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Ukraine : Traitement inégalitaire des ressortissants étrangers voulant fuir le pays

Les non-Ukrainiens sont souvent confrontés à des blocages ou à des délais aux frontières

Ces étudiants nigérians attendaient sur un quai de la gare de Lviv, dans l'ouest de l'Ukraine, le 27 février 2022, dans l’espoir de pouvoir monter dans un train a destination de la Pologne.   © 2022 AP Photo/Bernat Armangue

(Milan, le 4 mars 2022) – Des ressortissants étrangers vivant en Ukraine ont reçu un traitement inéquitable et ont été retardés alors qu’ils tentaient de fuir le conflit tout comme des centaines de milliers d’Ukrainiens, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui. D’après les entretiens menés auprès d’une quarantaine de ressortissants étrangers, dont de nombreux étudiants internationaux, il semblerait que les étrangers tentant de monter à bord de bus et de trains soient systématiquement refoulés ou retardés, vraisemblablement pour donner la priorité aux femmes et aux enfants ukrainiens.

Les autorités ukrainiennes ont déclaré qu’elles étaient au courant du problème et qu’elles prenaient des mesures pour permettre aux ressortissants étrangers de quitter le pays. Le 2 mars 2022, le ministre des Affaires étrangères Dmytro Kuleba a annoncé sur Twitter que le gouvernement avait mis en place une ligne téléphonique d’urgence pour les étudiants étrangers souhaitant quitter l’Ukraine.

« La situation est éprouvante pour chacune des personnes essayant de se mettre en lieu sûr ; tout individu fuyant la guerre devrait avoir le droit de partir, quelle que soit son origine », a déclaré Judith Sunderland, directrice adjointe de la division Europe et Asie centrale à Human Rights Watch. « Les autorités ukrainiennes ne devraient pas faire de discrimination fondée sur la nationalité ou la race, et les pays voisins devraient autoriser quiconque à accéder à leur territoire avec un minimum de démarches administratives. »

Une semaine après l’invasion caractérisée par de graves violations des lois de la guerre, un million de personnes se sont réfugiées dans les pays voisins, en Pologne, en Hongrie, en Slovaquie, en Roumanie et en Moldavie. Toutes vivent dans l’angoisse et doivent faire face à de rudes épreuves : elles doivent lutter pour trouver un moyen de transport jusqu’à la frontière, elles doivent endurer des heures d’attente dans le froid glacial et dire au revoir à leurs proches. En vertu de la loi martiale instaurée à la suite de l’invasion russe le 24 février, tous les hommes ukrainiens âgés de 18 à 60 ans sont mobilisés et ont interdiction de quitter le pays.

L’Ukraine est une destination de longue date pour les étudiants et les immigrants du monde entier. D’après les données gouvernementales de 2020, le pays comptait 80 000 étudiants internationaux, la plupart venant d’Inde, du Maroc, d’Azerbaïdjan, de Turkménistan et du Nigéria. Cette population et les personnes venues de nombreux pays pour travailler en Ukraine se retrouvent désormais à essayer désespérément de fuir une zone de conflit.

Les Nations Unies ont fait état de 752 victimes civiles au 1er mars, dont 227 morts. Selon les conclusions de l’ONU, la plupart ont été causées par « l’utilisation d’armes explosives à large zone d’impact », notamment par des tirs d’artillerie lourde, par des lance-roquettes multiples et par des frappes aériennes. Human Rights Watch a vérifié les preuves selon lesquelles les forces russes avaient eu recours à des armes à sous-munitions et à des armes explosives dans des zones peuplées, engendrant ainsi des victimes civiles et infligeant des dommages substantiels à des infrastructures civiles.

Les autorités ukrainiennes devraient simplifier et accélérer les procédures d’évacuation pour toutes les personnes fuyant l’Ukraine et garantir l’égalité de traitement à toutes, qu’elles soient ukrainiennes ou non, a déclaré Human Rights Watch. Des agences de l’Union européenne devraient être déployées aux frontières pour apporter leur assistance, et les pays de l’UE et l’Ukraine devraient tous offrir une aide humanitaire essentielle aux personnes bloquées aux frontières du côté ukrainien.

