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1.Pourquoi la Gambie a-t-elle déposé une requête contre le Myanmar devant la Cour internationale de Justice ?

L’armée du Myanmar, connue sous le nom de « Tatmadaw » en birman, a commis des atrocités considérables contre les musulmans de l’ethnie rohingya, notamment des meurtres, des viols et des incendies criminels. Ces abus ont atteint leur paroxysme lors de la brutale campagne de nettoyage ethnique menée par le Tatmadaw, qui a débuté en août 2017 et qui a forcé plus de 740 000 Rohingyas à fuir au Bangladesh. Ces crimes ont été minutieusement documentés par les Nations Unies, les médias et des organisations de défense des droits humains, dont Human Rights Watch.

La Gambie – avec le soutien des 57 membres de l’Organisation de la Coopération islamique – a déposé une requête devant la Cour internationale de Justice (CIJ) alléguant que les atrocités commises par le Myanmar à l’encontre des Rohingyas dans l’État de Rakhine violent plusieurs dispositions de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (« convention sur le génocide »). La Gambie, qui a ratifié la convention en 1978, a intenté une action en vertu de l’article 9 de la convention, qui permet à toute partie de soumettre à la CIJ les différends entre parties « relatifs à la responsabilité d’un État en matière de génocide » et les actes connexes. La CIJ a précédemment confirmé que tous les États membres de la convention ont l’obligation de prévenir et de sanctionner le génocide. Le Myanmar est partie à la convention sur le génocide depuis 1956.

L’affaire portée devant la CIJ n’est pas une affaire pénale contre des auteurs présumés individuels et n’implique pas la Cour pénale internationale (CPI), qui est un organisme distinct (voir ci-dessous). Il s’agit en fait d’un différend d’« État à État » entre des États membres de l’ONU soumis aux dispositions légales de la Charte de l’ONU, du Statut de la CIJ et de la convention sur le génocide.

La requête de la Gambie marque la première fois qu’un pays sans lien direct avec les crimes allégués utilise son adhésion à la convention sur le génocide pour porter une affaire devant la CIJ. La Gambie n’est sortie que récemment de 22 ans de pouvoir répressif de Yahyah Jammeh et d’une histoire difficile en matière de violations des droits humains. Après le dépôt de la requête, le ministre de la Justice gambien Abubacarr Tambadou a déclaré que « l’objectif est d’amener le Myanmar à rendre des comptes pour ses actions contre son propre peuple : les Rohingyas ».

2.Pourquoi cette affaire est-elle importante ?

Les crimes amplement documentés du Tatmadaw contre les Rohingyas et d’autres groupes ethniques minoritaires au Myanmar s’étendent sur plusieurs décennies, mais jusqu’à ce que la Gambie dépose une requête devant la CIJ, les atrocités commises par le gouvernement étaient largement hors de portée de la justice.

Alors que l’affaire peut prendre de nombreuses années avant de déboucher sur un jugement définitif, la Gambie a demandé à la Cour une ordonnance en indication de mesures conservatoires « visant à protéger les droits du groupe des Rohingya et ceux de la Gambie au titre de la convention sur le génocide, ainsi qu’à éviter que le différend ne s’aggrave ou ne s’étende en attendant que soit rendu l’arrêt définitif en l’affaire ». L’audience sur les mesures conservatoires aura lieu du 10 au 12 décembre 2019 à La Haye, aux Pays-Bas.

L’indication de mesures conservatoires demandée par la Gambie à la Cour « de toute urgence » inclut, entre autres, que le Myanmar prenne immédiatement toutes les mesures pour empêcher tous les actes de génocide ; qu’il s’assure que son armée ne commette aucun acte de génocide, et qu’il s’abstienne de détruire ou de rendre inaccessible tout élément de preuve se rapportant à la requête sous-jacente.

Le calendrier concernant la décision de mesures conservatoires peut être relativement court. La Bosnie-Herzégovine avait demandé des mesures conservatoires lors de sa requête relative à l’application de la convention sur le génocide contre la République fédérale de Yougoslavie le 20 mars 1993. Dans cette affaire, la CIJ avait rendu une ordonnance quelques semaines plus tard, le 8 avril 1993.

3.Le Myanmar répondra-t-il à l’affaire portée par la Gambie devant la CIJ ?

Le Myanmar a annoncé que la Conseillère d’État Aung San Suu Kyi, en sa qualité de ministre des Affaires étrangères, conduira sa délégation auprès de la CIJ pour « défendre les intérêts nationaux du Myanmar ». Dans ce cadre, Aung San Suu Kyi serait apparemment soutenue par son parti politique, la Ligue nationale pour la démocratie, et par le parlement du Myanmar. L’armée a indiqué qu’elle « coopérera pleinement avec le gouvernement » et suivra ses instructions. Le gouvernement a explicitement noté que tous les membres de l’ONU, y compris le Myanmar, sont liés par le Statut de la CIJ.

