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Cambodge : Lettre au ministre français des Affaires étrangères Juppé concernant un projet de loi sur les ONG au Cambodge

Courrier envoyé par Human Rights Watch et neuf autres ONG au ministre français des Affaires étrangères Alain Juppé concernant un projet de loi qui nuirait gravement aux activités des ONG au Cambodge.

23 août 2011

Mr. Alain Juppé

Ministre des Affaires étrangères et européennes

Ministère des Affaires étrangères et européennes

37 Quai d’Orsay

75007 Paris

République française

Re: A propos de la nouvelle loi menaçant les activités des ONG et autres catégories d'associations au Cambodge

Monsieur le Ministre,

Cette lettre a pour objet de porter à votre attention les évolutions préoccupantes de la situation des droits de l'Homme au Cambodge, alors que la troisième version du projet de loi sur les organisations non-gouvernementales (ONG) et les associations est en cours d'examen par le Conseil des Ministres du Gouvernement Royal.

Les répercussions à prévoir de cette loi sur la liberté d'association sont très inquiétantes. Elle donnera au Gouvernement Royal Cambodgien (GRC) le pouvoir d’intimider, voire d’interdire des ONG cambodgiennes et étrangères, ainsi que tout autre type d'associations ou organisations à base communautaire critiques à l'égard du gouvernement, de ses représentants ou de tout autre acteur du secteur privé qui lui soit lié.  

Le temps est désormais compté. Sous peu, le GRC adressera le projet de loi à l’Assemblée Nationale en vue de son adoption définitive.

C’est pourquoi nous vous demandons instamment :

  • D’intimer le GRC de renoncer à la loi;

 

  • De faire savoir au GRC que l’adoption d'une telle loi entraînera une remise en question de l’aide bilatérale par l’Union Européenne; que cette loi incitera également les agences d’aide multilatérale, y compris les Nations Unies et les institutions financières internationales, à réévaluer leur aide au Cambodge, notamment celle concernant les projets où le GRC est impliqué.

S’il est vrai que le développement du pays contribue à la croissance des échanges commerciaux et des activités industrielles, il est aussi vital que le peuple, à tous les niveaux, en tire profit. Les acteurs de la société civile, qu’ils soient cambodgiens ou internationaux, jouent un rôle essentiel dans le développement du pays par leurs actions de suivi, d’aide aux plus démunis, d’assistance humanitaire, d’étude, de documentation et d’assistance légale.

Le projet de loi constitue une sérieuse menace à l'encontre de la liberté d’association et d’expression. Sa promulgation empêchera les ONG et les associations de pleinement jouer leur rôle. Elle limitera aussi l'impact sur les communautés des projets mis en œuvre par les partenaires de développement du Cambodge.

Le raidissement des mesures de contrôle, potentiellement hostiles, appliquées aux associations qui supervisent les projets gouvernementaux affecteront les efforts pour plus de transparence et plus de responsabilité de la part des agents étatiques dans la mise en œuvre de projets. Il en résulte que la prise en compte du volet 'droits de l’Homme' des actions de développement sera compromise.

A l'approche du 20ème anniversaire des accords de Paris, qui mirent fin à la guerre civile et furent suivis de la création de l’Autorité Provisoire des Nations Unies au Cambodge (APRONUC), cette loi constitue une menace à l'encontre d'un des legs les plus importants de l'institution onusienne, à savoir la création d’une communauté dynamique d’ONG, en même temps que la floraison de réseaux associatifs informels et de groupes d’action civique locaux.

En vérité, nous pensons que si la loi est adoptée sous sa forme actuelle, elle menacera la viabilité et la cohérence-même de multiples pans du développement du Cambodge. Un tel risque devrait susciter une réaction vigoureuse de la part des partenaires du Cambodge, qui ont déjà investi des milliards de dollars pour appuyer un modèle de développement équitable et durable pour le pays.

S’il est vrai que les gouvernements ont légitimement le droit de s’intéresser aux activités des associations à but non lucratif, ils ne devraient pas utiliser des procédures d’enregistrement compliquées et coûteuses pour limiter le droit d’association, d’expression et de rassemblement. Ces droits fondamentaux sont protégés par la constitution nationale et par la Convention Internationale des Droits Civiques et Politiques, ratifiée par le Cambodge.

La troisième version du projet de loi sur les ONG et les associations porte clairement atteinte à ces droits, en stipulant que les associations et toutes autres organisations, ne seront pas autorisées à opérer aussi longtemps que les procédures complexes et coûteuses d’enregistrement n’auront pas été formellement approuvées par le gouvernement. 

Telle quelle, la loi, qui reste par ailleurs floue à la fois dans les termes et dans l’explication des procédures, permettra des décisions arbitraires de la part des fonctionnaires. Elle obligera à des formalités fastidieuses d’enregistrement et à des comptes-rendus périodiques, qui constitueraient de sérieux handicaps pour le fonctionnement du tissu associatif au sein de la société civile.

Récemment, le GRC a pris une mesure qui dévoile clairement son intention d’exercer le pouvoir le plus vaste possible sur les organisations cambodgiennes et internationales qui composent la société civile.

