(Nairobi,le 9 décembre2011) – Quatre ans après les violences post-électorales de 2007-2008 au Kenya, la police et les institutions judiciaires du pays ont failli à leur devoir d’enquêter de manière adéquate sur les crimes commis et de juger leurs auteurs, et de rendre ainsi justice aux victimes, a déclaré Human Rights Watch dans un rapport publié aujourd’hui. Même si la Cour pénale internationale (CPI) s’est saisie de quelques affaires importantes, le Kenya devrait créer, au sein de son système de justice, un mécanisme judiciaire spécial pour qu’un plus grand nombre d'auteurs de crimes répondent de leurs actes, a estimé Human Rights Watch. Le gouvernement devrait également indemniser les victimes, à commencer par les quelque 21 victimes de tirs de la police qui ont gagné des procès civils contre le ministre de la Justice, mais à qui les dédommagements ordonnés par le tribunal n’ont pas encore été versés.
Ce rapport de 95 pages, intitulé ‘Turning Pebbles’: Evading Accountability for Post-Election Violence in Kenya (« Efforts insuffisants: Le déni des responsabilités dans les violences post-électorales au Kenya ») examine la manière dont la police et les institutions judiciaires ont répondu aux violences consécutives aux élections de 2007, qui ont opposé des partisans de la formation politique au pouvoir et la police à des groupes armés liés à l’opposition, ainsi qu’à des civils. Human Rights Watch a constaté que sur les quelque 1.133 homicides commis durant cette période de violence, deux seulement ont mené à des condamnations pour meurtre. Des victimes de viol, d’agression, d’incendie volontaire et d’autres crimes, attendent toujours justice elles aussi. Les policiers qui durant cette période de violences ont tué au moins 405 personnes, blessé plus de 500 autres personnes et violé des dizaines de femmes et de filles, jouissent d’une impunité totale.
« Les autorités kenyanes ont promis à maintes reprises d’enquêter sur les violences post-électorales et de traduire leurs auteurs en justice, mais le très petit nombre de condamnations prononcées à ce jour est la preuve témoigne d’une absence de volonté de joindre le geste à la parole », a déclaré Daniel Bekele, directeur de la division Afrique à Human Rights Watch. « Le Kenya devrait s’attaquer de front à ces affaires, en créant un mécanisme judiciaire spécial, renforcé par des juges et procureurs internationaux, et protégé contre toute ingérence politique. »
Le rapport est fondé sur 172 entretiens et sur l’analyse de 76 dossiers judiciaires effectués dans les provinces kenyanes de Nairobi, de Nyanza, de la vallée du Rift, de la Côte, ainsi que dans la province de l’Ouest.
Le procureur de la CPI a engagé des poursuites contre six suspects de grande notoriété accusés de crimes contre l’humanité. Ces affaires ont progressé, malgré une série de manœuvres politiques et juridiques de la part des autorités kenyanes pour tenter de retarder ou d'empêcher les poursuites. Une Chambre préliminaire doit décider en janvier 2012 si les éléments à charge sont suffisants pour que des procès aient lieu.
Un activiste kenyan a déclaré à Human Rights Watch que la CPI était « la première institution à laquelle [les responsables politiques kenyans] aient jamais eu affaire sans pouvoir la soudoyer, la détruire ou l’intimider », ce qui fait d’elle le seul espoir de justice pour de nombreuses victimes. Mais des centaines d’autres auteurs de crimes graves continuent d’éluder toute obligation de rendre des comptes . Parmi ces crimes figurent plus de 1.000 homicides et 300 disparitions forcées, commis dans la région kenyane du Mont Elgon et eux aussi liés aux violences électorales.
Human Rights Watch a identifié les principales carences du système de justice criminelle du Kenya ayant contribué à ne produire qu’un nombre dérisoire de condamnations. Les policiers ont été peu désireux d’enquêter sur leurs collègues et de les poursuivre, la qualité générale des enquêtes a été médiocre et certains procureurs de la police se sont révélés incompétents. Les jeux d’influence politique et la corruption pervertissent le processus judiciaire. Enfin, le Kenya est dépourvu d’un système opérationnel de protection des témoins.
Un notable de l’ethnie kalenjin de la ville d’Eldoret a déclaré à Human Rights Watch, au sujet de l’attribution des responsabilités pour les violences post-électorales: « Nous sommes très forts pour dire que nous n’épargnons aucun effort, mais en fait nous n’en faisons pas. Peut-être faisons-nous quelques efforts … de petits efforts. Mais quant aux gros efforts, personne n’ose. »
Selon les constatations de Human Rights Watch, alors que certaines personnes ont été déclarées coupables de crimes mineurs, la plupart des responsables de crimes graves – et pratiquement tous ceux qui sont soupçonnés d’avoir orchestré les violences – jouissent de l’impunité.
L’appel à la création au Kenya d’un tribunal spécial – initialement lancé en octobre 2008 par la Commission d’enquête sur les violences post-électorales présidée par le juge Philip Waki – demeure pertinent et urgent, a affirmé Human Rights Watch. C’est particulièrement vrai si l’on tient compte des préoccupations relatives à l’indépendance et à la compétence du système judiciaire kenyan, des éléments de preuve apportés par Human Rights Watch au sujet de diverses violations des droits humains, et du fait que vraisemblablement, la CPI ne se saisira que d’un petit nombre d’affaires.
Des parlementaires kenyans ainsi que certains membres du gouvernement ont déposé à plusieurs reprises depuis 2009 des propositions de loi visant à créer un tribunal spécial, mais ces projet de loi n’ont à ce jour pas été adoptés. Le 15 décembre 2010 – il y a un an – le président Mwai Kibaki a annoncé: « Le gouvernement est pleinement déterminé à mettre en place un tribunal local pour juger les instigateurs des violences post-électorales, en conformité avec les dispositions de la nouvelle constitution. » Mais depuis un an, aucune mesure concrète n’a été prise pour créer ce tribunal.
Le Kenya devrait selon Human Rights Watch agir pour mettre en place un mécanisme spécial au sein de son système judiciaire national, tout en continuant de coopérer avec la CPI. Un tel mécanisme spécial permettrait de combler les lacunes existant dans le système actuel, à condition d’être protégé contre toute ingérence politique et doté de la compétence requise, grâce à la participation de professionnels kenyans et internationaux. Le Kenya devrait également prendre des initiatives afin d’améliorer la qualité des enquêtes policières, et afin de recruter et de fidéliser des procureurs civils hautement qualifiés.
Le gouvernement devrait immédiatement débloquer la totalité des sommes destinées au financement de l’Agence de protection des témoins (Witness Protection Agency), qui a été créée dans le courant de cette année mais n’a pas encore protégé un seul témoin. Le gouvernement devrait aussi dédommager les victimes qui ont gagné des procès au civil à son encontre, pour obtenir réparation après avoir été blessés par des tirs de la police lors des violences post-électorales. Enfin, le gouvernement devrait régler les autres procès civils encore en cours et adopter une politique globale de réparations en faveur des victimes de violations des droits humains.
« Au regard du droit international, le Kenya a l’obligation de poursuivre en justice les auteurs de graves crimes, et toutes les victimes de tels crimes ont droit à la justice », a conclu Daniel Bekele. « Fournir réparation aux victimes des violences post-électorales est une obligation, et non une option. Quatre ans après ces violences, cela fait bien trop longtemps que les victimes attendent justice. »