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Éthiopie: Le Groupe d´Aide au Développement doit enquêter sur les droits humains en Éthiopie

Lettre adressée à M. Kenichi Ohashi, Directeur national pour l’Éthiopie, Banque Mondiale

Cher M. Ohashi,

Je vous écris en réponse à la déclaration du 21 octobre 2010 du Groupe d´Aide au Développement (GAD) d'Addis Abeba concernant le récent rapport de Human Rights Watch, Development without Freedom: How Aid Underwrites Repression in Ethiopia (« Un développement sans liberté : Comment l'aide contribue à la répression en Éthiopie »).

Notre rapport contient des allégations sérieuses sur le détournement de programmes d'aide par le gouvernement éthiopien pour alimenter la répression et nous recommandons aux bailleurs de fonds de l'Éthiopie de mener une enquête internationale crédible et indépendante concernant ces abus.

À ce jour, le GAD n´a pas mené de véritable enquête pour répondre à ces allégations. Nous vous enjoignons donc de mener une enquête crédible et indépendante sur le sujet. Si vous ne pouvez pas le faire pour une raison ou pour une autre, notamment parce qu'il est difficile de recueillir ce type d´informations sensibles en Éthiopie, nous vous demandons de le dire publiquement puis de prendre les mesures nécessaires pour modifier vos programmes d´aide à l'Éthiopie.

Au-delà de cette requête en vue de l'examen et de l'amélioration de la surveillance technique de vos programmes, Human Rights Watch vous demande de réfléchir plus largement sur les violations des droits humains évoquées dans notre rapport.

Entre autres recommandations, nous demandons instamment aux bailleurs de fonds de suspendre le Democratic Institutions Program (Programme des Institutions Démocratiques) - un programme qui subventionne des institutions officielles pour le conduire à rendre compte - jusqu'à ce que le gouvernement éthiopien amende la loi répressive sur les associations et organisations caritatives (Charities and Societies Proclamation Law, ou CSO) et se conforme, dans les mois qui viennent, à d'autres conditions clé pour l'avancement des droits humains.

Les bailleurs de fonds, dont l'une des missions est de rappeler l'importance du respect des droits humains, doivent reconnaître l'urgence des progrès à accomplir en Éthiopie et assumer avec sérieux leurs engagements pour obtenir cette amélioration.

Les limites de l´étude du GAD
La réponse de la communauté des bailleurs de fonds, telle qu'elle apparaît dans la déclaration du GAD du 21 octobre et dans l´étude du mois de juillet 2010 intitulée "Aid Management and Utilization in Ethiopia" (« Gestion et utilisation de l'aide en Éthiopie ») ignore un certain nombre des allégations de notre rapport.

La déclaration du GAD commence par « Nous prenons très au sérieux les allégations de mauvais usage de l'aide au développement » et conclut : « l'étude [du GAD de juillet 2010] n'a pas permis de mettre en évidence des distorsions systématiques ou généralisées ».[1]

Comme vous le savez, l´étude du GAD est une recherche documentaire limitée, basée sur les rapports disponibles portant sur les mécanismes de contrôle de programmes donnés, et non pas une enquête de terrain sur les types d'abus dénoncés dans notre rapport. L'étude du GAD n'a jamais prétendu être une véritable enquête, elle commence d´ailleurs par la phrase suivante : « Cette étude porte sur les systèmes et mécanismes de contrôle des programmes financés par des bailleurs de fonds. Ce n'est pas une enquête. Elle ne cherche pas à confirmer ou à infirmer des allégations de distorsion » (par. 18).

De plus, l'étude souligne la nécessité de mener des enquêtes de terrain pour aller plus loin qu'une analyse purement sur dossier du fonctionnement du contrôle des programmes :

Afin de comprendre comment les programmes, les systèmes et leurs mécanismes de contrôle fonctionnent dans la pratique, une simple analyse de documents ne suffit pas ; il faut aller chercher des preuves sur le terrain. Telle qu´elle est, l'étude actuelle - bien qu'ayant tiré le meilleur parti des preuves disponibles-n'est qu'une étude exploratoire. (n° 22)

Les failles des mécanismes de surveillance existants
La déclaration du GAD du 21 octobre donne une idée fausse de l'étude publiée. L'étude conclut que les quatre programmes analysés devraient « porter plus d'attention à la génération et la dissémination des informations, à une surveillance indépendante et aux mesures d'incitations nécessaires à l'amélioration des résultats » (p. vi). Elle mentionne également que deux des programmes « sont confrontés à d'importants dysfonctionnements des systèmes de responsabilité en termes de mécanisme de contrôle et de processus de surveillance » (p. iv).

