(Amman, le 8 octobre 2008) - La Jordanie doit mettre fin à la pratique quotidienne et généralisée de la torture dans ses prisons, a déclaré Human Rights Watch dans un rapport publié aujourd'hui. Human Rights Watch a appelé le gouvernement à réviser les mécanismes d'enquête, de sanction et de poursuites judiciaires à l'encontre des responsables d'abus. Human Rights Watch demande en particulier que la responsabilité des enquêtes sur les sévices dans les prisons ne soit plus confiée à la police mais aux procureurs civils.
Le rapport de 95 pages, "Torture and Impunity in Jordan's Prisons: Reforms Fail to Tackle Widespread Abuse" ("Torture et impunité dans les prisons en Jordanie : les réformes peinent à enrayer des abus généralisés") analyse les allégations crédibles de mauvais traitements, équivalant souvent à des actes de torture, formulées par 66 prisonniers sur 110 interviewés au hasard entre 2007 et 2008, dans chacune des sept prisons visitées (sur 10 au total en Jordanie). Les preuves rassemblées par Human Rights Watch indiquent que cinq directeurs de prisons ont personnellement participé à des actes de torture sur des détenus.
"La torture est généralisée dans le système carcéral de la Jordanie, alors que deux années ont passé depuis que le roi Abudllah a appelé à des réformes pour y mettre fin une bonne fois pour toutes", a affirmé Sarah Leah Whitson, Directrice Moyen-Orient de Human Rights Watch. "Les mécanismes qui doivent empêcher la torture en traduisant en justice les tortionnaires ne fonctionnent tout simplement pas."
Les formes de torture les plus courantes comprennent des passages à tabac à coup de câbles et de bâtons, et la suspension par les poignets à des grilles métalliques pendant plusieurs heures d'affilée, au cours desquelles les gardiens fouettent le prisonnier sans défense. Les gardiens de prison torturent également les prisonniers pour de prétendues infractions aux règles de la prison. Human Rights Watch a rassemblé des preuves indiquant que des Islamistes accusés ou condamnés pour des crimes contre la sécurité nationale (Tanzimat) ont dans certains cas été punis collectivement.
Les responsables des prisons déclarent que les passages à tabac et autres mauvais traitements ne sont que des incidents isolés, et qu'un programme de réforme de la prison initié en 2006 a permis d'améliorer les conditions d'incarcération et de traduire en justice les auteurs de sévices. Les recherches menées par Human Rights Watch montrent que si le programme de réforme a effectivement pu améliorer les secteurs qui constituaient ses priorités - les services de santé, la surpopulation, les infrastructures pour les visites et la détente - l'impunité reste la norme pour les sévices physiques.
En octobre 2007, un amendement au Code Pénal a pour la première fois fait de la torture un crime, et début 2008, la Direction de la Sécurité Publique (DSP) a chargé les procureurs d'enquêter sur des abus commis dans sept prisons. Cependant, aucune procédure judiciaire n'a été engagée à ce jour dans le cadre de cette loi.
En février 2008, la DSP a autorisé le Centre National pour les Droits Humains à ouvrir un bureau à l'intérieur de la prison de Swaqa. Cependant, un rapport critique sur une émeute qui a eu lieu dans la prison en avril 2008 a conduit la DSP à mettre fin à sa collaboration avec le centre.
"La Jordanie a fait quelques tentatives pour s'attaquer au problème de la torture dans les prisons, mais au final, les mesures ont été insuffisantes, et la torture persiste en conséquence", a observé Mme Whitson.
Deux incidents distincts impliquant tortures et abus contre des groupes importants de détenus soulignent l'échec de la responsabilisation des tortionnaires. En dépit de preuves abondantes indiquant que des gardiens des prisons de Juwaida et de Swaqa avaient torturé des détenus islamistes suite à l'évasion réussie de deux d'entre eux de Juwaida en juin 2007, les autorités jordaniennes n'ont diligenté aucune enquête. Lors d'un troisième incident, la DSP, qui dirige toutes les agences de sécurité, dont le service des prisons, a bien lancé une enquête approfondie sur les évènements liés à l'émeute et à l'incendie de la prison de Muwaqqar le 14 avril 2008, qui avaient fait trois morts parmi les prisonniers. Les enquêteurs n'ont pas poursuivi un gardien qui, selon des détenus, avait torturé plusieurs d'entre eux juste avant l'incendie, y compris certains des prisonniers qui devaient trouver la mort dans le sinistre. Une enquête indépendante extrajudiciaire menée par le Centre National pour les Droits Humains a établi que les mauvais traitements étaient à l'origine du déclenchement de l'émeute dans la prison. En dépit de cet élément, l'enquête a conclut qu'aucun responsable de la prison n'avait commis d'erreur.
