Mise à jour : Le 7 mars, le parlement a adopté l'un des deux projets de loi en première lecture, déclenchant de nouvelles manifestations massives. Mais le 9 mars, le parti au pouvoir a annoncé qu'il retirait les deux projets, invoquant le fait qu'il n'avait pas suffisamment expliqué au public la prétendue nécessité d'une telle loi. Les autorités devraient faire en sorte que ces projets de loi ne soient pas resoumis, sous quelque forme que ce soit, et garantir un environnement sûr et favorable aux activités des organisations de la société civile en Géorgie.
(Berlin) – Le parlement de Géorgie devrait rejeter fermement les deux projets de loi dont il débat actuellement, qui exigeraient que les particuliers, les organisations de la société civile et les médias se fassent enregistrer auprès du ministère de la Justice en tant qu’« agents d’influence étrangère » s’ils reçoivent au moins 20 % de leurs fonds de l’étranger, ont déclaré aujourd’hui Human Rights Watch et Amnesty International. S’ils étaient adoptés, ces projets de loi imposeraient également des obligations supplémentaires de reporting onéreuses et des inspections, ainsi que des responsabilités administratives et pénales, rendant notamment les auteurs d’infractions passibles de peines pouvant aller jusqu’à cinq ans de prison.
Ces projets de loi sont incompatibles avec les normes et le droit internationaux en matière de droits humains, qui protègent les droits aux libertés d’expression et d’association.
« Les projets de loi sur les ‘agents de l’étranger’ ont pour but de marginaliser et discréditer les organisations et les médias indépendants qui reçoivent des fonds de l’étranger et qui servent l’intérêt général du public en Géorgie », a déclaré Hugh Williamson, directeur de la division Europe et Asie centrale à Human Rights Watch. « Il est clair qu’ils visent à restreindre l’activité d'organisations et de médias essentiels, qu’ils violent les obligations internationales de la Géorgie et que s’ils étaient adoptés, ils auraient un effet extrêmement glaçant sur les organisations et les particuliers qui s'efforcent de protéger les droits humains, la démocratie et l’État de droit ».
Lors d’une séance conjointe des commissions parlementaires chargées d’examiner les projets de loi le 2 mars 2023, des affrontements verbaux et physiques se sont produits entre parlementaires du parti au pouvoir et des partis d’opposition. Des manifestations pacifiques contre les projets de loi ont également eu lieu à l’extérieur du parlement, résultant en l’arrestation de 36 personnes. Ces personnes ont été inculpées des infractions administratives de vandalisme et de résistance à la police, avant d’être remises en liberté. Vingt-deux personnes doivent être jugées pour ces infractions administratives.
Le 14 février, une faction au parlement formée par des membres du parti Rêve géorgien au pouvoir, qui ont quitté cette formation mais sont restés au sein de la majorité parlementaire, ont proposé le projet de Loi sur la Transparence en matière d’influence étrangère, qui prévoit d’exiger des organisations non gouvernementales et des médias imprimés, en ligne et radio ou télédiffusés recevant d’une « puissance étrangère » au moins 20% de leurs revenus annuels – sous forme de soutien financier ou de contributions en nature – qu’ils se fassent enregistrer comme « agents d’influence étrangère » auprès du ministère de la Justice. Le projet de loi définit les « puissances étrangères » comme des agences gouvernementales étrangères, des citoyens étrangers, des entités juridiques créées hors de la législation géorgienne, ainsi que des fondations, associations, compagnies, syndicats et autres organisations ou associations régies par le droit international.
