renvoyer l'affaire devant les tribunaux. Le groupe Facebook « Nous sommes tous Khaled Saïd » a aidé à déclencher les manifestations massives le 25 janvier 2011.
Le rapport de Human Rights Watch demande instamment à ce que des réformes juridiques, structurelles et politiques soient immédiatement initiées pour que les auteurs de tortures puissent être déférés devant les juges et empêcher ainsi de futures exactions. Le rapport examine des dizaines de cas de torture et de décès pendant la garde à vue, suite auxquels les victimes ou leurs familles ont porté plainte.
La grande majorité des plaintes pour torture n'arrive jamais devant les tribunaux, pour diverses raisons constatées par Human Rights Watch : les menaces proférées par la police à l'encontre des victimes et des témoins qui portent plainte, l'absence d'un cadre juridique adéquat, et les longs délais avant la demande officielle d'un examen médico-légal des blessures. En outre, quand un policier est accusé de torture, ce sont généralement des membres de sa propre unité qui sont chargés de recueillir des preuves et convoquer des témoins.
L'affaire Saïd, cependant, a été une exception. C'est l'un des rares cas dans lesquels la couverture médiatique et l'indignation du public ont incité des hauts responsables du bureau du Procureur public à s'occuper du dossier, condition essentielle pour que soit menée une enquête plus rapide et complète. Des statistiques officielles publiées en novembre 2009 révèlent que les tribunaux égyptiens n'ont condamné que six policiers pour torture et traitements inhumains entre 2006 et 2009, bien que des centaines de plaintes pour torture et décès en détention aient été déposées. En juillet 2010, une cour d'appel d'Alexandrie confirmait une peine de cinq ans contre un septième policier.
« Que sept policiers seulement, en quatre ans, aient été condamnés dans un pays où la torture est systémiquement répandue, révèle un profond hiatus avec la réalité », a déclaré Joe Stork. « C'est un déni de justice pour des centaines de victimes et leurs familles.»
Human Rights Watch a constaté que les policiers recouraient systématiquement et délibérément à la torture et aux mauvais traitements dans les affaires pénales ordinaires et pour extorquer des aveux ou obtenir des informations de dissidents politiques et de « détenus de sécurité », ou tout simplement pour punir des détenus. Ahmad Abd al-Basha Mo'ez, un chauffeur de 22 ans du quartier d'Imbaba, au Caire, a déclaré à Human Rights Watch comment les agents l'avaient arrêté à son domicile en juillet 2010 :
Ils m'ont emmené au poste de police d'Imbaba et m'ont mis dans une salle où j'étais seul. Deux officiers de police sont entrés et m'ont dit d'avouer. Je leur ai dit : « Avouer quoi ? » - « Avouer le vol », m'ont-ils répondu. Le chef des enquêtes criminelles a alors dit : « Travaillez-le jusqu'à ce qu'il avoue. » Ils m'ont menotté les mains et m'ont suspendu à la porte pendant plus de deux heures. Ils m'ont fouetté les jambes, les plantes des pieds et le dos. Puis ils m'ont décroché de la porte et, avec un appareil qu'ils avaient amené, ils ont appliqué des décharges électriques sur mes bras, quatre à cinq fois, jusqu'à ce qu'ils produisent de la fumée. Pendant tout ce temps, ils répétaient : « Avoue ! ». Le lendemain, ils ont recommencé à me battre et m'ont fouetté le dos et les épaules avec un câble. Je me suis évanoui après avoir été battu pendant trois heures
Selon Human Rights Watch, L'impunité pour des actes de torture est particulièrement flagrante dans le cas de la SSI (State Security Investigations, agents de la sûreté intérieure), le département du ministère de l'Intérieur en charge de la surveillance des dissidents politiques. La SSI procède régulièrement à des disparitions forcées, détient des suspects tout en niant leur détention ou en refusant de donner des informations sur le lieu de détention et empêche tout contact avec les avocats, les médecins ou les familles des détenus.
Les lieux de détention de la SSI sont illégaux : la loi égyptienne interdit la détention dans des établissements autres que les prisons et les commissariats de police publics. En dépit de nombreux témoignages, le gouvernement nie y détenir et torturer des suspects. Détenir une personne en niant ou en refusant de reconnaître sa détention, de sorte que cette personne est privée de la protection de la loi, constitue une disparition forcée qui, comme la torture, est un crime grave au regard du droit international.