Alors qu’au Myanmar, le soutien public à la décision d’Aung San Suu Kyi de représenter le pays devant la CIJ est, semble-t-il, fort, ceux qui voudraient critiquer Aung San Suu Kyi ou le gouvernement seraient exposés à un risque considérable. Les autorités birmanes ont souvent arrêté et traduit en justice les personnes exprimant des critiques, tant oralement que par écrit, contre le gouvernement, l’armée et les responsables.

Pourtant, certains représentants de groupes ethniques à la fois au sein et hors du pays ont publié des déclarations soutenant l’action devant la CIJ, soulignant des similitudes dans les tactiques brutales du Tatmadaw à l’encontre des Rohingyas et d’autres communautés minoritaires.

4.Comment la CIJ pourrait-elle imposer une ordonnance en indication de mesures conservatoires ?

Les ordonnances en indication de mesures conservatoires de la CIJ sont juridiquement contraignantes pour les parties. La reconnaissance explicite de l’autorité de la CIJ par le Myanmar devrait éviter toute question juridique pour déterminer si le gouvernement doit respecter les ordonnances et les décisions de la Cour. La Gambie a aussi demandé à la Cour d’exiger du Myanmar et de la Gambie qu’ils fournissent à la Cour un rapport sur les mesures prises pour mettre en œuvre l’ordonnance en indication de mesures conservatoires « au plus tard quatre mois après le prononcé de celle-ci ».

D’autres organismes de l’ONU pourraient prendre des mesures pour renforcer le pouvoir de l’ordonnance de la CIJ et, par extension, augmenter les conséquences politiques en cas de non-respect par le Myanmar.

En vertu de l’article 41(2) du Statut de la CIJ, l’ordonnance en indication de mesures conservatoires de la Cour est automatiquement notifiée au Conseil de sécurité de l’ONU. Une telle ordonnance augmenterait la pression sur le Conseil pour qu’il prenne des mesures concrètes concernant le Myanmar, notamment une résolution contraignante de traiter certains des indicateurs de l’intention génocidaire exposés dans le rapport complet de 2018 de la Mission d’établissement des faits de l’ONU sur le Myanmar (« Mission d’établissement des faits »).

Par exemple, le Conseil de sécurité pourrait adopter une résolution ordonnant au Myanmar de lever les restrictions sur la liberté de circulation des Rohingyas, d’éliminer les restrictions inutiles sur l’accès humanitaire à l’État de Rakhine, d’abroger les lois discriminatoires et d’interdire les pratiques qui limitent l’accès des Rohingyas à l’éducation, aux soins de santé et aux moyens de subsistance. Jusqu’à présent, le Conseil de sécurité est dans une impasse concernant le Myanmar, en partie du fait du soutien de la Chine aux dirigeants du Myanmar et de son pouvoir de veto.

L’Assemblée générale des Nations Unies peut aussi renforcer le poids d’une ordonnance de la CIJ sur le Myanmar en adoptant une résolution engageant le gouvernement à respecter les conditions de l’ordonnance.

5.Quelles sont les allégations de la Gambie dans sa plainte contre le Myanmar ?

Déterminer qu’un génocide a eu lieu en vertu de la convention sur le génocide exige de démontrer l’intention génocidaire et les actes de génocide, indiquant que l’État avait l’intention de détruire un groupe national, ethnique, racial ou religieux en tout ou partie.

En 2018, la Mission d’établissement des faits a présenté une analyse complète du statut des Rohingyas en tant que groupe protégé, des actes de génocide et des indicateurs de l’intention génocidaire et a conclu que « les actes de ceux qui ont orchestré les attaques contre les Rohingyas ressemblent à une véritable liste de contrôle » sur la façon de détruire le groupe cible en tout ou partie. La Mission d’établissement des faits a également conclu en 2019 que « l’État du Myanmar a enfreint son obligation de ne pas commettre de génocide en vertu de la convention du génocide ».

La requête de la Gambie identifie deux éléments de la persécution des Rohingyas par le Myanmar comme « particulièrement révélateurs de l’intention génocidaire » : le déni systématique des droits légaux des Rohingyas, notamment les restrictions de leur possibilité de se marier et d’avoir des enfants et les restrictions sévères sur la liberté de circulation, incluant des camps de détention, ainsi que le soutien du Myanmar et sa participation à des campagnes de haine généralisées visant à diaboliser et déshumaniser le groupe des Rohingyas.

