Le 15 août 2016, Array Argus, du journal La Tribune de Medan, couvrit une manifestation pour leurs droits fonciers des habitants du district de Sarirejo, près de la base militaire aérienne de Soewondo. Tandis qu’Argus interviewait un manifestant, un officier en uniforme s’approcha et demanda à voir ses papiers d’identité, qu’Argus lui tendit. Un autre officier présent s’écria soudainement : « C’est lui ! », en désignant Argus.
« Ils commencèrent alors à me bousculer et à me frapper », raconte Argus. « J’entendis quelqu’un crier que je les avais pris en photo. Je parvins à m’échapper et m’engouffrai dans une ruelle mais c’était un cul-de-sac. Plusieurs officiers me saisirent par les cheveux. Ils me rouèrent de coups de pied et de coups de matraque. Ils ne cessaient de crier : « Tu nous a pris en photo ! Tu nous as pris en photo ! » Je criais en réponse que je ne les avais pas pris en photo. Je finis par tomber dos au sol et ils me piétinèrent la poitrine. Ils prirent mon téléphone portable et me laissèrent. »
L’expérience d’Argus n’est pas unique. L’Alliance des journalistes indépendants (AJI), un syndicat non gouvernemental, a recensé 78 agressions violentes de journalistes en 2016, dont certaines par des forces de sécurité, contre 42 en 2015 et 40 en 2014. La loi indonésienne de 1999 sur la presse protège les journalistes, prévoyant des peines allant jusqu’à deux ans de prison et des amendes de 500 millions de roupies (44 000 dollars américains) pour quiconque agresse un journaliste. Mais l’AJI constate que peu d’agresseurs, sur les 78 incidents, ont été poursuivis en justice.
L’AJI et LBH Pers, une ONG d’assistance juridique spécialisée dans les questions de liberté des médias, attribue la multiplication des agressions de journalistes à l’effet cumulé du problème, chronique en Indonésie, de l’impunité des forces de l’ordre et de la réticence des sociétés de média à soutenir les journalistes victimes de telles violences. LBH Pers affirme que de nombreux journalistes victimes de violence acceptent les offres par la police ou l’armée de compensations financières informelles, de façon à pouvoir remplacer leurs caméras ou téléphones portables détruits. Le Comité pour la protection des journalistes et la liberté d’expression, dont le siège est à Makassar, attribue en partie les agressions de journalistes à leur méconnaissance à la fois de leurs droits et des procédures juridiques pour les faire valoir.
L’enquête conduite par Human Rights Watch au début de l’année 2017 confirme les conclusions de l’AJI. Au cours de nos interviews de dix-huit journalistes indonésiens, ceux-ci ont tous évoqué une atmosphère de peur et d’autocensure dans de nombreuses rédactions, du fait d’agressions et menaces par les forces de l’ordre et les autorités locales restant impunies, et ne faisant même pas l’objet d’enquêtes sérieuses la plupart du temps. Ces violences sont entre autres caractérisées par la destruction du matériel des journalistes, notamment les caméras et cartes mémoires, le harcèlement, l’intimidation, les menaces, les agressions physiques. Elles se produisent dans toutes les principales îles de l’Indonésie, typiquement dans les capitales provinciales et les petites villes. Elles sont moins courantes à Jakarta, la capitale nationale, où les journalistes sont davantage conscients de leurs droits et ont l’appui d’organisations professionnelles chevronnées.
Les autorités indonésiennes sont tenues, aux termes des lois internationales de défense des droits de l’homme, d’assurer le traitement judiciaire et la réparation des violations des droits des journalistes et des organisations de média. Ces lois internationales, et notamment l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, garantissent la liberté d’expression et des médias. Elles assortissent ces libertés de certaines limitations : des restrictions légales peuvent y être apportées pour protéger les droits et la réputation d’autrui, dans des lois sur la diffamation, à condition que les peines encourues soient proportionnées au préjudice. Cependant, éditeurs et responsables de publication devraient être responsables de ce qu’ils publient devant leurs lecteurs et auditeurs, leurs communautés et les associations de journalistes indépendants, et non devant le Gouvernement.