L'étude indique également des failles, y compris dans les deux programmes dotés de « bons » mécanismes de contrôle et de processus de surveillance, particulièrement quand il s'agit de détecter la manipulation ou la politisation des programmes d´aide - failles dénoncées par Human Rights Watch. Par exemple, l'étude mentionne que les mécanismes de contrôle du programme de protection des services de base (Protection of Basic Services ou PSB) « ne pourraient pas déceler si l'accès à l'emploi ou à des biens et services se fait selon des critères politiques ou si les fonds du programme PSB servent à la formation et à l'éducation politiques » (par. 66).

Ce sont précisément les problèmes identifiés par l'enquête de Human Rights Watch. Ces problèmes, selon nous, méritent un examen approfondi de sorte à mettre fin au détournement de l'aide et de mettre en place les mécanismes de contrôle propres à empêcher d'autres violations de droits humains en relation avec l´aide au développement.

La conclusion du rapport du GAD, selon laquelle la surveillance en place ne pourrait pas empêcher le type d'abus dénoncé par Human Rights Watch, reflète les commentaires de plusieurs responsables de programmes d'aide sur les limites des mécanismes existants. Les représentants du DfID (Royaume-Uni), du CIDA (Canada), de l'USAID (États-Unis), de la Banque mondiale et de la Commission européenne ont confié à nos enquêteurs que la politisation de l'aide n'était « pas un critère d'alerte ». Selon un représentant de ces organismes, « s'il fallait appliquer des critères d'exclusion au motif de la politisation de l'aide, je ne pense pas que les équipes d'intervention rapide pourraient le faire ». En juin 2010, IRIN News, vous cite disant : « A moins de vous rendre sur place, et de mener secrètement votre enquête, vous ne saurez sans doute rien ».[2]

Enfin, le rapport du GAD omet certains programmes d'aide financés par des bailleurs de fonds mentionnés dans le rapport de Human Rights Watch, comme le Public Sector Capacity Building Programme (PSCAP -Programme de Renforcement de Capacité du Secteur Public) ou le General Education Quality Improvement Project (GEQIP - Projet d´Amélioration de la Qualité de l´Éducation Générale). Que le Groupe d´Aide au Développement ait choisi de faire le silence sur les faits et les allégations très précises de notre rapport montre une réticence à agir préoccupante.

Difficultés de la collecte d'informations indépendantes en Éthiopie
Selon l'étude du GAD de juillet 2010, c'est au gouvernement et non aux bailleurs de fonds qu'incomberait la responsabilité d'enquêter sur les allégations spécifiques de politisation de l'aide car cela « outrepasserait nos responsabilités et notre champ d´action » (par. 16). L'étude du GAD souligne également plusieurs fois que de nombreux mécanismes de contrôle dépendent des ministères du gouvernement éthiopien et de leurs capacités, des données dont ils disposent et de leur collaboration.

L'étude du GAD, qui mentionne que « ceux qui cherchent à se plaindre ouvertement craignent d'être emprisonnés et punis » (par. 27), se réfère indirectement à l'environnement extrêmement répressif de l'Éthiopie pour la liberté de parole.

Pourtant, la déclaration du GAD du 21 octobre comme le rapport de juillet 2010 sont muets sur le principal problème que les bailleurs de fonds doivent affronter : aujourd'hui il est extrêmement difficile de mener une enquête indépendante sur les infractions aux droits humains en Éthiopie, à cause de la répression généralisée par le gouvernement de la liberté de parole, de la liberté d'association et de la liberté de réunion, et ce, à cause de législation répressive et d'un climat de peur omniprésent qui ne fait que grandir.

Outre leurs répercussions sur la vie, la sécurité et le quotidien de millions de citoyens éthiopiens, la situation des droits humains et les actions de l'État affectent directement et indirectement la capacité des bailleurs de fonds à fournir une aide de manière transparente et responsable.

En Éthiopie, les acteurs humanitaires, les organismes de lutte pour le développement et les droits de l´homme, et les journalistes - auxquels la fonction importante de surveillance de la conduite et de la responsabilité du gouvernement est normalement impartie - sont réduits au silence et soumis à une pression permanente par un arsenal efficace d'intimidation, de persécution et de répression juridique.

S'il est possible de mettre fin aux abus commis au sein des programmes d'aide en Éthiopie en améliorant les techniques de surveillance, des problèmes politiques beaucoup plus larges ne sont solubles que par les responsables politiques. Comme les élections de mai 2010 l'ont clairement montré, l'Éthiopie est devenue de facto un État à parti unique autoritaire où les violations des droits humains sont commises en toute impunité. Les bailleurs de fonds ne peuvent donc pas s'en remettre à l'État éthiopien pour lutter sérieusement contre les violations des droits humains.

