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RD Congo : Lettre au président Kabila concernant la traduction en justice des dirigeants du M23 et d’autres groupes armés pour graves violations des droits humains

Kinshasa, le 29 janvier 2014
 

Son Excellence Monsieur le Président Joseph Kabila Kabange

Gombe, Kinshasa

République démocratique du Congo

 

Votre Excellence,

Je vous écris au nom de Human Rights Watch pour vous soumettre nos recommandations visant à mettre fin à l'impunité pour les dirigeants du M23 et d'autres groupes armés qui sont impliqués dans de graves atteintes aux droits humains en République démocratique du Congo.

Nous sommes encouragés par les dispositions claires contenues dans la déclaration signée par votre gouvernement à Nairobi, le 12 décembre 2013, après la défaite du M23, qui empêcheraient les dirigeants du M23 présumés responsables de crimes de guerre et d’autres crimes internationaux graves de bénéficier d'une amnistie. Il est désormais essentiel que des mesures soient prises pour s'assurer que ces personnes soient arrêtées et traduites en justice lors de procès conformes aux normes internationales. Des poursuites judiciaires sont nécessaires pour s’assurer que les responsables de crimes passés ne commettent pas de nouvelles violations, et que les victimes ainsi que leurs familles — et la société congolaise dans son ensemble — obtiennent justice.

Nous avons été informés que des autorités de la justice militaire congolaise ont émis des mandats d’arrêt à l’encontre de plus d'une douzaine de leaders du M23 recherchés pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité. Human Rights Watch a documenté des exactions généralisées impliquant un grand nombre de ces personnes ou les forces sous leur contrôle, tandis qu’elles passaient d'un groupe armé à l’autre au cours de la dernière décennie. Au nombre de ces violations figurent des massacres ethniques, des exécutions sommaires, desviols et le recrutement forcé d’enfants. Sept de ces personnes figurent sur des listes de sanctions des Nations Unies et des États-Unis les soumettant à une interdiction de voyager et au gel de leurs avoirs.[1]

Plusieurs de ces dirigeants du M23 se trouvent maintenant au Rwanda et en Ouganda. Human Rights Watch n'a pas connaissance de quelque effort que ce soit consenti jusqu'à présent par les autorités du Rwanda ou de l'Ouganda pour enquêter sur leur rôle présumé dans des crimes commis en RD Congo ou pour prendre des mesures afin de les traduire en justice. Dans l’Accord-cadre pour la paix, la sécurité et la coopération, signé à Addis-Abeba en février 2013, les signataires — dont la RD Congo, le Rwanda et l'Ouganda — ont pris l'engagement de « ne pas héberger ni fournir une protection de quelque nature que ce soit aux personnes accusées de crimes de guerre, de crimes contre l'humanité, d'actes de génocide ou de crimes d'agression, ou aux personnes sous le régime de sanctions des Nations Unies » ainsi que de « faciliter l'administration de la justice, grâce à la coopération judiciaire dans la région ».

En juillet 2013, le gouvernement congolais a officiellement demandé l'extradition de quatre dirigeants du M23 du Rwanda en RD Congo, à savoir Innocent Zimurinda, Baudouin Ngaruye, Eric Badege, et Jean-Marie Runiga. Ces personnes se trouveraient encore au Rwanda.

Si le gouvernement congolais souhaite s’assurer de l'extradition de ces individus conformément aux normes internationales, il devra répondre à un certain nombre de préoccupations relatives aux droits humains, notamment en assurant un traitement humain des accusés, une fois en détention en RD Congo, le respect de leurs droits à une procédure régulière ainsi qu’à un procès équitable, et exclure l'application de la peine de mort — une peine cruelle et inhumaine qui n’a pas encore été abolie en RD Congo.

Nous estimons que l'un des meilleurs moyens de répondre à ces préoccupations et d’assurer des procès équitables et crédibles pour les dirigeants du M23, ainsi que de nombreuses autres personnes impliquées dans de graves crimes internationaux en RD Congo, serait la création de chambres mixtes spécialisées, comme le propose votre gouvernement.

Les chambres spécialisées seraient une institution nationale, intégrées dans le système judiciaire congolais, avec pour mandat de poursuivre les crimes de guerre et crimes contre l'humanité commis en RD Congo au cours des deux dernières décennies. Elles seraient composées de procureurs, juges et autres membres du personnel congolais et non congolais, le personnel non congolais se retirant progressivement à mesure que les chambres acquièrent légitimité, crédibilité et indépendance. Les organisations de la société civile congolaise appuient largement cette proposition, et elle a été une des principales recommandations du rapport du Projet de mapping des Nations Unies de 2010, qui a documenté des violations graves de droits humains commises en RD Congo entre 1993 et ​​2003.

À cet égard, nous avons été encouragés par votre déclaration publique du 23 octobre, 2013, s'engageant à la création de chambres spécialisées, et selon nos informations la ministre de la Justice a élaboré une législation créant un tel mécanisme. Nous vous prions instamment de veiller, tout comme votre gouvernement, à ce que la législation progresse rapidement, et à ce que les bailleurs de fonds et les membres de la société civile soient consultés pour aider à assurer un large soutien en faveur de ces chambres. Tous les efforts doivent être faits pour assurer que le projet de loi soit à ​​l'ordre du jour de la prochaine session du Parlement, qui doit commencer en mars 2014.

