Lorsque, le 6 août, j’ai vu François Hollande, invité d’honneur, assis près du président égyptien Sissi pour l’inauguration de l’élargissement du canal de Suez, les images de ses prédécesseurs au côté de l’ex-président Moubarak ont resurgi de ma mémoire. Moubarak et son système répressif ont longtemps été considérés comme le meilleur rempart contre l’intégrisme musulman et pour le maintien de l’unité de l’Egypte. Pendant des années, ce système a eu les faveurs de Paris, mais aussi de Londres et de Washington. Puis le vent de la démocratie s’est levé, en janvier 2011, et ces mêmes capitales ont salué le courage du peuple égyptien pour renverser un régime aussi corrompu qu’autoritaire.
Trois ans plus tard, après une élection démocratique, un coup d’Etat militaire de facto à la suite des manifestations massives dénonçant l’incurie du gouvernement Morsi, une répression sauvage en août 2013 contre les partisans de l’ex-président Morsi commandée par le futur président Sissi, des centaines de condamnations à mort prononcées après des parodies de procès, la France s’accommode donc de nouveau d’un gouvernement autoritaire en Egypte. Comme si la parenthèse démocratique avait été une erreur de parcours du peuple égyptien. Qui peut décemment imaginer que ce peuple n’aurait soudain plus d’aspiration au respect des droits humains ? Plutôt que de parader avec le président Sissi en regardant des Rafale voler, M. Hollande devrait agir pour que les démocrates égyptiens ne soient pas réprimés, pour que le gouvernement actuel comprenne que la voie de la répression n’est pas celle qui prépare un avenir stable, ni en Egypte ni dans la région.
Ce dernier épisode de realpolitik s’ajoute à bien d’autres depuis l’élection du président Hollande en mai 2012 : relations « amicales » avec l’Arabie saoudite, où exécutions capitales et répression des voix dissidentes sont désormais « complétées » par des bombardements aveugles sur des civils au Yémen. Silence coupable sur la répression qui, depuis février 2011, étouffe la contestation à Bahreïn. Relations étroites avec le gouvernement algérien, qui fait mater presque toute manifestation et répond aux revendications des syndicats indépendants en poursuivant leurs militants sur la base de charges douteuses. Partenariats fructueux avec les Emirats arabes unis sans s’inquiéter de la répression des opposants et des mauvais traitements des travailleurs migrants sur le chantier du Louvre Abu-Dabi. Enfin, rétablissement de relations fortes avec le Maroc au prix d’un accroc à la compétence universelle en matière de torture, surtout si l’accusé pourrait s’avérer être l’ancien patron du renseignement marocain.
D’aucuns mentionneront que la France a su être aux côtés de la Tunisie au cours de sa transition, qu’elle a dénoncé les crimes commis par les forces du président Assad en Syrie tout comme ceux de l’Etat islamique, qu’elle a voté pour la reconnaissance de la Palestine par l’Unesco. D’autres souligneront que la menace terroriste et l’extension de l’Etat islamique peuvent justifier des mesures liberticides et que « le mieux est l’ennemi du bien » au risque sinon de plonger dans le chaos à l’image de la Libye post-Kadhafi.
Cette diplomatie à géométrie variable ne se limite pas au monde arabe. Les ministres français enchaînent sans sourciller les visites auprès du gouvernement de l’autoritaire Ilham Aliev en Azerbaïdjan, où Leyla Yunus, éminente défenseure des droits humains et chevalier de la Légion d’honneur, et son mari Arif, viennent d’être condamnés à de longues peines de prison pour des motifs politiques. Sur la Chine, le président Hollande n’a pas encore été capable, en trois ans et demi, pas plus que son prédécesseur à l’Elysée, de prononcer une seule fois en public le nom de Liu Xiabo, Prix Nobel de la paix 2010, emprisonné depuis 2008. La France est aussi restée silencieuse sur la condamnation à perpétuité en 2013 du professeur, d’origine ouïgoure, Ilham Tohti, pourtant invité par le Quai d’Orsay en 2009 au titre des « personnalités d’avenir ». A Cuba, les autorités françaises se sont précipitées pour ne pas manquer le train du rétablissement des relations « normales » avec ce pays, sans piper mot sur les manquements au respect des droits humains dans ce pays. Quant au président mexicain, invité d’honneur du 14-Juillet, ses hôtes français ne lui ont publiquement pas posé de questions gênantes sur l’impunité dont jouissent les forces de sécurité dans son pays.
Et l’on nous rétorquera que la France a su mobiliser ses forces pour protéger le Mali contre le péril djihadiste et limiter les exactions de l’armée malienne dans la reconquête du nord du pays, tout comme elle a su protéger la Centrafrique de nouveaux crimes que ceux commis lors de la prise de pouvoir par la Seleka. Ces affirmations devraient être nuancées, mais ces décisions politiques sont à mettre au crédit de la présidence Hollande.
Cette politique bilatérale, à géométrie variable, qui fait référence ou non aux droits humains selon les situations, est à la fois incohérente, illisible et peu glorieuse. Incohérente, car elle indique que notre pays n’attache qu’une importance très relative au respect des droits humains. Illisible, car il est impossible de dégager de cette attitude pusillanime une vision que la France porterait sur la scène internationale. Peu glorieuse, car elle ne fait pas honneur à notre pays. Elle est de plus incohérente avec la parole et même l’action de la France sur le plan multilatéral, où la posture de la France est en phase avec les principes universels des droits humains.
Il reste dix-huit mois au président français pour relever le défi de placer les droits humains bien plus haut sur l’agenda de la diplomatie. Sinon, son quinquennat sera marqué par une politique étrangère au cas par cas, plus préoccupée par la conquête de marchés dans l’espoir d’inverser la courbe du chômage, que par la protection des droits humains que la France et l’UE prétendent vouloir garantir. Les beaux discours contre la peine de mort ou pour les droits humains ne résistent pas à l’épreuve des faits et cet écart entre parole et action contribue à délégitimer la fonction des responsables politiques aux yeux des citoyens.
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Jean-Marie Fardeau est directeur de Human Rights Watch en France.