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Lettre à la Mission d'observation électorale au Soudan concernant la situation des droits humains dans ce pays

Chers observateurs électoraux, 

Nous vous écrivons pour vous faire part de nos préoccupations relatives aux perspectives d'élections libres et crédibles au Soudan en avril 2010. Human Rights Watch mène activement des recherches et rend compte de la situation des droits humains au Soudan depuis 20 ans.

D'après ce que nous savons, la mission d'observation des élections a pour mandat d'évaluer le processus des élections au Soudan dans son ensemble en termes de conformité aux normes internationales, relatives aux libertés d'expression, d'association, de mouvement, au principe de non discrimination, et au droit à des réparations suffisantes.

Alors que vous vous préparez à accomplir cette tâche importante, nous demandons à vos équipes de prendre en compte les formes de violations des droits humains et d'insécurité que Human Rights Watch a documentées dans tout le Soudan et leur impact sur le processus électoral dans son intégralité.

Nous demandons aussi à vos équipes d'intégrer dans leur travail de façon appropriée le fait que le président soudanais et actuel candidat présidentiel Omar el-Béchir est un criminel de guerre présumé qui devrait répondre d'accusations de crimes de guerre et crimes contre l'humanité devant la Cour pénale internationale (CPI). Nous estimons que la mission de l'UE dispose à la fois de l'opportunité et de la responsabilité de soulever constamment auprès du gouvernement soudanais la nécessité qu'il coopère avec la CPI et qu'el-Béchir comparaisse devant la Cour. Garder le silence sur ces questions lors des entretiens avec le gouvernement soudanais, de notre point de vue, risque d'être une approbation tacite de l'obstruction totale du travail effectué par la CPI jusqu'ici. Il existe des précédents de candidats se présentant à des élections tout en coopérant avec des tribunaux internationaux les accusant de crimes graves : Ramush Haradinaj était en procès pour crimes de guerre devant le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie tout en étant candidat aux élections au Kosovo.

En outre, nous exhortons la mission de l'UE à s'abstenir, sauf en cas de nécessité absolue, de rencontrer directement le président soudanais el-Béchir étant donné le mandat d'arrêt émis à son encontre par la Cour pénale internationale. En outre, du fait que le mandat d'arrêt en instance est un sujet crucial que les partis politiques et la société civile devraient être libres de discuter ouvertement, nous vous demandons d'inclure dans votre travail d'observateurs la mesure dans laquelle est protégé le droit des citoyens soudanais à la liberté d'expression à cet égard pendant la campagne électorale.

Dans une déclaration publiée le 24 janvier 2010, Human Rights Watch a fait état de ses récentes constatations relatives à l'environnement pré-électoral au Soudan (en annexe à cette lettre). Nous appuyant sur une recherche de terrain approfondie, nous avons constaté que les gouvernements tant au niveau national que régional dans le sud du pays ont restreint les droits fondamentaux et libertés primordiales, en violation de la constitution soudanaise et du droit international. Au cours du dernier mois, Human Rights Watch a reçu des informations faisant état de restrictions et de violations des droits humains croissantes, exposées ci-après. De plus, l'insécurité provenant des affrontements armés continue de menacer des vies au Darfour et au Sud-Soudan et pourrait empêcher les civils d'accéder aux urnes. 

Restrictions des libertés d'expression et d'assemblée au Nord-Soudan

Le gouvernement national a fait un usage répété de la force pour réprimer des manifestations politiques pacifiques. Les 7 et 14 décembre, les forces de sécurité à Khartoum et dans d'autres villes du nord ont violemment réprimé des manifestations que le SPLM ainsi que d'autres partis politiques avaient organisées pour protester contre le fait que le parti au pouvoir, le NCP, n'avait pas promulgué de réformes démocratiques en prévision des élections. La police anti-émeute et les forces de sécurité ont arrêté des centaines de personnes, y compris des dirigeants politiques et des journalistes ; elles ont fait en outre des dizaines de blessés en dispersant la foule à Khartoum à l'aide de gaz lacrymogènes, de balles en caoutchouc, de matraques et d'autres armes. Au cours de ces deux journées, les forces de sécurité et la police nationales ont aussi agressé et arrêté des journalistes, dans certains cas à l'intérieur même de leurs salles de presse.