Les organisations et les médias enregistrés comme « agents d’influence étrangère » seraient tenus de soumettre une déclaration d’avoirs financiers sous forme électronique, contenant des données complètes sur la source, le montant et l’objet de toutes les sommes d’argent et autres avoirs matériels reçus et dépensés. Cela constituerait un doublon avec certaines obligations de reporting déjà existantes auprès des agences fiscales et autres, et compromettrait encore davantage le droit à la protection de la vie privée des personnes liées à l’association en question. Le ministère de la Justice serait autorisé à enquêter et à demander et examiner des informations supplémentaires, y compris des données personnelles. Les promoteurs du projet de loi n’ont pas expliqué comment cette contrainte de reporting, redondante et onéreuse, augmenterait la transparence ou la responsabilité, alors qu’elle apparaît plutôt comme un effort flagrant visant à restreindre la capacité des associations et des médias de fonctionner librement et de manière indépendante et à stigmatiser les organisations indépendantes, ont affirmé Human Rights Watch et Amnesty International.
Le projet de loi prévoit l’imposition d’une amende de 25 000 laris géorgiens (9 600 dollars) pour avoir failli à l’obligation d’enregistrement ou à celle de soumettre une déclaration financière complète.
Le 22 février, les mêmes membres du parlement ont déposé une nouvelle version du projet de loi, qui élargit le champ de définition des « agents d’influence étrangère » pour y inclure des particuliers et qui accroît les pénalités pour non-conformité, lesquelles passeraient du niveau d’une amende à celui d’une peine de prison pouvant aller jusqu’à cinq ans. Le projet de loi affirme qu’une personne - physique ou morale - serait considérée comme un « agent » d’une « puissance étrangère » si elle : participe à des activités politiques courantes en Géorgie ; agit en qualité de conseillère en relations publiques, d'agent publicitaire, d’employée d’un service d’informations, ou de conseillère politique ; ou si elle finance diverses organisations en Géorgie, prête de l’argent ou d’autres biens, et représente les intérêts d’une puissance étrangère en Géorgie dans ses relations avec les organes de l’État. Nombre de ces concepts vagues, notamment les « activités politiques », ne sont pas clairement définis dans la loi et pourraient restreindre encore le droit à la liberté d’association.
Le 27 février, le bureau parlementaire a décidé d’envoyer les deux versions du projet de loi aux commissions compétentes, pour considération. Le parti Rêve géorgien, au pouvoir, a exprimé publiquement son soutien aux projets de loi.
Ceux-ci ont suscité de fortes critiques de la part des organisations géorgiennes de la société civile, d’organisations multilatérales et de partenaires bilatéraux de la Géorgie. Dans une déclaration conjointe, environ 400 organisations non gouvernementales et médias locaux ont affirmé que l’adoption des projets de loi équivaudrait à « une attaque contre les valeurs fondamentales géorgiennes de dignité, d’indépendance et de solidarité » et causerait du tort au peuple de Géorgie.
Le bureau des Nations Unies en Géorgie a exprimé sa « profonde préoccupation » le 26 février, soulignant que, s’ils sont adoptés, les projets de loi « seront susceptibles d’entraver les efforts de l'ONU pour mettre en œuvre » son programme de développement durable. Les ambassadeurs des États-Unis et de l’Union européenne (UE), les porte-parole du Haut représentant de l’UE, Josep Borrell, et du Département d’État américain ont également critiqué le projet de loi, estimant qu’il est incompatible avec les aspirations euro-atlantiques de la Géorgie. Dans une lettre ouverte datée du 28 février, la Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, Dunja Mijatović, a déclaré que, si elle était adoptée, cette loi pourrait avoir un effet extrêmement glaçant sur le travail des organisations de la société civile en Géorgie.
La présidente géorgienne, Salomé Zurabishvili, a indiqué qu’elle opposerait son véto à cette loi, car elle « ne peut approuver une telle législation et la persécution de nouveaux agents ».
Le parti au pouvoir, qui dispose d’une majorité parlementaire suffisante pour passer outre à ce véto, affirme que le projet de loi ne vise qu’à assurer la transparence des activités des organisations non gouvernementales et des médias. Les partisans du projet de loi ont invoqué une prétendue similitude entre leur projet et la Loi américaine d’enregistrement des agents étrangers (Foreign Agent Registration Act, FARA), et ses auteurs affirment que la seconde version du projet de loi est une traduction directe de la FARA.