Human Rights Watch a pu s’entretenir avec des ressortissants étrangers d’Afrique du Nord, d’Afrique subsaharienne et d’Inde à la frontière polonaise, à Lviv, ville ukrainienne située à 75 kilomètres de la frontière, et par téléphone au sujet des difficultés rencontrées pour quitter le pays.

Barn, un Indien de 22 ans, étudiant en médecine à Dnipro, ayant demandé de ne pas mentionner son nom de famille, a déclaré que la police avait refusé de les laisser monter, lui et six autres personnes, à bord d’un train le 26 février. « On a vu quatre trains s’arrêter et repartir, mais ils [la police] nous ont interdit d’y monter », a-t-il déclaré. « Ils nous ont dit que seuls les Ukrainiens pouvaient prendre les trains de jour, et que les étrangers devaient attendre les trains de nuit. Nous sommes arrivés à la gare à 7 heures du matin et n’avons pu monter à bord d’un train qu’à 19 h 30. »

Un étudiant nigérian a raconté qu’avec une vingtaine d’autres étrangers, dont des Équatoriens et des Marocains, ils avaient été forcés à descendre d’un train à Kiev le 26 février. « La police est entrée… m’a pris par le bras et m’a poussé avant de me demander si j’allais à Lviv ou en Pologne. J’ai répondu que j’allais en Pologne, ils m’ont ordonné de descendre. »

Mourad Hajri, un Marocain de 22 ans faisant des études vétérinaires à Kharkiv, dans l’est de l’Ukraine près de la Russie, a traversé tout le pays pour rejoindre la frontière polonaise : il a pris le train, le taxi, puis a marché pendant 11 heures toute la nuit du 26 février. « Les soldats ukrainiens et leurs auxiliaires n’ont rien fait pour limiter le chaos », a-t-il précisé. « Tout ce qu’ils ont fait, c’est forcer le passage pour ouvrir la route dès qu’un bus rempli d’Ukrainiens s’approchait de la frontière. Ceux-là ont pu passer très facilement et entrer en Pologne sans aucune difficulté. Mais pour tous les autres, comme nous, c’était très compliqué. Il fallait se battre pour passer. »

Rugiatu Faith Maxey, citoyenne américaine de 22 ans originaire de la Sierra Leone, était en Ukraine pour rendre visite à son fiancé sierra-léonais à Dnipro. Elle a rapporté qu’à l’approche de la frontière polonaise, le chauffeur de la compagnie de bus a annoncé que « tous les Noirs doivent descendre du bus ». Elle est restée à bord après que son groupe et des passagers ukrainiens ont protesté. « Nous avons finalement réussi à rejoindre les Ukrainiens dans la file d’attente, mais nous avons dû vraiment insister pour y arriver, et cela a beaucoup aidé que je sois américaine et que j’aie fait appel à l’ambassade », a-t-elle conclu.

Dans une déclaration publiée le 28 février, l’Union africaine a exhorté « tous les pays à respecter le droit international et à faire preuve de la même empathie et du même soutien envers toutes les personnes qui fuient la guerre, nonobstant leur identité raciale ». Plusieurs gouvernements dont des ressortissants se trouvaient en Ukraine ont fait part de leur inquiétude concernant le traitement qui leur était accordé et les obstacles qui leur étaient posés pour quitter le pays. Le 1er mars, le ministre nigérian des Affaires étrangères a affirmé aux médias qu’il s’était entretenu avec les autorités ukrainiennes et polonaises pour s’assurer que les Nigérians pourraient traverser la frontière.

Lors de la session du 2 mars de l’Assemblée générale des Nations Unies, le Représentant permanent de l’Inde a déclaré : « Nous exigeons que l’ensemble des ressortissants indiens, notamment nos étudiants, en particulier de Kharkiv et des autres zones de conflit, puissent passer les frontières en sécurité et sans interruption ». Des milliers d’Indiens ont été évacués après avoir rejoint les pays limitrophes.

