«Nous n’arriverons pas à la vérité... cette fixation sur l’explosion de Beyrouth est une distraction », tels ont été les propos que nous a tenus un responsable du Hezbollah après que son organisation nous a invités « à prendre un café » suite à la publication de notre enquête sur l’explosion dévastatrice du port de Beyrouth le 4 août 2020. La « distraction » en question était l’enquête du juge Tarek Bitar, que le Hezbollah et le reste de l’establishment politique corrompu du pays ont attaquée, sapée et entravée sans relâche.
Alors que les protestations organisées par le mouvement Amal et le Hezbollah contre cette enquête ont dégénéré en combats meurtriers à Beyrouth le 14 octobre, et que l’origine de ces derniers n’est toujours pas claire, ces partis ont continué à réclamer la destitution du juge Bitar, au prétexte infondé que son enquête serait politisée, et ont instrumentalisé ces événements pour saper encore davantage cette dernière. Ils l’ont ainsi accusé d’« allumer des tensions » dans le pays tandis que leurs partisans ont diffusé sur Twitter des hashtags tels que « ce sang est sur tes mains, Bitar » et « Bitar joue avec le feu ». Les médias pro-Hezbollah n’ont pas été en reste, le journal al-Akhbar écrivant par exemple que les « leaders de la résistance » attendaient que Tarek Bitar soit amené à « classer son dossier fou. »
Récit fallacieux
Tous les ministres chiites ont menacé de démissionner du gouvernement, ce qui a conduit le Premier ministre Nagib Mikati à déclarer qu’il ne convoquerait pas de réunion du Conseil des ministres tant qu’une « solution » à ce dossier n’aurait pas été trouvée. Déjà, en février dernier, le premier juge chargé de l’enquête, Fadi Sawan, avait été révoqué après les plaintes de deux anciens ministres inculpés. Ces événements et leurs conséquences mettent en évidence le récit fallacieux que les seigneurs de guerre reconvertis en politique ont imposé aux Libanais depuis la fin de la guerre civile : la justice ou la guerre.
Si le Hezbollah et Amal sont en première ligne dans les attaques contre Bitar, la majeure partie de l’establishment politique s’en est également prise à lui. Par exemple, si le « club des anciens Premiers ministres » – Saad Hariri, Tammam Salam et Fouad Siniora – a proclamé il y a deux semaines son soutien à un système judiciaire indépendant et à la suppression de toutes les immunités politiques après les affrontements du 14 octobre, ces trois responsables (ainsi que Nagib Mikati, qui n’avait pas encore pris ses fonctions) avaient auparavant accusé le juge Bitar de « soupçons de motivations politiques » lorsqu’il avait convoqué l’ancien Premier ministre Hassane Diab. Le chef du Parti socialiste progressiste, Walid Joumblatt, et le chef des Marada, Sleimane Frangié, ont également accusé Bitar d’être politisé. Ces accusations infondées ne servent qu’à saper l’enquête et à accroître la désillusion du public à l’égard du processus.
Tous les anciens ministres que Bitar a identifiés comme suspects au cours de son enquête – Youssef Fenianos (Travaux publics et Transports, Marada) ; Ali Hassan Khalil (Finances, Amal) ; Nouhad Machnouk (Intérieur, indépendant) ; et Ghazi Zeaïter (Travaux publics et Transport, Amal) – ont refusé de se présenter à leurs auditions. Ils ont présenté des recours pour faire destituer Tarek Bitar, dont certains semblent avoir pour seul but d’entraver l’enquête, tandis que les forces de sécurité n’ont pas exécuté les mandats d’arrêt émis contre Fenianos et Khalil.
Accusations infondées
Quelles sont les raisons avancées par les responsables du Hezbollah pour justifier leur accusation d’instrumentalisation de l’explosion de Beyrouth pour « atteindre des objectifs politiques, y compris s’en prendre au président de la République et au Hezbollah » ?
Tout d’abord, ils accusent le juge de poursuivre en particulier les alliés du Hezbollah. Mais lorsque les partis politiques auxquels appartiennent les accusés ont fait circuler une pétition au Parlement afin d’établir une juridiction spéciale pour les ministres – une manœuvre largement perçue comme une tentative d’obstruction de l’enquête –, ils n’ont pas identifié d’autres ministres pouvant potentiellement être mis en cause. De plus, ces inculpations recoupent en grande partie les conclusions de notre enquête sur l’explosion rendue publique en août dernier.