En outre, à cause de l'environnement juridique répressif créé par la loi sur les associations et organisations caritatives de 2009 et la loi contre le terrorisme, il est peu probable que les bailleurs de fonds puissent compter sur une société civile et des médias indépendants capables de découvrir et de dénoncer les abus. Enfin, l'impunité persistante dont bénéficient les membres du gouvernement et les agents de l'État fait que même lorsque des abus sont dénoncés, il est rare qu'ils fassent l'objet d'une enquête ou de poursuites. Dans ce contexte, il est vital que les bailleurs de fonds soulèvent régulièrement et de manière stratégique les questions relatives aux droits humains affectant inévitablement les bénéficiaires de cette aide, et qu'ils prennent les mesures adéquates pour garantir que leur aide ne contribue pas à la violation de ces droits.

Human Rights Watch appelle la Banque mondiale, la Commission européenne et les agences gouvernementales et les bailleurs de fonds individuels responsables de programmes de développement en Éthiopie à apporter une réponse détaillée et approfondie aux allégations mentionnées dans le rapport de Human Rights Watch. Pour être crédible, des réponses doivent être apportées aux questions suivantes :

  1. Parce qu'il est très difficile de réunir des preuves crédibles et le directeur de la Banque Mondiale lui-même ayant reconnu qu'une opération clandestine serait nécessaire pour évaluer l'ampleur de la manipulation politique de l'aide, comment les bailleurs de fonds ont-ils l'intention d'enquêter sur ces allégations ?
  2. Parce que les mécanismes de surveillance du PSB « ne pourraient pas déceler si l'accès à l'emploi ou à des biens et services se fait selon des critères politiques ou si les fonds du programme PSB servent à la formation et à l'éducation politiques», quelles modifications les bailleurs de fonds ont-ils l'intention d'introduire pour la détection de ce type d'abus ?
  3. Comment les bailleurs de fonds pensent-ils pouvoir assumer leur responsabilité envers les contribuables sur la destination de l'aide qu'ils accordent, et garantir que le gouvernement éthiopien ne détourne pas l'aide versée, en chargeant ce même gouvernement d'enquêter sur les allégations de manipulation politique de l'aide ?
  4. Comment les bailleurs de fonds pensent-ils remédier aux conséquences de la loi sur les associations et organisations caritatives pour le fonctionnement de la société civile, loi qui a bâillonné la quasi-totalité des activités indépendantes de défense et de protection des droits humains menées par les organisations non-gouvernementales éthiopiennes - et plus particulièrement sur l'obligation du programme Protection of Basic Services de rendre des comptes?

Dans l´attente d'une réponse de votre part, je vous prie de recevoir l´expression de mes salutations distinguées.

Kenneth Roth
Directeur exécutif

CC:

Ambassade de France en Éthiopie
Ambassade des Pays-Bas en Éthiopie
Ambassade du Danemark en Éthiopie
Ambassade de Norvège en Éthiopie
Ambassade de la République fédérale d´Allemagne en Éthiopie
Ambassade du Canada en Éthiopie
Ambassade du Royaume Uni en Éthiopie
Ambassade d'Italie en Éthiopie
Ambassade d'Irlande en Éthiopie
Ambassade de Suède en Éthiopie
Ambassade de Finlande en Éthiopie
Ambassade d'Espagne en Éthiopie
Délégation de la Commission Européenne en Éthiopie
Ambassade des États-Unis en Éthiopie
Ministère des Affaires étrangères italien
Deutsche Gesellschaft für Technische Zusammenarbeit (GTZ)
Organisation de développement des Pays-bas (SNV)
Commission Européenne
Agence espagnole pour le développement international (AECID)
Agence suédoise pour la coopération et le développement (SIDA)
Agence canadienne pour le développement international (CIDA)
Agence norvégienne pour la coopération et le développement (NORAD)
Ministère des Affaires étrangères danois - DANIDA
Aide irlandaise
Agence américaine pour le Développement International (USAID)
Ministère des Affaires étrangères finlandais
Département du développement international du Royaume-Uni (DFID)
Agence Française de Développement (AFD)
Mme Obiageli Katryn Ezekwesili, Vice-présidente de la Banque mondiale pour la Région Afrique


[1] Groupe d´Aide au Développement, « Déclaration du GAD - rapport de Human Rights Watch (HRW) : Development without Freedom: How Aid Underwrites Repression in Ethiopia"(« Un développement sans liberté : Comment l'aide contribue à la répression en Éthiopie »), le 21 octobre 2010, Addis Abeba, disponible sur http://www.dagethiopia.org/.

[2] « Éthiopie : le gouvernement nie la ‘manipulation' de l´aide alimentaire pour financer la politique », IRIN News, 7 juin 2010.

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