Le gouvernement a également refusé d'accorder son autorisation pour des rassemblements publics et autres événements, bien que les groupes concernés aient rempli les demandes exigées. En novembre et décembre, le gouvernement a soit annulé, soit refusé son autorisation, soit encore interrompu au moins deux sessions de formation sur l'observation des élections à Kassala, dans l'est du Soudan ; deux réunions publiques à Kosti, dans l'Etat du Nil blanc ; un discours public pour soutenir un candidat présidentiel indépendant à Khartoum ; et des dizaines de rassemblements publics. Plus récemment en février, les autorités gouvernementales ont empêché un groupe local d'assurer une formation sur les élections au Darfour méridional.

Parmi les restrictions de la liberté d'expression figure l'autocensure persistante de la part des journalistes, à la suite d'une période d'étroite censure préalable exercée en 2008 et 2009 qui a empêché les journalistes de rendre compte de tout sujet sensible, notamment le Darfour et la justice internationale. Des rédacteurs en chef de journaux ont indiqué à Human Rights Watch que certaines formes de censure sur des sujets sensibles persistent même après qu'elle a officiellement pris fin en septembre 2009.

Harcèlement d'activistes et d'observateurs électoraux dans les Etats du nord

Lors des inscriptions sur les listes électorales, des fonctionnaires de la police et de la sécurité nationale ont restreint les mouvements et les prises de parole d'observateurs électoraux appartenant à des partis politiques quand ils se sont plaints d'actions menées par des membres du parti au pouvoir, le NCP, par des membres de comités populaires et par des groupes de dirigeants locaux qui certifient le lieu de résidence. Ces observateurs électoraux avaient en commun une réclamation, à savoir que les comités populaires étaient dominés par des membres du NCP et que ceux-ci demandaient indûment aux gens de leur confier leurs cartes d'électeurs.

Par exemple, le 8 novembre à Khartoum, dans un centre d'inscription sur les listes électorales, un officier de police a frappé une étudiante membre du Parti communiste lorsqu'elle a refusé de remettre sa carte d'électrice au comité populaire. Au Darfour méridional, les autorités ont arrêté et placé en détention pendant 25 jours un observateur du Parti communiste, Tayfour Elamin Abdullah, lorsqu'il a dit à des personnes dans un centre d'inscription sur les listes électorales qu'elles ne devraient pas donner leurs cartes d'électeurs au parti au pouvoir. Abdullah a expliqué à Human Rights Watch que les fonctionnaires de la sécurité l'avaient frappé lors de sa détention et lui avaient dit de quitter le Parti communiste.

D'une manière générale, le gouvernement soudanais a harcelé, agressé et arrêté arbitrairement des militants politiques et des militants des droits humains, notamment des étudiants darfouriens qui s'exprimaient à propos des élections et autres sujets sensibles tels que le Darfour et la justice. Voici quelques exemples récents liés à la campagne électorale :

  • Le 22 novembre, les forces de sécurité ont arrêté un homme âgé à Khartoum alors qu'il se trouvait à l'hôpital afin de recevoir un traitement pour le diabète, parce qu'il avait des tracts d'un groupe militant, «Girifna», appelant à des changements pacifiques et exhortant les gens à s'inscrire pour voter.
  • Le 6 décembre, les forces de sécurité nationales ont agressé deux étudiants militants du même groupe dans un parc public à Khartoum. Les officiers de sécurité les ont frappés et placés en détention pendant plusieurs heures.
  • En février, des officiers de sécurité ont attaqué la maison de militants appartenant au même groupe, arrêtant l'un d'entre eux pendant plusieurs heures et le frappant alors qu'il était en détention, et ils ont confisqué les tracts appelant à des changements politiques.
  • Le 22 février, des officiers de la sécurité nationale ont arrêté le représentant soudanais de Justice Africa à Nyala, au Darfour méridional, et ont confisqué des supports de formation aux élections. Ils ont aussi fouillé les bureaux d'une autre organisation et ont saisi du matériel.
  • En février également, deux partis d'opposition ont signalé que leurs membres avaient été arrêtés parce qu'ils distribuaient des tracts au Darfour méridional.

Répression des libertés politiques au Sud-Soudan

Lors des inscriptions des électeurs, Human Rights Watch a constaté que les autorités du Sud-Soudan ont arrêté et placé en détention des dizaines de membres du parti au pouvoir dans le nord, le NCP, et des partis considérés comme ses alliés, les accusant de diverses irrégularités sans les mettre en accusation.

A Aweil, dans le nord du Bahr el Ghazal, Tong Awal Ayat, dirigeant du Parti démocratique uni créé récemment, a expliqué à Human Rights Watch que les autorités de l'Etat avaient ordonné son arrestation le 22 octobre, prétendant que son parti n'était pas correctement enregistré. La police sud-soudanaise l'a placé en détention dans un lieu secret en ville pendant deux semaines, avant de le transférer dans une prison militaire à Wunyiit.

