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« Prof jugé à Abou Dabi : le silence coupable de La Sorbonne »

Par Jean-Marie Fardeau, directeur France de Human Rights Watch

Publié dans: Rue89.com

Établir « un pont entre les civilisations », tel était l’objectif ambitieux et louable que s’était fixé l’Université Paris-Sorbonne en ouvrant une antenne universitaire à d’Abou Dabi. La triste réalité de récents événements nous amène bien loin de ce message d’espoir.

Le procès de cinq personnalités de la société civile émirienne qui a lieu actuellement à Abou Dabi pourrait intéresser les Français lorsque l’on regarde de plus près les liens étroits entre notre pays et les Émirats Arabes Unis. Et plus encore, lorsque l’on s’intéresse aux liens entre l’université Paris-Sorbonne (Paris IV) à l’université Paris-Sorbonne Abou Dabi (UPSAD), créée en mai 2006.

Parmi les cinq personnes jugées actuellement à Abou Dabi figure M. Nasser bin Ghaith, expert en commerce international qui enseigne régulièrement à l’UPSAD. M. bin Ghaith, tous comme ses compagnons d’infortune, est en prison depuis le mois d'avril et est actuellement jugé pour avoir publiquement « insulté » les autorités émiriennes.

Cette accusation est – à notre sens – sans aucun fondement. M. bin Ghaith a tout simplement exprimé publiquement sur internet son désir de transition démocratique aux Émirats Arabes Unis.

Aucun commentaire français

Les accusés risquent plusieurs années de prison. La France, qui a établi  des relations très étroites avec les Émirats (ouverture d’une base militaire en 2010, contrats commerciaux importants, projet du musée du Louvre d’Abou Dabi, participation des Émirats à la coalition militaire qui a opéré en Libye…), n’a jusqu’à présent fait aucun commentaire sur ces arrestations de citoyens «pro-démocratie ». C’est pour le moins regrettable, alors que François Fillon en personne a visité  l’UPSAD en février 2011. Il serait temps que la France applique à ce pays la nouvelle doctrine officielle de soutien aux expressions pro-démocratiques et pacifiques dans le monde arabe.

Mais un autre point est particulièrement choquant. Il concerne l’université Paris-Sorbonne (Pari IV). Ses liens avec UPSAD sont indéniables. Non seulement l’université Paris Sorbonne a signé un accord avec les Émirats qui a permis la création  de l’UPSAD, mais le président du Conseil d’administration de l’Université Paris-Sorbonne , M. Georges Moliné, préside également le Conseil d’administration de l’UPSAD. De nombreux professeurs de Paris IV se rendent régulièrement à Abou Dabi pour y dispenser des cours.

De plus, l’université parisienne reçoit 15% des frais d’inscription des étudiants qui s’élève à 10 000 euros par an, soit environ 600 000 euros par an puisqu’il y aurait 400 étudiants inscrits.

M. bin Ghaith est quant à lui une personnalité éminente du monde universitaire aux Émirats. Il enseigne à la « School of Government » de Dubaï et à l’École supérieure des armées de son pays. Depuis 2010, il enseigne aussi à la Sorbonne Abou Dabi.

« Aucun élément les autorisant à se prononcer »

Human Rights Watch détient une copie du planning du Master  en « Droit international, Diplomatie et Relations internationales », dans lequel M. bin Ghaith intervenait encore cette année.  Il était en charge d’un séminaire en « Droit économique international », séminaire qui a duré l’intégralité de la semaine qui a précédé son arrestation le dimanche 9 avril. Il devait encore intervenir entre le 10 avril et le 12 avril.

La famille de M. bin Ghaith, que nous avons rencontrée sur place très récemment, est choquée par le fait que l’UPSAD n’ait exprimé aucun soutien à l’égard d’un de ses  enseignants injustement détenu. De son côté, l’Université Paris-Sorbonne a même tenté de minimiser les liens existants entre l’UPSAD et M. bin Ghaith.

Dans un communiqué du 26 septembre, le président de l’Université Paris-Sorbonne, que Human Rights Watch a essayé en vain de rencontrer depuis que les arrestations ont eu lieu en avril 2011, réaffirme sans ambages une position déjà validée par son Conseil d’administration en juin dernier. Il indique :  

«Depuis le mois d'avril, (M. bin Ghaith)  est l'objet de poursuites en application des lois émiriennes, pour des motifs qui sont en tout cas étrangers à ses interventions académiques. Les instances de l'Université, quant à elles, tout en déplorant les atteintes aux Droits de l'homme partout où elles se produisent, ne disposent d'aucun élément les autorisant à se prononcer sur ce cas particulier à titre institutionnel ».

Selon le président Molinié, M. bin Ghaith ne serait qu’un économiste « invité, comme des dizaines d'autres intervenants extérieurs, à présenter quelques conférences dans le cadre du Master de Relations internationales ».

Non seulement, M. bin Ghaith anime un séminaire de 8 jours – ce qui n’est pas marginal – mais, même si il n’a pas le statut de professeur permanent, M. bin Ghaith ne mériterait-il pas d’être défendu, en particulier par l’université française qui a encouragé la création de la Sorbonne Abou Dabi ?

Indigne de la tradition française

Alors que le monde arabe est traversé par une vague historique en faveur de la liberté d’expression, de la démocratie, de l’Etat de droit, comment justifier que M. bin Ghaith n’ait pas encore été jugé digne de bénéficier d’une simple motion de soutien de la part de l’université parisienne ?

Cette attitude n’est pas digne de la tradition universitaire française. Déjà des voix s’élèvent dans la communauté académique française pour dénoncer cette passivité.

Le procès de Nasser bin Ghaith se poursuit alors qu’il a déjà passé six mois derrière les barreaux sans bénéficier d’une libération sous caution. Après quatre audiences à huis clos, les autorités émiriennes ont finalement cédé en autorisant  des observateurs envoyés par des ONG internationales, dont Human Rights Watch, à assister à l’audience du 2 octobre.

Rien de ce que nous avons pu observer lors de cette audience n’a changé notre conviction : les droits les plus fondamentaux de la défense sont bafoués.  Non seulement ce procès est injuste, mais les autorités n’auraient jamais dû mettre ces cinq personnes en examen alors qu’elles n’ont fait qu’exercer pacifiquement leur droit à la liberté d’expression.

Les intellectuels pro-démocratie émiriens méritent le soutien de toutes celles et tous ceux qui saluent l’extraordinaire aspiration pour la démocratie des citoyens du monde arabe. L’université Paris-Sorbonne se doit de prouver que la devise « un pont entre les civilisations » choisie pour l’UPSAD est belle et bien une réalité morale et pas juste un slogan commercial.

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