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« Cela nous a pris 24 ans, mais enfin j’ai pu confronter l’homme qui m’a jeté en prison »,  déclare Souleymane Guengueng avec un large sourire en ce début d’année, devant le Palais de justice de N’Djaména. « Il n’arrivait même pas à nier ce qu’il a fait ».

Souleymane Guengueng a vu des dizaines de ses compagnons de cellule mourir pendant ses deux ans et demi passés dans les cachots de l’ex-dictateur Hissène Habré. Il s’était juré que s’il en ressortait vivant, il mènerait ses bourreaux en justice. Lorsque Hissène Habré fut renversé en 1990 par l’actuel président Idriss Déby Itno et se réfugia au Sénégal, Souleymane Guengueng rassembla à sa quête de justice des veuves et des survivants toujours méfiants. Grâce à leur acharnement, 21 responsables de la police politique de Habré – l’effroyable DDS – sont actuellement jugés ici, au Tchad, tandis que  Habré lui-même est en détention provisoire à Dakar, au Sénégal.

Le régime Habré est accusé de milliers d’assassinats politiques et de tortures systématiques. Mais il aura fallu attendre l’élection de Macky Sall  à la présidence du Sénégal en avril 2012 et une condamnation de ce pays par la Cour Internationale de Justice quelques mois plus tard pour que le Sénégal et l’Union africaine établissent des « Chambres africaines extraordinaires » pour poursuivre les principaux responsables des crimes de l’ère Habré. Les autorités tchadiennes, soucieuses de ne pas apparaitre à la traine, leur ont rapidement emboîté le pas en dépoussiérant  la plainte déposée par Guengueng en 2000 auprès des tribunaux tchadiens et en emprisonnant des dizaines de responsables de la DDS, dont beaucoup exerçaient encore des fonctions de chefs de police et de responsables de sécurité.

 Quand l’enquête menée sur Habré par les Chambres africaines s’est étendue aux autres responsables de son régime, le gouvernement tchadien, qui avait pourtant  contribué à établir et à financer les Chambres, a semblé être  saisi par une certaine frilosité. Le Président Déby, qui était un des commandants-en-chef de l’armée de Habré avant que sa propre communauté zaghawa ne soit prise pour cible, aurait craint de se trouver lui-même mis en cause. Le Tchad refusa ainsi de transférer au Sénégal deux hauts responsables de la DDS recherchés par les Chambres et, sans doute pour  justifier ce refus, précipita leur renvoi devant un tribunal à Ndjamena, avec 22 autres accusés. Le tout dans une telle hâte que la Chambre d’accusation ne remarqua même pas que trois des accusés étaient depuis longtemps décédés.

 Rien de tout cela n’a toutefois refroidi l’ardeur des survivants, qui ont sauté sur l’occasion offerte pour affronter leurs bourreaux.  Mahamat Bechir Djidda a expliqué que le chef de la police Issa Idriss l’avait brûlé avec une cigarette alors qu’il était attaché au plafond, pendu par les bras. Mallah Ngaboli a relaté comment Khalil Djibrine, surnommé « Khalil le boucher », l’avait traîné derrière une voiture en marche. Des centaines de victimes et de veuves présents dans le public buvaient chacune de leurs paroles.

Le moment le plus dramatique de ce procès est  survenu ce 14 janvier quand le tribunal a projeté  une vidéo tournée par la Commission nationale d’enquête en 1992.  Les images des charniers, des  cachots  du régime et des rescapés émaciés émergeant de prison à la chute de Habré  ont provoqué bien des larmes dans une salle archicomble. 

 La personne la plus courageuse dans cette salle est sans doute Jacqueline Moudeina, l’avocate tchadienne qui défend les parties civiles ici et au Sénégal depuis 2000.  Véritable symbole de dignité, elle a échappé de justesse à une tentative d’assassinat perpétrée par l’un des prévenus, et des éclats de grenade sont encore logés dans sa jambe.

 L’instruction précipitée n’a pas permis de constituer un réel dossier et cela se résume parfois à la parole de la victime contre celle de l’accusé. Mais Me Moudeina a un atout en réserve – des dizaines de milliers de dossiers de la DDS. Nous étions tombés par hasard en 2001 sur ces archives qui répertorient les noms de 1 208 prisonniers morts en détention, sur un total de 12 321 victimes de mauvais traitements.

Les accusées ne nient même pas la pratique des « interrogatoires serrées ».  Au procès, Yaldé Samuel, l’homme qui a arrêté  Souleymane Guengueng, a reconnu l’utilisation de cette méthode pour « arracher à quelqu’un un aveu même contre son gré ».

Ce procès est une sorte de répétition pour  le principal événement – le procès de Habré lui-même – qui devrait débuter au Sénégal en mai. Heureusement, celui-ci a été mieux préparé. En 18 mois, les juges d’instruction des Chambres africaines ont interrogé quelque 2 500 témoins et victimes, analysé les documents de la DDS, désigné des experts pour disséquer les structures sécuritaires mises en place par Habré et exhumé des charniers. Avec cette affaire, que Le Monde a qualifiée de « tournant pour la justice en Afrique », les tribunaux d’un pays jugeront pour la  première fois le dirigeant d’un autre pays pour des crimes présumés contre les droits humains. Même le procès qui se déroule ici au Tchad, en dépit de ses lacunes, est une conséquence directe des poursuites engagées au Sénégal à l’encontre de Habré par les survivants de son régime.

Souleymane Guengueng a  observé  que lorsqu’il a commencé à parler de justice, « tout le monde croyait que j’étais fou. Mais aujourd’hui,  nous leur prouvons que la justice est possible ».

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Reed Brody, juriste à Human Rights Watch, travaille aux côtés des victimes de Hissène Habré depuis 1999.

 

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