Parallèlement à cette initiative, nous vous invitons ainsi que votre gouvernement à travailler en étroite collaboration avec les gouvernements de la région pour initier des processus visant à traduire en justice dès que possible les criminels présumés qui vivent actuellement en dehors de la RD Congo. Une suggestion serait d'organiser une réunion sous les auspices de la Conférence internationale sur la région des Grands Lacs (CIRGL) afin de discuter de la coopération régionale pour traduire en justice les auteurs de crimes graves commis en RD Congo. Les envoyés et représentants spéciaux pour la région des Grands Lacs de l'Organisation des Nations Unies, des États-Unis, de l'Union européenne et de l'Union africaine pourraient également être invités à cette réunion.

Ci-dessous figurent quelques mesures spécifiques que le gouvernement congolais pourrait prendre, en partenariat avec la mission de l'ONU de maintien de la paix en RD Congo (MONUSCO) et d'autres partenaires, afin de s'assurer que les droits des accusés soient respectés et que les procédures judiciaires à leur encontre soient justes et crédibles :

1.       Le gouvernement congolais devrait maintenir les accusés dans des conditions qui répondent aux normes internationales de détention, comme celles qui figurent dans les Règles minima des Nations Unies pour le traitement des détenus. Des agents pénitentiaires de la MONUSCO devraient être déployés à temps plein au sein de l'unité où ces prisonniers sont détenus pour s'assurer qu'ils soient autorisés à accéder à des membres de famille et autres visiteurs, des avocats, et un traitement médical, et qu’ils ne soient pas maltraités. Les spécialistes des droits humains de la MONUSCO et les membres d'organisations humanitaires internationales devraient avoir régulièrement accès aux prisonniers.

2.      Le gouvernement congolais devrait s’assurer que les accusés bénéficieront d'un procès équitable et qu’une procédure régulière incluant le droit d’appel sera respectée, en conformité avec les normes internationales, telles qu'elles sont énoncées dans le Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Le gouvernement congolais devrait :

a.      S’assurer que les accusés auront accès à des avocats de la défense de leur choix ayant une expertise reconnue dans les crimes internationaux, ainsi qu’à une aide juridique pour couvrir les coûts de cette représentation si les accusés sont indigents.

b.      S’assurerque les accusés seront jugés devant une juridiction qui garantit le droit de faire appel devant une juridiction supérieure.

c.       S’assurer que la procédure sera publique et que des observateurs nationaux et internationaux seront autorisés à assister aux procès.

d.      S’assurer que la MONUSCO fournira un appui technique et juridique aux autorités judiciaires congolaises au cours des enquêtes et des procès, notamment grâce au soutien des cellules d’appui aux poursuites, chargées d’apporter un soutien technique aux procédures judiciaires congolaises.

e.      Préciser que l'unité de protection des témoins de la MONUSCO fournira un soutien aux victimes et aux témoins impliqués dans les procès, notamment la protection contre les menaces ou les attaques.

3.      Le gouvernement congolais devrait également s’assurer que les accusés ne seront pas passibles de la peine de mort. Nous sommes conscients qu'il y a eu un moratoire sur la peine de mort en RD Congo pendant la dernière décennie. Nous vous appelons à soutenir l'abolition complète de cette peine. Human Rights Watch s'oppose à la peine de mort en toutes circonstances, car il s'agit d’une punition fondamentalement inhumaine, cruelle et dégradante. L'abolition de la peine de mort assurerait également la coopération judiciaire avec un certain nombre de pays qui refusent d'extrader des individus vers des pays où la peine de mort n’a pas encore été abolie.

Nous vous prions instamment de prendre ces mesures concrètes afin de garantir la justice pour les atrocités commises contre la population de l'est de la RD Congo au cours des deux dernières décennies. Nous serions heureux de vous rencontrer pour discuter de ces questions plus en détail.

Nous vous prions d’agréer, Monsieur le Président de la République, l’expression de notre très haute considération,

 

 

Kenneth Roth

Directeur exécutif

 

C.C. :

Son Excellence Monsieur Augustin Matata Ponyo Mapon, Premier ministre

Son Excellence Wivine Mumba Matipa, ministre de la Justice et Droits humains

Son Excellence Alexandre Luba Ntambo, Vice-premier ministre,  Ministre de la Défense Nationale et des Anciens Combattants

Son Excellence Raymond Tshibanda, ministre des Affaires étrangères, Coopération Internationale, Francophonie

Son Excellence Monsieur Léon Kengo wa Dondo, président du Sénat

Son Excellence Monsieur Aubin Minaku, président de l'Assemblée nationale

Mme Mary Robinson, envoyée spéciale de l'ONU pour la région des Grands Lacs

M. Martin Kobler, représentant spécial du Secrétaire général des Nations Unies en RD Congo

M. Russell Feingold, envoyé spécial des États-Unis pour la région des Grands Lacs et la RD Congo

M. Boubacar Diarra, représentant spécial de l'Union africaine pour la région des Grands Lacs

M. Koen Vervaeke, coordinateur principal de l’Union européenne pour la région des Grands Lacs

 

 

 

 

 



[1]Les sept personnes figurant sur ces listes de sanctions figurent Eric Badege, Innocent Kaina, Sultani Makenga, Baudouin Ngaruye, Bosco Ntaganda, Jean-Marie Runiga et Innocent Zimurinda. À la suite de luttes internes entre deux factions du M23, Ntaganda s’est rendu à l’ambassade des États-Unis à Kigali, au Rwanda, en mars 2013. Il a ensuite été envoyé à LaHaye, où il se trouve actuellement dans l’attente de son procès pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité devant la Cour pénale internationale. Les autres personnes recherchées se trouveraient actuellement au Rwanda et en Ouganda.

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