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Reed Brody est le porte-parole européen de Human Rights Watch (HRW), une ONG de défense des droits de l’homme. Avant de faire planer l’épée de Damoclès de la justice sur la tête des dictateurs, cet activiste dans l’âme a déclenché le scandale du Contragate. Portrait.

Par Thibaut Kaeser 

Dans le monde de l’humanitaire, Reed Brody est une espèce d’un genre particulier. Un chasseur de dictateurs, comme l’indique le titre du beau documentaire (The Dictator Hunter, par Klaartje Quirijns) qui lui fut consacré en 2007. Car si beaucoup d’ONG manifestent inlassablement pour dénoncer les violations des droits de l’homme commises dans le monde entier, lui agit. La différence est de taille. Tient-elle à son passé militant, à son éducation? Ce calme de nature baisse la tête, semble se recueillir. Lorsqu’il la relève, ses yeux étincellent de révérence filiale.

Conscience politique
Né en 1953 dans un milieu juif new-yorkais, Reed Brody a grandi à Brooklyn. Elevé par sa mère, une professeure d’art, il est scolarisé dans des établissements publics, «où 90% des élèves étaient afro-américains», explique-t-il dans un français relevé d’accent new-yorkais. La pauvreté, les problèmes sociaux et raciaux étaient «autour de moi». Sa mère l’enjoint de chercher à comprendre: «Sois critique!» Il l’est déjà très jeune.

En 1968, le petit Reed fait du porte-à-porte en faveur d’Eugene Mac Carthy («à ne pas confondre avec son homonyme anti-communiste des années 1950...»), le candidat anti-guerre du Vietnam, le plus à gauche du parti démocrate, qui rivalise un temps avec Lyndon Johnson lors des primaires. Robert Kennedy ne l’a-t-il pas séduit? Non. La dynastie, le glamour, très peu pour lui. A quinze ans, sa conscience est déjà en éveil. Il passe ses week-ends avec son père.

«Mon père.» Une lumière allume son regard. Il s’interromp. Se reprend. «Une longue vie. Riche et pas facile.» Né dans l’Empire des Habsbourg, Erwin Brody (1909-1999) est une star du tennis hongrois dans les années 1930. Durant la Seconde Guerre mondiale, il est déporté dans un camp de travail ukrainien; il échappe au typhus, à la mort. Il travaille ensuite dans les mines de Bor (Yougoslavie), dont il s’évade avant le massacre de milliers de forçats en octobre 1944. Il rejoint les partisans de Tito, puis l’Armée rouge et participe à la libération de Budapest. Libre, enfin? Le traumatisme de ces années de fer et de feu est tel qu’il émigre outre-Atlantique.

«Il a fait beaucoup de petits boulots, vendu des machines en Amérique latine, enseigné les langues. Il parlait hongrois, russe, allemand, anglais, français, espagnol, avait des notions de polonais et de serbe.» A 59 ans (!), Erwin Brody décroche un doctorat en littérature slave. Il vénère Albert Camus, les grands auteurs russes, Tolstoï, Dostoïevski. Il enseigne à l’Université Columbia – c’est la reconnaissance, enfin. «Il était apaisé après tant d’efforts. Durant ses dernières années, il citait Milan Kundera: ‘Le bonheur est le désir de la répétition’.»
Camusien dans l’âme
Ainsi quand son fils, jeune avocat de formation, quitte en 1984 son poste de substitut du procureur de New York pour se rendre au Nicaragua sandiniste, Erwin s’inquiète: «‘Reedy, c’est très bien d’être un héros, mais je ne veux pas fleurir ta stèle. Et puis tu ne vas quand même pas devenir communiste?’» Reed l’imite, son rire trahissant sa reconnaissance.

«Mon père a toujours respecté mes choix. Il m’a enseigné cette idée essentielle de Camus: c’est à chacun de créer son propre chemin, on n’a donc de compte à régler qu’avec soi-même.» Alors non, il n’est pas devenu bolchévique en Amérique centrale; cet athée ne s’est pas non plus converti au catholicisme. «Des religions, j’aime leur enseignement, notamment celui du bouddhisme, qui tient tout seul, sans l’aspect surnaturel. Mais au Nicaragua, j’ai rencontré un concitoyen, le prêtre Alfredo Gundrum. Un vrai personnage. Il y vivait depuis trente ans, ne parlait bien ni l’espagnol ni l’anglais, portait des vêtements déchirés. Grâce à lui, j’ai découvert les communautés ecclésiales de base, l’engagement social aux côtés des pauvres.»