Aucun agent de la SSI n'a encore été reconnu coupable d'actes de torture, bien que, dans au moins trois cas, des agents aient comparu devant un tribunal. Un ancien membre des Frères musulmans, Nasr al-Sayed Hassan Nasr, a raconté à Human Rights Watch ses 60 jours de détention, les yeux bandés, dans des locaux de la SSI, en 2010.
Ils m'ont frappé au visage avec une chaussure. Ils m'ont donné des coups de pied dans les testicules jusqu'à ce que je tombe. Ils m'appliquaient des décharges électriques pour que je me relève puis me redonnaient des coups de pied dans les testicules. À un moment un des agents a tenté de m'étrangler. Un agent appelait les gardes et leur disaient : « A 16h00, je veux que vous ameniez la femme et les filles de Nasr ici et que vous les déshabilliez devant lui. »
Ils m'ont photographié nu, en train d'être torturé, et ont menacé de publier les photos.
Les victimes et les familles des victimes qui ont déposé plainte pour torture ont déclaré à Human Rights Watch, de façon concordante, que les policiers les avaient menacées pour qu'elles retirent leur plainte ou règlent l'affaire sans aller en justice. Que la police, accusée de mauvais traitements, soit aussi chargée de recueillir les preuves et de convoquer les témoins l'incriminant pendant l'enquête préliminaire du procureur, est un obstacle majeur à toute enquête impartiale, a déclaré Human Rights Watch. Les procureurs - par manque de temps ou par manque de volonté politique - n'examinent pas comme ils le devraient les pièces qui leur sont soumises par la police ni n'évaluent la qualité de leur enquête. La police retarde souvent le moment d'exécuter l'ordonnance du procureur d'examen du plaignant par un médecin légiste jusqu'à ce que les preuves physiques des violences aient disparues.
« Les victimes de violence ont besoin de croire que le pouvoir judiciaire défend leurs droits et qu'ils peuvent porter plainte auprès des procureurs sans crainte de représailles », a déclaré Joe Stork.
Le cadre juridique égyptien ne permet pas de criminaliser la torture en pleine conformité avec le droit international et c'est un autre facteur qui contribue à l'impunité, a ajouté Human Rights Watch. L'article 126 du code pénal égyptien ne qualifie pas d'acte de torture la violence permettant d'obtenir des aveux et réserve cette définition aux violences pour punir ou effrayer. La loi égyptienne ne sanctionne l'auteur de tortures qu'à des peines de trois à cinq ans de prison - des sanctions sans rapport avec la gravité de ce crime. Le code pénal donne en outre un pouvoir discrétionnaire aux juges pour faire preuve de clémence et réduire les peines, ce qu'ils ne manquent pas de faire. En novembre 2009 et à nouveau en février 2010, le gouvernement s'est engagé lors de l'examen périodique du Conseil des droits de l'homme des Nations Unies à modifier sa définition de la torture pour la rendre conforme au droit international. Human Rights Watch constate que plus d'une année s'est écoulée sans aucun progrès sur cet engagement.
Human Rights Watch exhorte le gouvernement égyptien à enquêter sur toutes les allégations crédibles de torture et de mauvais traitements, même en l'absence d'une plainte formelle. Human Right Watch demande aussi à ce que les procureurs mènent des enquêtes rapides, impartiales et complètes sur tous les auteurs présumés d'actes de tortures, en incluant ceux qui en donné l'ordre. Les examens médico-légaux devraient être effectués sans délai. Les auteurs présumés d'exactions ne devraient ni recueillir les preuves des violences alléguées, ni entretenir de contacts avec les plaignants et les témoins. Le gouvernement devrait mettre fin à la détention illégale de suspects dans les locaux de la SSI et permettre aux procureurs d'effectuer des visites sans avertissement préalable pour vérifier l'exécution de cette directive.
Human Rights Watch a appelé l'Union européenne et les États-Unis à se prononcer publiquement contre la torture en Égypte, et contre l'incapacité du gouvernement égyptien à réprimer l'usage de la torture et à sanctionner les tortionnaires.
« Les violences policières deviennent rapidement la norme quand les agents de l'ordre et leurs supérieurs peuvent s'y adonner en toute impunité », a conclu Joe Stork. « C'est l'une des raisons pour lesquelles tant de gens sont descendus dans la rue la semaine dernière en exigeant la cessation des exactions policières. L'Égypte doit sérieusement s'attaquer au crime que constitue la torture, en commençant par corriger les failles du processus de l'enquête, pour signifier avec force aux tortionnaires qu'ils seront tenus responsables de leurs actes. »