Le 3 mars, des experts de l’ONU se sont dits « vivement préoccupés par les rapports continus de personnes d’ascendance africaine et issues de minorités raciales et ethniques subissant un traitement discriminatoire alors qu’elles essaient de fuir l’Ukraine » et ont rappelé que « l’interdiction de la discrimination raciale est un [principe] fondamental inscrit dans le droit international qui s’applique dans toutes les situations de conflit et de paix ».

Andriy Demchenko, porte-parole des gardes-frontières ukrainiens, a déclaré à Human Rights Watch que les allégations de différences de traitement liées à la nationalité « ne correspondaient pas à la réalité ». Il a affirmé que « les gardes-frontières ukrainiens ne vérifiaient pas la nationalité ni la couleur des passeports » et a ajouté que des ressortissants de pays étrangers « essayaient de griller la priorité dans la file d’attente ».

Le 1er mars, neuf organisations ukrainiennes de défense des droits humains ont publié une déclaration pour prier les représentants de l’État « de lutter contre tout acte de discrimination, de xénophobie ou de racisme personnel ou institutionnel », et les pays dont sont originaires les ressortissants, ainsi que les pays limitrophes de l’Ukraine, de faciliter l’évacuation des personnes fuyant la zone de conflit. Dans un tweet du 1er mars, le ministre Dmytro Kuleba a déclaré que « les Africains qui cherchent à évacuer sont nos amis et doivent avoir les mêmes opportunités de retourner dans leur pays en toute sécurité. Le gouvernement ukrainien n’est avare d’aucun effort pour résoudre ce problème ».

Le 3 mars, les États membres de l’UE ont approuvé la proposition du 2 mars de la Commission européenne d’activer pour la première fois la directive sur la protection temporaire, qui octroie aux personnes déplacées par la guerre en Ukraine une protection globale et simplifiée, pour une durée maximale de trois ans. Cette protection s’appliquera également aux citoyens d’autres pays résidant depuis longtemps en Ukraine, aux apatrides et aux ressortissants ukrainiens.

La Commission européenne et les États membres de l’UE devraient indiquer clairement aux autorités ukrainiennes que tous les civils non ukrainiens, y compris sans titres de voyage valides, ont le droit d’accéder au territoire de l’UE pour bénéficier de cette protection temporaire ou à des fins humanitaires, notamment pour un passage sûr ou un rapatriement vers leur pays d’origine, a déclaré Human Rights Watch. Les pays de l’UE ne devraient pas renvoyer dans leur pays d’origine les personnes dont la vie ou la liberté serait menacée. Des dispositions devraient être prises pour garantir une répartition équitable des responsabilités entre les différents États membres au moyen d’un plan de réinstallation efficace et juste qui tienne compte des liens familiaux et, dans la mesure du possible, des préférences individuelles.

Autres témoignages 

Les 27 et 28 février, puis le 3 mars, les chercheurs de Human Rights Watch se sont entretenus avec 22 personnes issues de plusieurs groupes composés en tout de 53 personnes originaires du Maroc, d’Inde, du Nigeria, d’Ouganda et de Tunisie, à l’intérieur ou à proximité de la gare ferroviaire de Lviv (dans l’ouest de l’Ukraine), ainsi que près de la frontière polonaise. La plupart d’entre elles ont été interviewées en groupes, tous ayant confirmé avoir vécu des expériences identiques ou similaires entre le 25 février et la date de l’entretien. Human Rights Watch a également eu des entretiens téléphoniques ou en visio avec trois autres ressortissants étrangers essayant de fuir le pays. Certains ont demandé, pour leur sécurité, de ne pas divulguer leur nom complet.