Il enquête et revient avec un scandale sous le bras: les preuves du soutien de Washington aux contras, les opposants armés au gouvernement révolutionnaire de Managua. Publié à la une du New York Times, ce fait d’armes fait sa renommée. Il inaugure le Contragate. Au point que Ronald Reagan le stigmatise comme «un agent sandiniste».
Justice et dignité
Ne serait-il pas plutôt un enfant de La Peste, lui si sensible à une justice impartiale et à une révolte d’ordre moral? «Oui, je crois», lâche-t-il après réflexion, un peu gêné. Reed Brody n’aime pas se réclamer d’une référence aussi imposante. Secrètement admiratif de figures à l’ombre desquelles il s’est construit, il souhaite rester «aux côtés des victimes. Jamais par esprit de revanche ou de vengeance. Simplement par exigence de justice». Et puis il a fait son chemin, lui aussi.

Après son retour du Nicaragua, il travaille à Genève de 1987 à 1992 à la Commission internationale des juristes, puis participe à la Commission des droits de l’homme de l’ONU et tisse des liens avec les mouvements de défense des droits humains. Suite à diverses missions d’enquête ou d’observation pour les Nations unies, au Salvador et au Congo RDC, cet expert respecté et reconnu pour ses compétences intègre HRW en 1998.

Il rend immédiatement la vie impossible aux dictateurs en tous genres. «Si vous tuez une personne, on vous envoie en prison. Si vous tuez 40 personnes, on vous envoie dans un hôpital psychiatrique. Mais si vous tuez 40 000 personnes, vous pouvez bénéficier d’un exil confortable avec un compte en banque dans un autre pays. C’est cela que nous voulons changer.»
Traquer les tyrans
Il lance la campagne pour l’extradition de Pinochet en Espagne alors que l’ex-dictateur chilien se trouve à Londres en 1998. Ce coup d’essai, bien qu’inachevé puisque le tyran regagne son pays après 17 mois d’assignation en résidence surveillée, est finalement une victoire.
Le temps de l’impunité pour les présidents intouchables s’achève: les puissants aux mains couvertes de sang n’ont plus le sommeil tranquille; ils savent dé-sormais que des inculpations planent sur leurs têtes.

Or Reed Brody a une longue liste de bourreaux des peuples dans sa ligne de mire: Khadafi, le Libérien Charles Taylor, les Khmers rouges, etc. Mais aussi Donald Rumsfeld, l’ancien secrétaire à la Défense de George W. Bush...

Il y a surtout l’ancien président tchadien Hissène Habré, «le Pinochet africain», aujourd’hui en résidence surveillée à Dakar. Grâce à la campagne d’HRW, ciblée, argumentée et professionnelle, comme à son habitude. «La justice avance lentement, mais le Sénégal a la loi de compétence universelle la plus élaborée au monde pour juger les crimes contre l’humanité commis hors de son sol. Je m’y rends bientôt. C’est très important.»

Agir toujours plutôt que discourir en vain. En pensant aux victimes d’abord. Mais aussi au parcours de son père et à l’avenir de son fils Zach, 8 ans, fruit de son amour avec Myriam, une infirmière brésilienne. Militante comme lui. Pour un monde plus juste. Plus humain.
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Human Rights Watch

Fondée en 1978, d’abord nommée Helsinki Watch, cette organisation non gouvernementale étatsunienne de défense des droits humains a commencé par soutenir les groupes de citoyens du bloc soviétique qui contrôlaient le respect des Accords d’Helsinki (1975). Son champ d’investigation s’est élargi à l’Amérique centrale et du Sud à l’orée des années 1980 avant de couvrir les autres continents.
Indépendante, ainsi baptisée en 1988, HRW siège à New York. Elle est réputée – à raison – pour ses enquêtes fouillées, ses rapports impartiaux et son impact médiatique international. Son rayon d’action couvre 80 pays et ses collaborateurs sont plus de 275. Elle a partagé le Prix Nobel de la Paix 1997 en tant que membre fondateur de la Campagne internationale pour l’interdiction des mines antipersonnel et a joué un rôle de premier plan dans l’adoption en 2008 du traité interdisant les bombes à sous-munitions.

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