Préfigurant son attitude à venir si la loi était adoptée, le Ministère de l’Intérieur a récemment adressé une lettre à l’ONG locale Sahmakum Teang Tnaut (STT), suspendant ses opérations pour cinq mois. La lettre accusait le STT de n’avoir pas modifié ses structures de direction et ses statuts «selon les instructions du département spécialisé».

Le GRC omettait cependant de mentionner en vertu de quelle loi il ordonnait cette suspension. Le 13 août, le Ministère accusait publiquement le STT «d’inciter» les populations à s’opposer à des projets de développement, laissant planer la menace de poursuites judiciaires pour incitation au trouble de l'ordre public, conformément aux dispositions du nouveau code pénal.

Le STT est l'une des associations de la société civile les plus renommées, et mène des études spécialisées sur la réinstallation de personnes victimes d'évictions forcées. En particulier, elle avait récemment enquêté sur les déplacements de populations liés à deux projets. Le premier concernait la réhabilitation du réseau ferré cambodgien, appuyé par AUSAID et la Banque Asiatique de Développement, et l’autre le développement du site du lac Boeung Kak, par la société Shukaku Inc., dont le président est le Sénateur Lao Meng Khim, un proche du Premier Ministre Hun Sen.

Le travail du STT, qui s’investit au profit des communautés les plus défavorisées, devrait être encouragé et non pas mis sous le boisseau, tant il est vrai que les études indépendantes sur l’impact humain et social des projets de développement sont nécessaires à la définition du cadre et des conditions des projets à venir, dans l'intérêt de toutes les couches de la population cambodgienne.

Le cas de STT fournit une indication claire sur la manière dont le GRC a l’intention d’utiliser les exigences des procédures d’enregistrement obligatoires prévues par la loi. De plus, l’histoire du Cambodge laisse aussi présager que celle-ci sera utilisée pour cibler et châtier les ONG et les associations qui critiquent le gouvernement. Nous sommes également préoccupés par le fait que les associations et réseaux communautaires qui n’ont pas les moyens de s’enregistrer ou refusent de le faire seront purement et simplement empêchées de travailler pour la défense des intérêts de leurs membres.

L’actuel projet de loi donne donc au gouvernement le pouvoir de violer les droits fondamentaux. En revanche, il offre peu de moyens pour protéger les intérêts de la société. Au cours des dernières années, le GRC a mis en œuvre une politique réduisant systématiquement l’espace à disposition de la société civile, ainsi que la liberté d’expression et celle de l’opposition démocratique.

Les harcèlements du pouvoir ont été particulièrement vifs contre les organisations et les associations impliquées dans la défense des droits de l’Homme liés aux conditions de travail, à la préservation de l’environnement, aux problèmes fonciers et à la lutte contre la corruption. 

Depuis 2009, de nombreuses personnes ayant exprimé des critiques contre le gouvernement ont été trainées en justice pour diffamation et désinformation, accusées par des militaires ou des fonctionnaires civils. Nous constatons avec regret que la tendance à la promulgation de nombreuses lois restrictives procède de la volonté de faire taire les critiques et probablement d’abord celles provenant du tissu associatif et des ONG.

Le plus préoccupant est qu’avec le nouveau code civil prenant effet en novembre 2011, le GRC dispose déjà, dans ses articles 46 – 118, d’un cadre juridique détaillé qui règlemente l’enregistrement et le travail des organisations à but non lucratif.

Ces articles précisent déjà les conditions requises pour la création et l’enregistrement des ONG nationales et internationales. Ils définissent également le cadre légal de leur fonctionnement administratif, et même les circonstances dans lesquelles elles peuvent être dissoutes ou interdites. Les ONG internationales obtiennent l’autorisation d’opérer sur le territoire cambodgien par le biais d’un protocole d’accord signé avec le ministère responsable de leur secteur d’activité.

Nous sommes convaincus que les partenaires et bailleurs de fonds du Cambodge devraient encourager le GRC à promouvoir les actions de la société civile, et à mettre en œuvre le code civil dans le respect du droit, au lieu de promulguer une  loi si néfaste sur les associations et les ONG.

En vous remerciant de l’attention que vous voudrez bien accorder à ces questions cruciales, nous vous prions, Monsieur le Ministre, de bien vouloir agréer l’expression de notre très haute considération.

Brad Adams, Directeur Asie

Human Rights Watch

Souhayr Belhassen, Présidente

Fédération Internationale des ligues des Droits de l'Homme (FIDH)

Brittis Edman, Responsable de programme pour l'Asie du Sud-Est

Civil Rights Defenders

Enrique Eguren, Responsable de programme

Protection International

David J. Kramer, Président

Freedom House

Mary Lawlor, Directeur

Front Line Defenders

Yap Swee Seng, Directeur Exécutif

Asian Forum for Human Rights and Development (FORUM ASIA)

Eric Sottas, Secrétaire Général

Organisation Mondiale Contre la Torture (OMCT)

Simon Taylor, Directeur/Fondateur

Global Witness

Gayathry Venkiteswaran, Directeur Exécutif

Southeast Asian Press Alliance (SEAPA)

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