Kassim, un étudiant en statistiques de 23 ans originaire du Maroc, a déclaré que lui et trois autres personnes avaient été interdits d’accès aux trains dans les trois villes par lesquelles ils sont passés entre Odessa et Kiev, puis à Lviv, près de la frontière polonaise :

À Odessa, les contrôleurs de train nous ont dit que nous ne pouvions pas monter à bord, sans nous expliquer pourquoi… Mais nous avons bien vu qu’ils ne laissaient monter que les femmes et les enfants ukrainiens. Au final, après avoir vu deux trains passer sans pouvoir y accéder, nous avons réussi à monter dans un train à force de supplications. À Kiev, nous avons de nouveau dû laisser passer deux trains avant de pouvoir monter à bord, et encore une fois parce que nous avons supplié… Nous sommes arrivés ainsi jusqu’à Lviv, où nous avons voulu prendre un train pour la Pologne, mais nous avons été refoulés par un groupe de policiers et de militaires… Ils nous ont dit qu’il y avait une file d’attente séparée pour les étrangers… Une fois toutes les femmes et tous les enfants montés à bord, ils ne nous ont pas laissés monter pour autant, ils nous ont fait attendre, et ont fait monter les femmes et les enfants qui continuaient d’arriver jusqu’à ce que le train soit complet.

Osamah, un autre Marocain âgé de 20 ans, a rapporté que ses compagnons de voyage et lui n’avaient pas pu prendre de train à Lviv, car « les étrangers n’ont pas le droit de monter dans les trains qui partent d’ici. Les gens disent que seuls les Ukrainiens peuvent quitter le pays par les transports. »

Rugiatu Faith Maxey, citoyenne américaine originaire de la Sierra Leone, a raconté qu’elle, son fiancé et cinq autres personnes, dont un bébé d’un an, tous d’origine africaine, avaient marché pendant 16 heures pour rejoindre la frontière polonaise lors de leur première tentative pour quitter l’Ukraine. Alors qu’ils n’avaient pas encore atteint la frontière — il restait environ deux heures de marche selon elle — ils sont tombés sur un endroit où s’organisaient des files d’attente ; un garde-frontière en uniforme leur a crié dessus pour les obliger à rejoindre la file des étrangers. Rugiatu a rapporté qu’ils avaient passé la majeure partie de la nuit à atteindre dans l’espoir de monter dans un bus tout en regardant les Ukrainiens être accompagnés à la frontière à bord de véhicules militaires. Elle a dû être emmenée à l’hôpital en ambulance après s’être évanouie. Ils ont été en mesure de traverser le jour suivant.

Mourad, l’étudiant vétérinaire marocain de 22 ans, a fui Kharkiv le 25 février à bord d’un train bondé en partance pour Lviv :

Le trajet jusqu’à Lviv a duré 25 heures. Là-bas, j’ai rencontré un groupe de Marocains, et nous avons pris un taxi collectif à huit pour rejoindre le poste-frontière polonais. Vers 21 h, le taxi nous a laissés à 40 kilomètres de la frontière, arguant qu’il ne pouvait pas aller plus loin. Nous étions terrifiés, nous avions faim et nous n’avions pas dormi, mais nous n’avions pas d’autre choix que de marcher jusqu’à la frontière. C’est ce que nous avons fait, toute la nuit.

Après 11 heures de marche, nous sommes arrivés à un point de contrôle tenu par des [gardes-frontières] ukrainiens, qui nous ont annoncé qu’on se trouvait à 3 kilomètres de la frontière polonaise. Les soldats ukrainiens étaient armés, et des personnes en civil (vêtues de vestes orange) munies de matraques les assistaient. Les civils étaient très agressifs, ils agissaient comme des auxiliaires de l’armée. Les soldats et ces civils laissaient les citoyens ukrainiens passer, mais refoulaient les personnes immigrées de manière intermittente. Mon groupe et moi avons été bloqués pendant une heure et demie environ. J’ai finalement réussi à me faufiler avec mon ami, puis nous avons marché pendant 3 kilomètres. Nous étions fatigués et nous avions faim. Quelques civils ukrainiens nous ont donné des sandwichs et du thé.

À la frontière, Mourad a découvert ce qu’il a décrit comme le « chaos absolu ». Dans l’impossibilité de traverser à cet endroit, il est finalement allé jusqu’à la frontière hongroise, où, avec d’autres personnes, il a attendu, de 3 h 30 du matin à 14 h le 25 février, un bus affrété par le consulat marocain. Il s’attendait à prendre un vol économique planifié par le gouvernement marocain, afin de rentrer dans son pays.

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