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Émirats arabes unis: La Sorbonne devrait condamner les poursuites contre un enseignant

Détenu depuis avril, Nasser Bin Ghaith est inculpé pour avoir « insulté publiquement » les dirigeants du pays

(Abou Dabi, le 13 octobre 2011) – L’Université Paris-Sorbonne et sa partenaire émirienne, l’Université Paris-Sorbonne-Abou Dabi, devraient rompre leur silence, qui dure depuis six mois, et condamner le procès et l’incarcération de l’enseignant Nasser Bin Ghaith, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui. Bin Ghaith, qui enseignait à l’Université Sorbonne-Abou Dabi depuis 2009, y enseignait un module intensif la semaine même de son arrestation, le 9 avril 2011, comme le montrent des entretiens et des documents obtenus par Human Rights Watch.

Les autorités ont inculpé Bin Ghaith et quatre autres hommes pour avoir « insulté publiquement » de hauts responsables sur un forum internet. Pour Bin Ghaith en particulier, les chefs d’inculpation se rapportent à un article qu’il aurait écrit et qui mentionne le Prince héritier. Malgré des pressions croissantes, de la part de groupes internationaux de défense des droits humains et d’étudiants de l’Université Paris-Sorbonne, pour que la Sorbonne prenne position, non seulement elle a refusé de critiquer les autorités des Émirats, mais elle a même tenté de prendre ses distances avec Bin Ghaith.

« L’affaire engagée par les Émirats arabes unis contre Bin Ghaith est un affront à l’une des valeurs essentielles de la Sorbonne – la liberté d’expression pacifique », a déclaré Jean-Marie Fardeau, directeur du bureau de Human Rights Watch en France. « Cette affaire est un test qui nous permettra de voir si la Sorbonne-Abou Dabi a l’intention de promouvoir les valeurs éducatives libérales aux Émirats, ou bien de fermer les yeux sur la répression de ces valeurs par les autorités qui la parrainent. »

Des organisations de défense des droits humains, dont Human Rights Watch, affirment que les accusations contre Bin Ghaith sont sans fondement et ont des motifs politiques. Ils ont exigé que les autorités des Émirats relâchent les cinq hommes immédiatement et sans conditions. Leur procès a été marqué par les vices de procédure et a violé les droits les plus élémentaires de la défense.

Bien que l'Université Paris-Sorbonne et l'Université Paris-Sorbonne Abou Dabi (UPSAD)soient des entités indépendantes du point de vue juridique, elles entretiennent des liens très étroits. Un accord établit que le conseil d’administration de la Sorbonne-Abou Dabi est présidé par le président de l’Université Paris-Sorbonne. En outre, l’université française perçoit quinze pour cent des frais de scolarité annuels versés par les étudiants de la Sorbonne-Abou Dabi.

L’Université Paris-Sorbonne a tenté de prendre ses distances avec Bin Ghaith pour justifier son silence. Le 26 septembre, le président de l’Université Paris-Sorbonne, Georges Molinié, a publié un communiqué dans lequel il indique que les poursuites contre Bin Ghaith n’ont aucun lien avec les cours qu’il donnait et que l’Université ne saurait « se prononcer sur ce cas particulier à titre institutionnel ».

Le 10 juin, le Conseil d’administration de Paris-Sorbonne a rejeté une motion proposée par des groupes d’étudiants visant à exprimer le soutien de l’Université à la liberté d’expression et soulignant que personne, que ce soit aux Émirats ou ailleurs, ne devrait être emprisonné pour avoir exprimé son opinion.

En avril, en réponse à une lettre de Human Rights Watch exigeant qu’elle intervienne, l’Université Paris-Sorbonne a pris ses distances avec Bin Ghaith et a tenté de minimiser son rôle, le désignant comme un « intervenant extérieur » et suggérant sèchement à Human Rights Watch de « se tourner vers le gouvernement de la fédération des Émirats arabes unis » pour plus d’informations. De son côté, la Sorbonne-Abou Dabi n’a fait aucune déclaration publique.

« Chaque membre du corps enseignant de la Sorbonne devrait prendre le temps de penser à ce que cela signifierait pour elle/lui si les Émirats, ou n’importe quel autre gouvernement, la/le persécutait pour avoir exprimé ses opinions politiques, tandis que l’administration de l’Université se contentait d’observer en silence », a déclaré Jean-Marie Fardeau. « Les frais de scolarité d’Abou Dabi valent-ils une violation élémentaire de la liberté d’expression ? »

Bin Ghaith est toujours derrière les barreaux. À plusieurs reprises, la Cour Suprême a soit refusé, soit ignoré les requêtes pour le placer en liberté provisoire sous caution, tout comme celles des autres inculpés, alors qu’aucun d’entre eux n’est inculpé d’un délit avec violence et que les autorités n’ont jamais suggéré qu’ils risqueraient de fuir la justice.