Le SPLM-DC, parti créé en juin 2009 par l'ancien ministre soudanais des affaires étrangères, Lam Akol, a signalé des dizaines d'arrestations et de détentions de ses membres dans tout le Sud-Soudan. Les politiciens sud-soudanais ont publiquement accusé Akol, candidat à la présidence, d'allégeance au NCP et d'attiser les conflits interethniques dans l'Etat du Nil supérieur. Début novembre, le gouvernement du Sud-Soudan a adressé une lettre aux gouverneurs d'Etats leur ordonnant de coopérer avec tous les partis politiques à l'exception du SPLM-DC.

Le NCP a lui aussi signalé de nombreuses arrestations et détentions dans les villes du Sud-Soudan, basées souvent sur des accusations d'inscription incorrecte de leurs membres. Dans l'Etat d'Equatoria central, un membre de Morobo a déclaré à Human Rights Watch qu'il avait été détenu et frappé début décembre parce qu'il inscrivait des membres. Un autre membre a indiqué à Human Rights Watch qu'il avait été arrêté avec un groupe de 14 autres personnes dans la ville de Yei et détenu sur des accusations de payer des gens pour qu'ils s'inscrivent comme membres du NCP, accusation qu'il rejette.

Une autre préoccupation connexe est la sévérité avec laquelle les forces de sécurité sud-soudanaises exercent leur répression en l'absence d'institutions d'Etat de droit fonctionnelles. Les attaques contre des civils de la part de soldats et de policiers, les détentions de civils dans des prisons militaires, et la détention prolongée de suspects sans chefs d'accusation sont toutes choses courantes et indiquent les imperfections structurelles de l'administration de la justice que Human Rights Watch a déjà documentées.

Risques de violences au Darfour et au Sud-Soudan

Au Darfour, les fonctionnaires chargés des élections n'ont pas accédé aux zones ne se trouvant pas sous le contrôle du gouvernement, et les groupes rebelles ont boycotté le processus des élections. Par conséquent, de nombreuses communautés n'auront peut-être pas accès aux urnes. En plus de ces préoccupations politiques, la violence persistante est un autre obstacle au vote au Darfour.

En février, alors même que le gouvernement soudanais et des groupes rebelles négocient un éventuel accord de paix à Doha, des factions rebelles ayant des opinions divergentes sur le processus de paix se sont affrontées à Jebel Mara, tandis que les rebelles du Mouvement pour la Justice et l'Egalité se seraient opposés aux forces alignées avec le gouvernement à Jebel Moon. Les combats ont fait un nombre indéterminé de victimes et ont entraîné le déplacement de milliers de personnes vers la ville et les camps d'IDP proches. L'ONU n'a pas encore eu accès à ces zones pour évaluer l'impact des violences sur les civils.

Au Sud-Soudan, les violences interethniques ont interrompu ou retardé l'inscription des électeurs dans certains lieux isolés, et dans au moins un exemple à la mi novembre des combats intercommunaux ont éclaté à propos d'un litige portant sur une frontière de conté. Les violences interethniques de janvier et février dans les Etats du Nil supérieur, de Jonglei et des Lacs pourraient altérer la liberté de mouvement nécessaire pour que les gens puissent accéder aux urnes. 

Ni les autorités gouvernementales ni la Mission des Nations unies au Soudan (MINUS) ne semblent être suffisamment préparées à la recrudescence de violences que pourrait entraîner le processus électoral. En décembre, les autorités gouvernementales commençaient à peine à planifier la formation de forces supplémentaires pour assurer la sécurité dans les lieux de vote. La mission de l'ONU a assuré la formation des forces de police sud-soudanaises naissantes, mais ne prévoit pas de déployer ses propres forces dans les points sensibles durant les élections.

Notre déclaration du 24 janvier contient des recommandations détaillées aux gouvernements national et du sud ainsi qu'à la MINUS, visant à renforcer le respect pour les droits fondamentaux et les droits politiques dans l'environnement pré-électoral. Nous vous exhortons à prendre en compte ces recommandations ainsi que les résultats de nos recherches lors de votre évaluation exhaustive du processus électoral au Soudan.

Nous vous remercions de votre attention et vous adressons nos sincères salutations.

Georgette Gagnon
Directrice de la division Afrique
Human Rights Watch

Lotte Leicht
Directrice de la division UE
Human Rights Watch

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