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Quand M. Samuel Tiendrebeogo, journaliste à VOA, m'a appelé ce vendredi 13 pour m'annoncer la mort tragique d'Alison, j'étais effondrée. Comment Dieu peut-il permettre une aussi monstrueuse injustice ? Alison a tant donné, tant aidé, tant aimé qu'elle ne pouvait que mourir paisiblement dans son sommeil quand elle aura 100 ans, elle était infatigable. C'est ainsi que je m'imaginais Alison quittant cette vie. C'est dans ces moments que ma foi vacille, et que mon dialogue avec Dieu devient bagarre et révolte, mais on dit que les chemins divins sont insondables, et là c'est le cas; je n'y comprends rien dans sa façon d'aimer, et il ne peut pas ne pas aimer Alison Des Forges.

Je n'ai pas écrit tout de suite parce que je savais que je ne pourrais pas me contrôler, j'avais tellement de souvenirs qui se bousculaient dans ma tête, c'était long et j'étais pleine de rage aussi, j'ai l'impression qu'il y aura toujours un chapitre inachevé entre Alison et moi, on s'était promis tant de choses à faire quand on sera des petites vieilles qui ne peuvent que radoter en se mélangeant dans leurs souvenirs, et nous en avons des souvenirs Alison et moi ! Des cinq ans de partage et de collaboration, de rêves et de révoltes, de pleurs, de rage et de combats. Alison n'était pas ma collègue, elle était ma sœur, aussi étrange que cela puisse paraitre, nous étions connectée au-delà de l'habituel. Alison et moi avons vécu ensemble une vingtaine de vies de 100 ans chacune !

On dit chez-nous que les souvenirs sont le bois qui réchauffe les vieux jours, elle m'a laissé du stock pour longtemps ma sœur Alison. Je vais vous raconter un seul. En novembre 1991, elle arrive à Kigali accompagnée d'une jeune stagiaire afro-américaine. Nous devions aller dans la région du Mutara à Murambi pour enquêter sur les tueries qui s'y passaient et qui n'avaient été médiatisées. Elle loue une petite voiture jaune et quand elle passe me prendre à mon bureau je lui dis : « Alison, ta voiture est trop voyante pour une descente assez risquée que nous allons faire. » Elle me dit, « J'ai pris celle-ci parce que je me disais que la couleur allait te plaire ! »

La couleur ne m'a pas seulement plu, mais elle a facilité la tâche à tous nos amis qui nous suivaient pour nous protéger ou pour contrôler ce que nous faisions la voiture était facilement repérable ! Sur le chemin de notre enquête nous avons dû ramasser deux blessés pour les amener à l'hôpital, mais la voiture était petite. Alors j'ai proposé de me mettre dans le coffre pour céder la place à un blessé, et Alison a refusé, elle dit : « Monique tu n'y pense pas, une voiture conduite par une Blanche, et une femme noire dans le coffre ? Tu veux me faire tuer ou quoi ? » Nous avons beaucoup ri. Je lui ai dit que je la défendrai en cas d'arrestation et que ça se passera bien si elle ne m'attache pas avant de me mettre dans le coffre !

Finalement Alison m'a dit : « Je ne voulais pas en arriver là, mais Monique regarde tu es trop grosse pour le coffre de la voiture tandis qu'il est fait à ma taille. » Je lui ai dit que celle-là, elle le paierait cher si j'étais occidentale mais qu'en Afrique on apprécie mes rondeurs ! Elle s'est mise dans le coffre de la voiture et moi au volant et nous avons fait ainsi les 70 km sur une route en terre battue qui nous séparait de l'hôpital. Quand je m'inquiétais de son confort elle me disait que c'est une bonne façon d'apprendre à danser et qu'en sortant le rythme aura imprégné tout son corps... et on riait. On riait pour dédramatiser, pour ne pas pleurer, on riait pour passer au travers de tant de misère, d'injustice que nous avons traversées ensemble. Lors de cette enquête nous avions ramené comme preuve un crâne humain qui était fendu par un coup de machette.

Sur un barrage, un militaire nous a arrêtées et il a voulu fouiller le véhicule. Nous étions paniquées. Un autre militaire s'acharnait sur la jeune Afro-américaine, et se sentait insulté parce que la jeune fille ne répondait pas à ses questions. Les deux militaires commençaient à hurler à s'énervaient. Celui qui tentait d'interroger l'Afro-américaine se sentait snobé, mais la pauvre jeune fille ne comprenait pas le kinyarwanda que parlait le militaire. Va faire comprendre à un militaire énervé qu'il existe des Noirs qui ne parlait pas Kinyarwanda ! Il était convaincu qu'elle était ma sœur à cause de la couleur de la peau et d'un peu de ressemblance des traits du visage.

Nous étions dans des mauvais draps. Il fallait rapidement trouver une façon éclair et efficace pour nous en sortir. Alors, comme je connaissais tous les commandants des garnisons du pays à l'époque, j'ai dit au plus gradé du groupe que nous étions attendues par le commandant qui attendait la jeune fille dans la voiture, et que notre retard leur serait imputé. Tout de suite il a donné l'ordre de nous laisser partir. Alison m'a dit : « Monique, tu es une sorcière. Qu'as tu chuchoté à l'oreille de ce militaire ? »  Je lui ai dit que la connaissance des faiblesses des dirigeants est un atout important en cas de besoin surtout en période troubles, et on a ri encore et encore.

Pendant le laps de temps durant lequel nous avons pu nous parler, quand je me cachais dans le sous-toit de ma maison, les massacres faisaient rage dehors. Alison m'a guidé avec efficacité, elle m'a fait croire à ma survie malgré l'horreur qui m'entourait, et j'ai commencé à y croire aussi. C'est ça qui m'a sauvé. Elle m'a interdit de voir ma fin, quand je lui ai dit que je ne pourrais pas m'en sortir et qu'il faudra qu'elle prenne soins de mes enfants. Elle m'a dit qu'elle et moi, nous savons que je ne dois pas mourir, qu'il y avait encore trop de chose à faire ! Comme si ça dépendait de nous ! Mais elle avait raison, je suis encore là.

Que dire de la valse des visites de tous les grands bureaux des États-Unis après ma sortie de l'enfer rwandais en avril 1994 ? Alison m'a empêché de sombrer dans la détresse, même quand je ne savais pas où étaient mes enfants. Avec elle je riais encore, elle savait quand aller me chercher par une blague, elle me sentait sombrer et elle était toujours là avec quelque chose appropriée pour m'empêcher de me laisser aller à ma détresse. Je lui dois beaucoup. La vie nous un peu éloignées l'une de l'autre, mes combats ont changé de visages, mais à chaque fois qu'on se parlait c'était un pur bonheur.

Alison ne devait pas mourir comme ça, mais c'est fait et nous n'y pouvons rien. Alison n'est plus là physiquement, mais elle nous habitera toujours. Il faut que je continue à croire parce que c'est la seule façon qui m'assure l'espérance de la revoir un jour. Alison, tu étais une Grande Dame au grand cœur portée par une grande âme. J'ai étais chanceuse de partager avec toi des moments intenses de ma vie.



* Dr. hon. Monique Mujawamariya était une éminente militante des droits humains au Rwanda à l'époque du génocide rwandais en 1994.  Elle a pu échapper à la mort et fuir le Rwanda grâce à l'aide d'Alison Des Forges.  Dr. hon. Mujawamariya réside actuellement à Montréal, où elle a fondé et préside l'association Mobilisation Enfants du Monde (MEM).

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