Les organisations de la société civile ont condamné cette comparaison comme étant de mauvaise foi et trompeuse, car la loi américaine règlemente principalement l’activité des groupes de pression et ne sert pas de mécanisme pour affaiblir les organisations de la société civile et les médias. En outre, la loi américaine n’assimile pas le fait de recevoir des fonds de l’étranger, en tout ou en partie, à celui d’être sous la direction et le contrôle d’un donneur d’ordres étranger. Diverses déclarations faites par les inspirateurs du projet de loi et par les dirigeants du parti au pouvoir, qui ont accentué leurs critiques des organisations de la société civile et des médias qui soutiennent l’opposition dans le pays, laissent fortement penser que, si elle est adoptée, les autorités se serviront de cette loi comme d’une arme pour davantage stigmatiser et pénaliser les organisations et les médias indépendants qui critiquent le gouvernement.
Le chef du parti Rêve géorgien, qui domine la coalition parlementaire au pouvoir, a déclaré le 2 mars, dans un entretien avec la chaîne pro-gouvernementale TV Imedi, que la loi aurait un « effet préventif » vis-à-vis de « l’opposition radicale et des OSCs [organisations de la société civile] qui lui sont affiliées », et que, en conséquence, « les bailleurs de fonds s’abstiendraient de financer la polarisation du pays ».
La coalition au pouvoir considère comme « radicales » les organisations qui contestent les décisions du gouvernement et les accuse d’attiser unilatéralement la polarisation du pays. De telles déclarations envoient un message glaçant aux détracteurs de l’État, qui peuvent être ainsi dissuadés d’exprimer librement leurs opinions, de crainte de représailles.
Les projets de loi sont en contradiction avec les obligations de la Géorgie aux termes de la Convention européenne des droits de l’homme et du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), dont la Géorgie est un État partie. Bien que certaines limites au droit aux libertés d’expression et d’association soient acceptables en droit international, elles doivent être prévues par une loi claire et compréhensible, et être nécessaires et proportionnées par rapport à un objectif légitime. Les projets de loi actuellement à l’étude en Géorgie ne passent pas ce test, selon Human Rights Watch et Amnesty International, et ils imposeraient des restrictions indues à l’exercice de ces droits.
Le droit de solliciter, recevoir et utiliser des ressources provenant de sources nationales, internationales et étrangères fait partie intégrante du droit à la liberté d’association. Ce fait est établi par de nombreux mécanismes internationaux et régionaux de défense des droits humains, notamment par le Comité des ministres du Conseil de l’Europe dans sa recommandation de 2007 « sur le statut juridique des organisations non gouvernementales en Europe ».
En 2022, la Cour européenne des droits de l’homme a jugé que la loi russe sur les « agents étrangers », qui est similaire aux projets de loi géorgiens, violait l’article 11 de la Convention européenne protégeant le droit à la liberté d’association. La Cour a estimé que créer un statut et un régime juridique spéciaux pour des organisations qui reçoivent des fonds en provenance de sources internationales ou étrangères ne se justifiait pas, et que des restrictions constituerait une ingérence dans leurs fonctions légitimes.
« Les projets de loi proposés bafouent le droit aux libertés d’expression et d’association, et sont contraires aux obligations de la Géorgie en matière de droits humains et, par conséquent, ils ne devraient jamais être adoptés », a déclaré Marie Struthers, directrice de la division Europe de l’Est et Asie centrale à Amnesty International. « Au lieu d’adopter des lois qui auraient clairement pour effet d’entraver le travail des voix indépendantes qui ne plaisent pas au gouvernement, les autorités devraient plutôt discuter des moyens de garantir un environnement sûr et favorable au bénéfice de la société civile ».
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