Le problème réside en partie dans l'autorité dont disposent les responsables des prisons pour maintenir la discipline en interne, de l'usage qu'ils en font pour éviter les poursuites officielles contre les tortionnaires. En 2007 par exemple, tandis que la DSP a enquêté sur 19 allégations de torture dans toute la Jordanie et a renvoyé six affaires devant les tribunaux, les directeurs de trois prisons, Muwaqqar, Qafqafa, et Swaqa, ont déclaré à Human Rights Watch avoir sanctionné six gardiens en interne, sans impliquer la DSP. Les directeurs de prison en Jordanie ont autorité pour régler les cas d'exactions comme "fautes", y compris les mauvais traitements, sans en référer au Tribunal de Police.
"Les réticences de la DSP à poursuivre et punir les tortionnaires au sein de ses propres rangs s'expliquent par une volonté mal avisée de préserver la réputation du service carcéral", a déclaré Mme Whitson. "Au lieu de ça, le fait de protéger contre les poursuites les gardiens qui torturent ternit l'image de la profession toute entière, y compris celle des gardiens qui accomplissent leur devoir sans recourir à la torture et aux abus contre les prisonniers."
De plus, Human Rights Watch a souligné que ce sont les procureurs et les juges de police qui sont responsables du travail d'enquête, des poursuites, et de la traduction en justice devant le Tribunal de Police de leurs collègues officiers pour les abus commis en prison, dont la torture. Les fonctionnaires chargés de recueillir les plaintes, qui enquêtent sur les abus commis dans les prisons, n'ont renvoyé devant la justice qu'un petit nombre d'affaires pour lesquelles les preuves étaient accablantes.
Même quand le gouvernement a engagé des poursuites sur des cas flagrants de torture, les verdicts délivrés par le Tribunal de Police ont été insuffisants. Dans une affaire, le Tribunal de Police a condamné l'ancien directeur de la prison de Swaqa, Majid al-Rawashda, à une amende de 120 Dinars jordaniens (environ 180 $US) pour avoir ordonné et participé au passage à tabac de 70 prisonniers en août 2007. Le tribunal a déclaré 12 autres gardiens qui avaient participé aux violences non coupables, parce qu'ils avaient "suivi les ordres." Le tribunal a condamné les gardiens de prison qui avaient battu à mort Firas Zaidan dans la prison d'Aqaba en mai 2007 à deux ans et demi de prison. Le tribunal a également réduit à deux ans et demi la peine des gardiens qui avaient battu Abdullah Mashaqba à mort dans la prison de Juwaida en 2004 " eut égard à leur jeune âge".
" La police et les prisons ne peuvent pas enquêter sur leurs propres services de façon crédible", a insisté Mme Whitson. " Il faudrait que les procureurs civils et les juges s'emparent de toutes les enquêtes sur les abus dans les prisons pour mettre fin à l'impunité dont jouissent les tortionnaires, et commencer à procurer réparation aux victimes de torture."
Depuis le début de son programme de réforme des prisons en 2006, la Jordanie a sollicité un appui international pour améliorer les conditions de vie dans ses prisons. Le Groupe Kerik, basé à New York, a procuré formations et conseils sur la gestion des prisons, l'équipement, et les nouvelles constructions, dont une super-prison de haute sécurité comprenant 240 cellules réservées à l'isolement qui doit ouvrir fin 2008. Actuellement, le Ministère autrichien de la Justice participe à un "projet de jumelage" avec la DSP financé par l'UE, pour réformer le système pénitentiaire.
Human Rights Watch a appelé les bailleurs de la Jordanie à s'atteler au problème de la torture généralisée, et à conditionner leur aide à la mise en place de mécanismes indépendants d'enquête et de poursuites en justice.