(Tunis) – La Tunisie devrait amender les lois régissant l'arrestation, l'interrogatoire et la détention initiale de suspects et améliorer les conditions dans les centres de garde à vue, a déclaré Human Rights Watch dans un rapport publié aujourd'hui. Le manque d'accès à un avocat lors de l'arrestation et de l'interrogatoire rend les personnes vulnérables aux mauvais traitements et certains lieux de détention ne répondent pas aux normes de base en matière de nutrition, de logement et d'hygiène.
Le rapport de 65 pages, intitulé « Cracks in the System: Conditions of Pre-charge Detainees in Tunisia » (« Des failles dans le système : La situation des personnes en garde à vue en Tunisie »), est la première évaluation publique des conditions dans les centres de détention préventive de Tunisie, qui détiennent les personnes depuis le moment de l'arrestation jusqu’à la comparution devant un juge. En outre, Human Rights Watch a documenté dans ce rapport des incidents où des agents d'application de la loi ont maltraité des personnes lors de leur arrestation et de l'interrogatoire.
« Les failles juridiques qui ont conduit à la maltraitance généralisée des prévenus ont survécu à la chute de Ben Ali », a affirmé Eric Goldstein, directeur adjoint de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord à Human Rights Watch. « La Tunisie devrait rompre avec les mauvaises pratiques du passé, améliorer les conditions de détention et commencer à surveiller la situation pour s'assurer que les prévenus puissent bénéficier de leurs droits. »
Pendant des décennies sous le régime du président Zine El Abidine Ben Ali, les organisations de défense des droits humains n'avaient pratiquement pas accès aux centres de détention, où un grand nombre de militants soupçonnaient que la torture et d'autres exactions étaient monnaie courante. Les autorités gouvernementales se sont montrées beaucoup plus ouvertes depuis le soulèvement de janvier 2011, et ont permis à Human Rights Watch d’effectuer certaines des premières visites par une organisation extérieure dans des centres de garde à vue. Human Rights Watch s’est rendu dans ces centres dans quatre villes au cours des mois de février et septembre 2013, et a évalué les lois régissant la garde à vue. Les responsables du gouvernement ont accordé à Human Rights Watch un accès rapide et sans entrave aux lieux de détention cités dans sa demande, et l’organisation a constaté que les autorités étaient prêtes à coopérer.
S’appuyant sur des entretiens menés auprès du personnel et de 70 détenus, Human Rights Watch a documenté un grand nombre de cas dans lesquels les autorités avaient violé les droits de la défense dont les prévenus auraient dû bénéficier, et les avaient maltraités pendant leur arrestation et leur interrogatoire. Human Rights Watch a également constaté de nombreuses situations dans lesquelles les prévenus avaient une alimentation insuffisante, un accès limité à l'eau et au savon sans possibilité de prendre une douche, des couvertures sales et insuffisantes et de petites cellules sombres et bondées. Certains des anciens bâtiments avaient des problèmes avec la gestion des eaux usées. Trois d'entre eux ne disposaient pas de cours où les prévenus auraient pu faire de l’exercice.
La police est autorisée à détenir les personnes qu'ils arrêtent jusqu'à six jours avant de les libérer ou de les transférer dans des prisons. Dans la période initiale après l’arrestation, les prévenus sont particulièrement vulnérables aux mauvais traitements infligés par les agents d'application de la loi parce qu'ils n'ont pas accès à un avocat ni à des visites familiales. Les premiers jours et heures de détention sont cruciaux pour la suite de la procédure judiciaire, selon Human Rights Watch. L'absence de garanties à ce stade précoce peut entraver les droits des prévenus à un procès équitable.
L'absence d'un droit à un avocat pendant cette période initiale est une grave lacune dans la législation tunisienne en ce qui concerne les garanties contre les mauvais traitements. Le code de procédure pénale stipule qu'un prévenu peut consulter un avocat après la première comparution devant le juge d’instruction. À ce moment-là, la personne suspecte est susceptible d'avoir signé une déclaration de la police, sans la présence d'un avocat, qui pourrait bien être utilisée contre elle lors du procès.
Alors que les prévenus ont rarement signalé que les gardes dans les maisons d'arrêt les ont physiquement maltraités, 40 des 70 prévenus interrogés par Human Rights Watch ont déclaré que la police les a maltraités lors de leur arrestation et de l’interrogatoire. Ces mauvais traitements ont compris les insultes, l’humiliation, les menaces de viol, les bousculades, les gifles, les coups de poing, les coups de pied ainsi que les coups de bâtons et de matraques. Dans chacun de ces 40 cas, les prévenus ont affirmé que lorsque les policiers les ont soumis à de tels mauvais traitements – soit lors de leur arrestation ou alors qu'ils étaient déjà en détention – ils n’avaient offert aucune résistance à la police.
Parmi les quatre centres de garde à vue que Human Rights Watch a visités, un seul disposait d’un centre de soins ou d’un médecin parmi le personnel. Dans d'autres établissements, la majorité des prévenus ont affirmé qu'ils n'avaient pas vu de médecin et que les agents ne les avaient pas informés de leur droit à en consulter un. Les agents envoient les prévenus présentant des besoins médicaux urgents dans les hôpitaux voisins.
Si les bailleurs de fonds internationaux ont mis l'accent sur la formation des agents d’application de la loi, ils devraient également contribuer à l'amélioration des conditions de détention et veiller à ce que les centres de garde à vue respectent les normes minimales, notamment fournir la nourriture et les soins médicaux suffisants, ainsi que faire pression sur les autorités tunisiennes pour apporter des réformes de la loi.
La Tunisie devrait mettre en œuvre de vastes réformes juridiques et politiques visant à réduire le temps passé en garde à vue, accorder aux prévenus l'accès à un avocat et faire cesser l'impunité pour les actes de torture et autres mauvais traitements lors de leur arrestation et des interrogatoires, selon Human Rights Watch. Le parlement tunisien devrait introduire une législation pour assurer que toute personne privée de liberté ait droit à l'assistance d'un avocat dès le début et dans des conditions qui qui garantissent la confidentialité de l'entretien. Si un détenu n'a pas d’avocat, on devrait lui en fournir un, et l'assistance juridique doit être gratuite si la personne n'a pas les moyens de payer.
Les législateurs devraient également réviser le Code de procédure pénale afin de réduire à 48 heures le temps maximum passé en garde à vue avant l'examen judiciaire.
Les autorités tunisiennes devraient également veiller à ce que les policiers reçoivent une formation suffisante sur les garanties de procès équitables et la protection contre les mauvais traitements. Le gouvernement devrait également mettre en place un système d'aide juridique efficace, avec l'appui de bailleurs de fonds, a déclaré Human Rights Watch.
L'une des garanties les plus importantes contre les mauvais traitements et la torture est l'accès aux lieux de détention pour les organisations de surveillance indépendantes afin d’effectuer des visites régulières et inopinées. À cet égard, la Tunisie a fait un pas important le 9 octobre avec un vote de l'Assemblée nationale en faveur d’une loi visant à créer un organisme national pour la prévention de la torture. Pour que cet organisme soit efficace, les législateurs devraient élire des membres de cet organisme indépendants et qualifiés, et lui accorder le soutien financier et institutionnel dont il a besoin pour mener à bien ses travaux.
« La volonté de la Tunisie depuis la chute de Ben Ali d’ouvrir ses lieux de détention aux organisations de défense des droits humains est un modèle que d'autres pays devraient suivre », a conclu Eric Goldstein. « Nous espérons que cette ouverture permettra de résoudre les graves problèmes que nous avons constatés dans le système de garde à vue. »