Quant aux actes de génocide, la requête met en avant des incidents entre octobre 2016 et août 2017 constituant des « opérations de nettoyage », dont des exécutions massives d’hommes, de femmes et d’enfants rohingyas ; la destruction systématique par le feu de villages rohingyas « dans l’intention de [...] détruire [le groupe], en tout ou en partie » ; le fait de prendre les enfants pour cible ; et des actes de viols et de violences sexuelles à très grande échelle.

Concernant la persistance des actes de génocide, la requête souligne les attaques continues contre les Rohingyas, notamment la destruction de plus de 30 villages entre novembre 2018 et mai 2019 et la privation de l’accès à la nourriture pour les Rohingyas. Elle prend aussi note du récent avertissement de la Mission d’établissement des faits indiquant que les 600 000 Rohingyas toujours présents sur le territoire birman vivent sous la menace de nouveaux actes de génocide perpétrés par le Myanmar.

6.Quelles réparations la CIJ peut-elle fournir aux victimes si elle se prononce en faveur de la Gambie ?

La Gambie a demandé à la Cour de déclarer que le Myanmar a enfreint et continue d’enfreindre ses obligations en vertu de la convention sur le génocide ; qu’il doit cesser les actes de génocide continus et respecter pleinement ses obligations à l’avenir ; qu’il doit s’assurer que les auteurs du génocide soient traduits en justice devant un tribunal compétent ; et qu’il doit offrir des réparations aux Rohingyas victimes d’actes de génocide, y compris « en permettant le retour, en toute sécurité et dans la dignité » de ceux qui ont été déplacés de force et « en respectant la citoyenneté à part entière et les droits de l’homme des Rohingya, et en les protégeant contre la discrimination, la persécution et d’autres actes y relatifs ». La Gambie a aussi demandé à ce que le Myanmar offre des assurances et des garanties de non-répétition des violations de la convention sur le génocide.

En vertu de l’article 94 de la Charte des Nations Unies, tous les pays membres doivent respecter les décisions de la CIJ dans les litiges auxquels ils sont parties et, en cas de non-respect, le Conseil de sécurité de l’ONU peut « décider des mesures à prendre pour faire exécuter l’arrêt ».

7.Qui sont les juges de la CIJ ?

Le tribunal de la CIJ est composé de 15 juges de différents pays représentant les principaux systèmes juridiques du monde. Les juges de la CIJ travaillent indépendamment de tout gouvernement et, avant d’entrer en fonction, ils doivent prendre l’engagement solennel d’« exercer [leurs] attributions en pleine et parfaite impartialité ». Chaque juge est élu pour un mandat de neuf ans.

En vertu de l’article 31 du Statut de la CIJ, une partie à une affaire devant la CIJ peut désigner un juge ad hoc pour siéger dans l’affaire lorsqu’aucun juge de sa nationalité n’y siège déjà.

La Gambie a demandé à la Cour de nommer la juriste sud-africaine Dre Navanethem (Navi) Pillay en tant que juge ad hoc. Navanethem Pillay a occupé la fonction de juge au Tribunal pénal international pour le Rwanda et à la Cour pénale internationale avant de devenir Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme de 2008 à 2014.

Le Myanmar a demandé à la Cour de désigner le professeur allemand Claus Kress comme juge ad hoc. Claus Kress est le directeur de l’Institut du droit international de la paix et de la sécurité à l’université de Cologne, en Allemagne.

8.La CIJ a-t-elle jugé d’autres affaires de génocide ?

En 2007, la CIJ a jugé qu’il y a eu génocide dans l’enclave de Srebrenica en Bosnie-Herzégovine et que la Serbie a enfreint son obligation d’empêcher le génocide. La Cour a aussi statué que la Serbie a violé son obligation de sanctionner le génocide en refusant de transférer le général serbe de Bosnie Ratko Mladic, l’un des architectes du génocide de Srebrenica, au Tribunal pénal international pour l’ancienne Yougoslavie en vue de son procès. La Serbie a finalement livré Ratko Mladic au tribunal pour la Yougoslavie en 2011.

9.Des mesures sont-elles prises pour traduire en justice les auteurs individuels au Myanmar ?

En novembre, les juges de la Cour pénale internationale ont donné à la procureure Fatou Bensouda l’autorisation d’ouvrir une enquête sur les crimes contre l’humanité, notamment la déportation forcée en 2017 de plus de 740 000 Rohingyas vers le Bangladesh, membre de la CPI. Les juges de la CPI ont précédemment confirmé que la Cour était compétente parce que le crime de déportation a eu lieu dans un pays membre de la CPI. Les juges ont aussi statué que la procureure peut enquêter sur d’autres crimes, y compris sur des crimes futurs, s’ils entrent dans la compétence de la CPI et s’ils sont suffisamment liés à la situation décrite dans la requête de la procureure – qui se concentrait sur les crimes commis pendant les deux vagues de violence, en 2016 et en 2017, dans l’État de Rakhine, après que le Bangladesh est devenu membre de la CPI en juin 2010.