Le jour de l’arrestation de Bin Ghaith, les forces de sécurité de l’État ont confisqué des ordinateurs, des documents et des vidéos de famille, au cours d’une fouille de son domicile à Dubaï qui a duré quatre heures. Les forces de sécurité l’ont attaché sur le siège arrière d’un véhicule de la sécurité d’État pendant 18 heures, refusant de le laisser aller aux toilettes ou faire ses prières.

Entre le 10 et le 12 avril, Bin Ghaith devait achever son module de cours de droit économique international à la Sorbonne-Abou Dabi. Au lieu de cela, il est resté à l’isolement dans une cellule sale, sans pouvoir contacter un avocat ni ses proches.

« Le professeurBin Ghaith est très respecté par ses étudiants et beaucoup d’entre nous sommes profondément inquiets de ce qui lui est arrivé », a déclaré à Human Rights Watch, le 5 octobre, un étudiant inscrit aux cours de Bin Ghaith. « Nous avons tous été choqués quand nous avons appris son arrestation et reçu les informations, via BlackBerry et Facebook, qui essayaient de le représenter comme un traître. Cela n’avait aucun sens pour nous et ne collait pas avec tout ce que nous savions de sa personnalité. »

Selon Bin Ghaith, les autorités carcérales ont encouragé les autres détenus de la prison de Al Wathba à le harceler. Après une altercation avec un autre prisonnier, les autorités de la prison l’ont enchaîné, à l’isolement, dans une cellule sans climatisation, malgré la chaleur qui atteignait les 40°C.

Comme dans cette affaire les poursuites sont engagées selon des procédures de la sécurité d’État, c’est la Cour suprême qui mène les audiences en première instance, ce qui ne donne aucun droit à faire appel. Le tribunal n’a pas autorisé les avocats de la défense à soumettre un des témoins de l’accusation à un contre-interrogatoire et n’a pas accordé assez de temps pour le contre-interrogatoire des autres ; il n’a accordé à la défense qu’un seul témoin, et tenu quatre premières audiences à huis-clos. Le tribunal n’a pas permis aux inculpés d’examiner les preuves et les accusations contre eux, y compris les éléments de preuve rassemblés par l’accusation de la sécurité d’État au cours de l’enquête.

« À ce jour, je ne connais pas vraiment l’inculpation me concernant, ou les inculpations »,énonçait un communiqué de Bin Ghaith du 1er octobre qui a pu être extrait clandestinement de sa prison. « Le bureau du procureur dit que je suis accusé d’avoir insulté le Prince héritier d’Abou Dabi, mais le tribunal me questionne sur des tentatives de renverser le régime, d’influencer l’opinion publique, d’ébranler la stabilité du pays, de répandre les dissensions civiles, et de révéler des secrets d’État ». Le communiqué déclarait que Bin Ghaith et les autres boycotteraient les procédures car elles étaient injustes :

« J’ai désormais une conviction inébranlable: ce tribunal, au regard des normes internationales de justice, n’est qu’une mascarade, une façade destinée à légitimer et rendre crédibles les verdicts et les peines qui ont déjà été décidés. Il s’agit purement et simplement d’une volonté de me punir, ainsi que mes compagnons, pour nos opinions politiques et nos positions sur certaines questions nationales. Par conséquent, je refuse de jouer le rôle que l’on a écrit pour moi et de participer à ce procès qui ne s’élève pas au niveau d’un procès juste. »

Les autres militants qui comparaissent en même temps que Bin Ghaith, également arrêtés en avril, sont Ahmed Mansoor, ingénieur et blogueur, et les cyber-activistes Fahad Salim Dalk, Ahmed Abdul-Khaleq et Hassan Ali Al Khamis.

Depuis le début de leur détention, les cinq inculpés, leurs proches et leurs avocats sont les cibles d’articles enflammés de certains médias des EAU, d’une campagne de dénigrement brutale sur internet et même de menaces de mort. Des manifestants pro-gouvernementaux ont invectivé les accusés dans des rassemblements publics et même lors de manifestations organisées devant le tribunal. À cette date, les autorités n’ont pas enquêté sur les menaces contre les familles ni poursuivi les responsables.

« Mon mari est un patriote, il adore son pays et travaillera à l’améliorer jusqu’au jour de sa mort », a déclaré à Human Rights Watch Waedad Belaila, l’épouse de Bin Ghaith, le 5 octobre. « Il adore aussi aller à l’université et enseigner à ses étudiants. Je ne sais pas pourquoi la Sorbonne n’a rien fait pour aider mon mari alors qu’il leur a tant donné. »

Elle a déclaré que les six derniers mois avaient été un cauchemar pour elle et sa famille: « Je ne peux pas croire qu’il soit encore en prison. Chaque fois que je pose ma tête sur l’oreiller, je me demande où dort Nasser. Chaque fois que je me mets à table, je me demande ce qu’ils lui donnent à manger ».

