Selon les informations dont nous disposons, M. Abou, qui réside à Tunis, doit comparaître aujourd’hui devant un juge d’instruction dans un tribunal de Tunis pour répondre d’avoir publié de « nouvelles fausses » de nature « à troubler l’ordre public, » d’avoir diffamé le système judiciaire, d’avoir incité la population à enfreindre les lois du pays, et d’avoir publié des écrits susceptibles de troubler l’ordre public, aux termes des Articles 42, 44, 49, 51, 68 et 72 du code de la presse. S’il est reconnu coupable aux chefs d’accusation susmentionnés, il est passible d’une longue peine d’emprisonnement.
En plaçant M. Abou en détention préventive pour avoir exprimé ses opinions et en conservant des lois qui prévoient des peines de prison en cas de diffamation et de diffusion de “fausses” nouvelles, la Tunisie viole gravement l’obligation qui lui incombe en vertu du droit international de garantir le droit à la liberté d’expression.
Les avocats de la défense nous ont informés que le dossier de M. Abou ne contenait qu’un seul article qu’il aurait rédigé, un essai paru en ligne en août 2004 comparant les conditions carcérales en Tunisie à celles de la prison d’Abou Ghraib en Irak. L’article que M.Abou a publié la veille de son arrestation n’a pas été versé au dossier, bien qu’il semble avoir été le véritable catalyseur de son arrestation.
L’article du 28 février, publié en arabe sur le site web www.tunisnews.net, compare en termes peu flatteurs le Président Ben Ali au Premier Ministre israélien Ariel Sharon. Sa parution coïncidait avec une vague de contestations menées par certains partis d’opposition, étudiants, syndicats et organisations de défense des droits humains contre la décision du gouvernement tunisien d’inviter Sharon à assister au Sommet mondial sur la société de l’information. Ce sommet, parrainé par l’ONU, aura lieu à Tunis en novembre 2005 pour débattre de la révolution dans le domaine de l’information et de la "fracture numérique."
M. Abou est membre d’un parti politique non reconnu, le Congrès pour la République. Il est également membre de deux organisations de défense des droits humains, l’Association Internationale de Soutien aux Prisonniers Politiques et le Centre pour l’Indépendance de la Magistrature et des Avocats. Les autorités refusent depuis longtemps d’accorder l’agrément à ces deux organisations.
Nous savons que des sources officielles ont mentionné, en lien avec l’arrestation de M. Abou, une plainte déposée contre lui pour avoir prétendument agressé une avocate, Mlle Dalila Ben Mrad. Selon les informations dont nous disposons, l’incident en question aurait eu lieu il y a plus de deux ans. Par ailleurs, les avocats de la défense qui ont vu le dossier à charge de M. Abou déclarent qu’il ne contient aucun document relatif à cette plainte. Il nous semble que les autorités ont évoqué cette plainte afin de voiler la véritable raison de son arrestation, qui est sa critique acerbe du Président Ben Ali.
Nous sommes également préoccupés par différents aspects relatifs à la façon dont cette affaire a jusqu’à présent été traitée par les autorités. Tout d’abord, il semble que la police a placé M. Abou en détention sans lui avoir présenté de mandat d’arrêt en bonne et due forme. Ensuite, il semble que des poursuites entamées en raison d’un essai publié en août 2004 violeraient le délai de prescription de trois mois prévu par l’Article 78 du code de la presse. Enfin, nous nous inquiétons du fait que M. Abou, qui vit à Tunis et dont le dossier est suivi par un juge d’instruction dans cette ville, a été transféré, le 10 mars ou aux alentours de cette date, d’une prison de Tunis à un établissement pénitentiaire du Kef, à plus de 200 kilomètres. En raison de ce transfert inhabituel, il est beaucoup plus difficile pour M. Abou de consulter son équipe d’avocats basée à Tunis.
Alors que ces aspects de l’affaire Abou soulèvent des doutes quant au respect des droits de l’inculpé lors des procédures judiciaires, nous souhaitons réitérer le point qui nous semble le plus important: il est inacceptable que M. Abou se trouve derrière les barreaux ou, pour commencer, qu’il soit passible d’une peine d’emprisonnement pour le simple fait d’avoir exprimé ses opinions – aussi critiques ou acerbes qu’elles puissent être.
Je serais heureuse de connaître votre opinion sur cette question ou sur tout autre sujet.
Vous remerciant d’avance pour l’attention que vous voudrez porter à la présente, je vous prie d’agréer, Monsieur le Ministre, l’expression de mes sentiments les plus respectueux.
Sarah Leah Whitson