New York, le 21 janvier 2013
Objet : Le mariage pour tous en France
Madame la Députée, Monsieur le Député,
À la veille de l'ouverture des débats parlementaires sur l'opportunité d'approuver ou non le mariage pour tous en France, je vous invite à prendre en considération l'expérience vécue par un autre pays européen qui s'est livré aux mêmes discussions et examens de conscience il y a une quinzaine d'années.
En 1994, en tant que membre du parlement des Pays-Bas, j'ai proposé l'adoption d'une loi autorisant le mariage pour tous. Des années de débat s'en sont suivies, en partie parce qu'une telle législation n'avait encore été proposée nulle part ailleurs dans le monde.
Plusieurs des arguments avancés à l'époque aux Pays-Bas contre le mariage entre personnes du même sexe ont également été utilisés dans le débat public en France et je crois utile de partager avec vous l'expérience néerlandaise.
Le premier argument avancé contre ma proposition était que le mariage entre deux personnes du même sexe n'existait nulle part ailleurs et que si les Pays-Bas l'autorisaient, ils deviendraient la risée du reste du monde. Cet argument ne peut plus être invoqué puisqu'à ce jour, 10 pays ont emboîté le pas des Pays-Bas et ont autorisé les mariages civils pour les couples du même sexe. Plusieurs états des États-Unis et du Mexique ont également adopté des lois similaires. De même, des pays majoritairement catholiques comme l'Argentine, le Portugal et l'Espagne ont autorisé à leur tour ce type de mariage. Dans ces pays, les politiques ont résisté aux pressions de la hiérarchie de l'Église catholique qui les incitait à voter contre l'autorisation du mariage pour tous, en affirmant que la séparation de l'Église et de l'État devait être préservée.
Le deuxième argument souvent avancé contre le mariage pour tous se fondait sur les croyances religieuses, selon lesquelles seul un mariage entre un homme et une femme pouvait être officiellement reconnu. Les négativistes affirmaient que l'instauration du mariage entre personnes du même sexe diminuerait l'importance du principe traditionnel selon lequel le mariage est une union entre un homme et une femme. Cet argument s'est révélé fallacieux puisque le mariage religieux continue d'exister parallèlement au mariage civil.
La réforme juridique intervenue aux Pays-Bas a élargi le champ des mariages civils, comme le ferait la réforme envisagée en France. La liberté de culte signifie que les diverses confessions religieuses ont le droit de refuser aux couples du même sexe des cérémonies de mariage dans leurs églises, synagogues ou mosquées. Mais l'État est tenu par les principes de non-discrimination et d'égalité de traitement, qui sont des droits fondamentaux reconnus depuis longtemps en France.
Enfin, j'aimerais évoquer l'argument selon lequel élever des enfants dans le contexte d'un mariage entre personnes du même sexe leur serait préjudiciable. Cet argument ne reposait pas sur des faits établis. Au moment du débat aux Pays-Bas, des milliers d'enfants avaient déjà vu le jour et été élevés dans des foyers constitués de deux personnes du même sexe. Des études et des recherches effectuées par des universités ont démontré que les enfants tiraient le plus grand bénéfice d'un environnement aimant et que l'orientation sexuelle de leurs parents n'était pas un facteur décisif de leur bien-être. Depuis que le mariage pour tous a été instauré aux Pays-Bas il y a près de 12 ans, aucune donnée n'a été publiée indiquant que les enfants qui grandissent dans un foyer composé de personnes du même sexe souffraient du fait qu'ils n'étaient pas élevés par un couple hétérosexuel.
Depuis les premiers mariages entre personnes du même sexe célébrés en 2001, des études d'opinion ont été effectuées chaque année et elles indiquent que le mariage pour tous a été accepté par la grande majorité de la société néerlandaise. Au fond, c'est devenu un non-problème. Désormais aux Pays-Bas, on est habitué à voir deux personnes s'engager à être responsables et à prendre soin l'une de l'autre. Et ceci quel que soit leur sexe.
Les partis politiques qui avaient voté contre la loi autorisant les mariages entre personnes du même sexe, n'ont pas tenté de la modifier une fois arrivés au pouvoir. On a vu de nombreux opposants à la loi changer d'avis. Un exemple bien connu est celui de Hannie van Leeuwen qui, en tant que sénatrice chrétienne-démocrate à l'époque des débats au parlement, était farouchement opposée au mariage entre personnes du même sexe. Mais en 2005, elle a déclaré publiquement: « À l'époque où j'étais opposée au mariage entre personnes du même sexe, j'étais guidée par la peur. Après avoir vu de nombreux couples de gays et de lesbiennes se marier, je réalise maintenant que j'avais tort. Je ne m'explique même plus ce qui m'avait poussée à traiter les gays et les lesbiennes différemment des autres citoyens.»
Les Pays-Bas ne sont pas le seul pays où des membres de la classe politique de tous bords se sont rangés du côté du mariage entre personnes du même sexe. En octobre 2011, le Premier ministre britannique, David Cameron, a déclaré lors d'une conférence du Parti conservateur à Manchester:
« Nous avons engagé des consultations sur la légalisation du mariage entre gays. A ceux qui émettent des réserves, je dis: Oui, c'est une question d'égalité mais c'est aussi une question d'engagement. Les conservateurs ont foi envers les liens qui assurent notre cohésion, ils croient que la société est plus forte quand nous prenons des engagements les uns avec les autres et que nous nous soutenons mutuellement. Par conséquent, je ne suis pas en faveur du mariage gay malgré mon appartenance au Parti conservateur. Je suis en faveur du mariage gay parce que je suis un conservateur.»
En Belgique, où le mariage pour tous a été instauré il y a près de 10 ans, le Premier ministre, Elio di Rupo, a déclaré en janvier 2013: « Je suis fier de notre pays, où tous les couples ont le droit de se marier.»
En bref, les dirigeants politiques à travers le monde commencent à réaliser que les gays et les lesbiennes ne constituent pas un groupe à part défini par une orientation sexuelle différente. En réalité, ce sont nos fils et nos filles, nos frères et sœurs, nos pères et mères, nos amis et nos voisins. Les gays et les lesbiennes font partie intégrante de nos familles et de nos sociétés.
L'attention du monde va se porter sur votre prochain débat parlementaire et sur le vote qui s'en suivra. La France est considérée par le reste du monde comme un pays qui défend le droit à la non-discrimination et à l'égalité de traitement. Ces principes fondamentaux appliqués à l'orientation et à l'identité sexuelles ont une place importante dans la politique étrangère de la France. La France est, à juste titre, fière de la manière dont elle respecte les normes internationales dans le domaine des droits humains et se conforme aux traités internationaux qu'elle a ratifiés, comme le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, le Pacte relatif à la protection des droits de l'enfant et la Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes, qui comprennent tous des protections contre les discriminations.
Je vous invite instamment à faire ce qu'il convient et à voter en faveur du mariage pour tous et de la non-discrimination, afin que la France rejoigne le groupe des pays qui ont d'ores et déjà étendu le champ d'application de leur loi sur le mariage civil aux personnes du même sexe.
Je vous prie d'agréer, Madame la Députée, Monsieur le Député, l'expression de ma considération distinguée.
Boris O. Dittrich
Directeur du plaidoyer
Division des droits LGBT
Human Rights Watch