En plus d’enseigner le droit du commerce international au sein à l’Université Sorbonne Abou Dabi depuis 2009, Bin Ghaith a travaillé comme consultant juridique pour les forces armées des Émirats, négociant des contrats avec des entreprises d’armement de premier plan aux Etats-Unis et en Europe. Cet Émirien de 42 ans est un ancien pilote de l’armée de l’air émirienne, décoré, titulaire d’un doctorat de la faculté de droit de la University of Essex (Royaume-Uni) et d’un master en droit international de la Case Western Reserve University à Cleveland, Ohio (Etats-Unis).

« L’Université Paris-Sorbonne devrait avoir honte de ne pas avoir exhorté publiquement le gouvernement émirien à cesser ses attaques contre une des voix intellectuelles majeures des Émirats arabes unis », a conclu Jean-Marie Fardeau.

Lois applicables aux Émirats arabes unis et droit international
Aux Émirats arabes unis, le code pénal permet au gouvernement d’emprisonner les gens simplement pour avoir exprimé pacifiquement leur point de vue, ce qui va à l’encontre des dispositions internationales sur les droits humains, qui garantissent clairement la liberté d’expression. L’article 176 du code pénal permet une peine de jusqu’à cinq ans de prison pour « quiconque insulte publiquement le Président de l’État, son drapeau ou son emblème national ». L’article 8 du code élargit l’application de cette disposition pour inclure le vice-président, les membres du Conseil Suprême de la Fédération, entre autres.

Les cinq personnes sont inculpées en vertu de l’article 176 pour avoir utilisé le forum politique en ligne UAE Hewar. Aucun des messages qu’auraient publiés les accusés sur ce site interdit ne va plus loin que critiquer la politique du gouvernement ou les leaders politiques, ont déclaré quatre groupes de défense des droits humains, y compris Human Rights Watch, qui ont consulté les publications. Il n’existe aucune preuve que ces hommes aient utilisé la violence, ou incité quiconque à l’utiliser, dans le cadre de leurs activités politiques.

La liberté d’expression est garantie par la constitution des Émirats et solidement établie par les dispositions internationales sur les droits humains. Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) établit que « toute personne a droit à la liberté d'expression; ce droit comprend la liberté de rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées de toute espèce». Même si les Émirats n’ont pris aucune part dans le PIDCP, c’est une source qui fait autorité et une ligne directrice reflétant les pratiques internationales les plus reconnues. Les critères acceptés internationalement permettent seulement de réduire la liberté d’expression sur le fond, dans des circonstances extrêmement limitées, comme les cas de calomnie ou de diffamation contre des individus, ou encore les discours qui menacent la sécurité nationale.

L’article 32 de la Charte arabe sur les droits de l’homme, qui a été ratifiée par les Émirats, garantit le droit à la liberté d’opinion et d’expression, et celui de partager des informations avec autrui par tous les moyens. Les seules restrictions à l’exercice de ce droit qui sont concédées sont celles qui sont imposées par « le respect des droits d’autrui, de sa réputation, ou la protection de la sécurité nationale, de l’ordre public, de la santé publique ou des bonnes mœurs ». L’article 13(2) de la Charte exige également que les audiences soient « publiques, sauf pour les cas exceptionnels où cela ne serait pas dans l’intérêt de la justice dans une société démocratique qui respecte la liberté et les droits humains ».

La Déclaration des Nations-Unies sur les Défenseurs des droits de l’homme prévoit que les pays doivent « prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer que les autorités compétentes protègent toute personne (…) de toute violence, menace, représailles, discrimination de factoou de jure, pression ou autre action arbitraire » qui résulterait de son engagement en faveur des droits humains.

Données sur la Sorbonne-Abou Dabi
L’Université Paris-Sorbonne-Abou Dabi (UPSAD) est située dans la capitale des Émirats Arabes Unis. Un accord international fondant l’université a été signé le 19 février 2006 entre l’université française Paris-Sorbonne (ou Paris IV) et le gouvernement d’Abou Dabi. L’université a été fondée le 30 mai 2006 par un décret du gouvernement des EAU.

Paris-Sorbonne-Abou Dabi est administrée par un conseil de six membres, trois nommés par l’Université Paris-Sorbonne et trois par le Conseil exécutif d’Abou Dabi. En vertu de l’accord, les conseils d’administration ont le même président. L’accord contient une clause qui donne aux Émirats l’exclusivité de la dénomination « Sorbonne » dans la région du Moyen-Orient.

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