La loi indonésienne demande également aux journalistes victimes d’agressions physiques de signaler celles-ci à la Division de la sécurité et de la police nationales quand l’agresseur est un agent de police et à la Police militaire quand l’agresseur est un soldat. La commission gouvernementale des droits de l’homme, Komnas-HAM, constate que les enquêtes policières sur les violences contre des journalistes restent souvent au point mort « à cause de détails techniques ou bien en conséquence de pressions sociales ou politiques ».
Les risques sont encore plus grands qu’ailleurs en Indonésie pour les journalistes qui travaillent dans les provinces de Papouasie et Papouasie occidentale (appelées ensemble « Papua »). Malgré une déclaration du Président Joko Widodo du 10 mai 2015 censée mettre fin à plusieurs décennies de restrictions à l’accès de journalistes accrédités en Papua, les autorités indonésiennes continuent d’interdire aux média étrangers l’entrée dans le territoire.
Après la déclaration de Jokowi, plusieurs personnalités officielles de haut rang ont publiquement contredit l’annonce du Président d’un changement de politique. C’est le cas notamment d’Agus Rianto, commandant en chef et porte-parole de la police nationale. Le 12 mai 2015, il déclara que le Gouvernement continuerait de restreindre l’accès des correspondants étrangers en Papua par un système de permis d’entrée. Rianto justifia le maintien de restrictions par la nécessité d’empêcher les médias étrangers de parler à « des opposant au Gouvernement » et de prévenir l’entrée dans le territoire de « terroristes » se faisant passer pour des journalistes.
Le 26 mai 2015, le ministre de la défense Ryamizard Ryacudu indiqua que l’accès des médias étrangers serait conditionné à l’obligation de produire des « rapports favorables ». Ryacudu ne définit pas précisément ce que sont des « rapports favorables » mais il compara explicitement un traitement journalistique défavorable à de la « sédition » et menaça d’expulser tout journaliste étranger dont le traitement ne plairait pas au Gouvernement. Ces déclarations reflètent la perception fortement enracinée chez de nombreux responsables publics et représentants de l’ordre indonésiens selon laquelle l’accès des médias étrangers en Papua ne saurait être qu’un facteur d’instabilité, dans une région déjà agitée par un important mécontentement de la population envers Jakarta et l’existence d’un mouvement indépendantiste armé de faible ampleur mais bien implanté.
Bien qu’il n’existe pas de restrictions comparables pour les journalistes indonésiens en Papua, ces derniers, et particulièrement les journalistes d’origine papoue, sont confrontés à des obstacles majeurs pour couvrir librement les événements en Papua. Des reportages sur la corruption et l’appropriation de terrains peuvent être dangereux pour leurs auteurs n’importe où en Indonésie. Mais les journalistes nationaux et régionaux avec qui nous avons parlé soulignent que ces dangers sont encore plus importants en Papua et qu’en outre les journalistes subissent du harcèlement, de l’intimidation et parfois même des violences de la part d’agents publics, de la population ou de forces indépendantistes quand ils enquêtent sur des sujets politiques sensibles ou des violations de droits de l’homme. Les journalistes en Papua indiquent qu’ils s’autocensurent fréquemment pour éviter les représailles.
Un tel environnement de peur et de soupçon est aggravé par la pratique ancienne et avérée des forces de sécurité de payer des journalistes comme informateurs et même de déployer des « taupes » de leurs propres rangs sous la couverture de journaliste. Ces pratiques servent à la fois à minimiser l’information négative et à encourager une information positive sur la situation politique.
Le Gouvernement indonésien a le devoir de s’attaquer au problème des menaces contre les journalistes afin que ceux-ci ne risquent plus de subir des violences physiques lorsqu’ils font leur travail. Il faut qu’il reconnaisse également qu’une plus grande transparence et un meilleur accès des médias en Papua sont essentiels pour faire la lumière sur des abus de pouvoir restés trop longtemps cachés. Le Gouvernement doit prendre des mesures concrètes pour résoudre ces problèmes et ne plus se contenter de rendre un hommage de pure forme à la liberté de la presse et des médias.