Le Myanmar n’est pas un État partie au Statut de Rome, le traité fondateur de la Cour, donc seul le Conseil de sécurité de l’ONU peut déférer tous les crimes graves au Myanmar à la CPI pour enquête. Une saisine de la CPI reste essentielle pour traiter l’étendue des crimes commis dans l’État de Rakhine et dans les États de Kachin et de Shan, où l’armée a utilisé de nombreuses tactiques violentes identiques contre d’autres minorités ethniques. Une saisine de la CPI donnerait aussi compétence à la Cour pour examiner les crimes présumés commis par les groupes armés ethniques au Myanmar.

Aussi en novembre, un groupe d’organisations des droits humains rohingyas et latino-américaines ont déposé une plainte pénale en Argentine contre les hauts responsables militaires du Myanmar pour les crimes perpétrés dans l’État de Rakhine. La plainte a été déposée en utilisant le principe de la compétence universelle – une voie de recours pour les crimes tellement graves que tous les États ont un intérêt à ce qu’ils soient traités.

Enfin, en septembre 2018, le Conseil des droits de l’homme de l’ONU a créé le Mécanisme d’enquête indépendant pour le Myanmar dans le but de recueillir des preuves des crimes internationaux les plus graves et de préparer les dossiers pour les poursuites pénales « afin de faciliter et accélérer les poursuites pénales équitables et indépendantes » dans les tribunaux nationaux, régionaux ou internationaux. Le Myanmar a déclaré à l’Assemblée générale qu’il « rejet[ait] la création du nouveau mécanisme d’enquête instauré pour porter le Myanmar devant les tribunaux, à laquelle nous nous opposons fermement » et qu’il « ne reconna[ît] pas et ne coopérer[a] pas avec le mécanisme ».

10.Quelles sont les perspectives de justice au Myanmar ?

Le gouvernement du Myanmar s’est gardé à plusieurs reprises de prendre des mesures significatives en faveur de la justice pour les crimes commis par son armée.

En juillet 2018, le gouvernement a instauré une « Commission d’enquête internationale », avec la participation de deux membres internationaux, dont la présidente qui a affirmé que « personne ne sera mis en cause, [...] ou pointé du doigt ». Cette commission n’a pas encore présenté ses conclusions et ne le fera probablement pas, étant donné son propre manque de crédibilité et l’échec retentissant des commissions précédentes du gouvernement. Les autorités birmanes ont aussi pris des mesures pour effacer les preuves des crimes, notamment en rasant au bulldozer de nombreux villages rohingyas pour laisser la place à des installations militaires.

En novembre 2018, le commandant en chef de l’armée birmane, le général Min Aung Hlaing, a gracié sept soldats du Tatmadaw qui ont purgé sept mois seulement sur les 10 années de prison auxquelles ils ont été condamnés pour leur rôle dans un massacre de Rohingyas dans le village d’Inn Din. Ils ont passé moins de temps en prison que Wa Lone et Kyaw Soe Oo, les deux journalistes de Reuters qui ont révélé les meurtres et qui ont été reconnus coupables par un tribunal de Yangon d’obtention de secrets d’État à l’issue d’un procès qui a mis en évidence le manque d’indépendance du système judiciaire birman. Au total, les deux journalistes sont restés 17 mois en prison avant leur amnistie et leur libération en mai 2019. La gestion par le gouvernement de l’affaire d’Inn Din jette de sérieux doutes sur la capacité du tribunal d’enquête militaire créé en mars 2019 à examiner les allégations d’atteintes aux droits humains dans l’État de Rakhine, dans le nord du pays, commises par ses propres soldats.

En novembre 2019, le gouvernement a annoncé qu’il avait instauré un nouveau mécanisme, celui-ci intitulé « Unité spéciale pour la justice pénale internationale afin de renforcer la capacité et l’expertise internes et de fournir un avis juridique aux ministères concernés sur les questions relatives au droit pénal international », relevant du bureau de la Conseillère d’État et incluant deux responsables militaires. Mais les obstacles structuraux à la responsabilisation pénale au Myanmar documentés par l’ONU – y compris le manque d’indépendance des juges birmans, ainsi que le cadre constitutionnel et légal actuel qui empêche les autorités civiles de traduire en justice l’armée ou ses membres pour atteintes aux droits humains ont significativement limité les perspectives de tout mécanisme de justice crédible au Myanmar.

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