La deuxième raison pour laquelle les responsables du Hezbollah doutent de la crédibilité de Bitar est qu’il viole le principe de l’immunité juridique des ministres. De fait, les ministres peuvent être poursuivis devant la Haute Cour si le Parlement les accuse de haute trahison ou de manquement à leurs devoirs. Mais étant donné que les crimes dont sont accusés les ministres vont au-delà des simples manquements au devoir et incluent l’homicide, et étant donné que le Parlement n’a pas mis ces anciens ministres en accusation, ces derniers peuvent être jugés par le système judiciaire ordinaire.
L’insistance du Hezbollah, d’autres partis politiques et même de personnalités religieuses – telles que le mufti Abdellatif Deriane et, désormais, le patriarche maronite Bechara Raï – pour que les ministres soient poursuivis devant la Haute Cour est une claire tentative d’éviter toute redevabilité. Cette juridiction spéciale, qui doit être activée par un vote des deux tiers des députés, n’a d’ailleurs jamais été formée. De nombreux pays accordent à leurs hommes politiques une certaine forme d’immunité contre les poursuites pendant leur mandat, mais ces procédures sont censées préserver la séparation des pouvoirs et protéger les hommes politiques contre les poursuites pour des motifs politiques, et non permettre aux députés ou ministres d’échapper aux poursuites pour des crimes graves.
Troisièmement, les responsables du Hezbollah ont demandé pourquoi le juge Bitar n’a pas encore publié les résultats de son enquête technique sur les causes de l’explosion afin que les compagnies d’assurances puissent verser des indemnités aux résidents et aux entreprises touchés. L’ancien ministre de l’Économie Raoul Nehmé a adressé une requête en ce sens au juge Bitar, en avril, lui demandant d’exclure les actes de terrorisme et de guerre comme causes possibles de l’explosion afin d’accélérer le règlement des demandes d’indemnisation. Or la loi interdit au juge Bitar de divulguer toute partie de son enquête avant de prononcer des actes d’accusation (art. 53 du Code de procédure pénale).
Nous n’avons trouvé aucune preuve suggérant que Bitar politise l’enquête sur l’explosion de Beyrouth. Pourtant, le Hezbollah et le reste de l’establishment politique ont fait monter les enchères en n’exigeant rien de moins que son retrait dans le but de saper l’enquête. La question est de savoir pourquoi. Oui, l’enquête a impliqué certains membres du Hezbollah et leurs alliés, ainsi que des personnes appartenant à plusieurs des principaux partis politiques du pays. Mais le déroulement de cette enquête a également des implications pour l’avenir de la justice libanaise – c’est pourquoi elle doit se poursuivre. Des procès publics équitables des responsables de l’explosion de Beyrouth pourraient faire voler en éclats le règne de la culture d’impunité. Fondamentalement, le succès ou l’échec de l’enquête montrera clairement si le Liban est un pays où règne l’État de droit, y compris s’agissant des hauts responsables politiques et de sécurité appartenant à des partis politiques puissants et auparavant intouchables.
Restaurer la confiance
L’État de droit exige que les enquêtes criminelles, les poursuites et les procès puissent se dérouler sans crainte ni faveur, sans interférence politique ou autre, et qu’ils aboutissent à des procès équitables où justice est rendue et perçue comme telle. En particulier pour les violations les plus graves du droit à la vie.
L’obligation de rendre des comptes pour l’explosion de Beyrouth pourrait contribuer à restaurer la confiance du public dans un système judiciaire indépendant et ouvrir la voie à davantage de poursuites contre des fonctionnaires de haut niveau impliqués dans des affaires de corruption, de mauvaise gestion financière, de torture et d’autres crimes graves.
Mais le juge Bitar a besoin de toute l’aide possible, c’est pourquoi nous, ainsi que de nombreuses autres ONG et les familles des victimes, avons plaidé en faveur d’une mission d’enquête indépendante, nommée par les Nations unies, sur l’explosion. Cette mission pourrait coopérer avec le système judiciaire libanais et apporter à l’enquête les ressources et l’expertise technique dont elle a tant besoin. Elle pourrait également aggraver le coût de l’ingérence politique et de l’intimidation des personnes luttant pour la justice. Les responsables du Hezbollah ont rejeté les appels à une enquête internationale, affirmant que ses résultats potentiels seront nécessairement des « fabrications ». Mais quelle est l’alternative ? Répondre que nous ne connaîtrons peut-être jamais la vérité n’est tout simplement pas acceptable.
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