(Genève, le 19 novembre 2010) - Des documents récemment obtenus révèlent que le chef des services de sécurité libyens a fait obstruction à l'enquête sur la mort en 2006 d'un homme détenu dans des circonstances suspectes, ont déclaré aujourd'hui les organisations de défense des droits humains Alkarama, TRIAL (Track Impunity Always) et Human Rights Watch.
Ces trois organisations ont récemment obtenu le rapport du Procureur sur le décès d'Ismail Al-Khazmi, ingénieur de 30 ans, prouvant que le Général Saleh Ragab, alors secrétaire d'Etat - ministre - à la sécurité publique s'était opposé à l'ouverture d'une enquête sur la responsabilité des agents des services de la sécurité publique dans le décès du détenu. Les trois organisations affirment que le cas d'Al-Khazmi illustre l'impunité des agents des services de la sécurité intérieure.
« Le refus du Général Ragab d'autoriser l'ouverture d'une enquête n'est qu'un exemple de plus de l'ingérence du ministère de l'Intérieur dans les enquêtes judiciaires sur les méfaits commis par certains membres des services de sécurité », a déclaré Sarah Leah Whitson, directrice de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord à Human Rights Watch. « L'impunité dont bénéficient les services de sécurité libyens est sans doute la principale cause du non-respect de l'Etat de droit en Libye. »
Des personnes de l'entourage d'Al-Khazmi, affirmant détenir des informations personnelles et concrètes sur les circonstances de son arrestation, ont confié aux trois organisations que le 17 juin 2006, des membres de l'agence libyenne de la sécurité intérieure, une section du Comité général du peuple pour la sécurité publique ou du ministère de l'Intérieur, ont arrêté Al-Khazmi, ingénieur en pétrochimie, sur son lieu de travail.
Ces personnes affirment que les agents n'ont montré aucun mandat d'arrêt et n'ont donné aucune raison à son arrestation. De plus, en dépit de nombreuses tentatives, la famille n'a pu obtenir aucune information sur le lieu de détention d'Al-Khazmi ou sur son sort durant douze jours consécutifs.
Alkarama, TRIAL et Human Rights Watch ont pu obtenir une copie d'un rapport daté du 26 mars 2009 établi par Mostafa Al-Mabrook Salama, Procureur en chef de la sûreté de l'Etat et adressé au Secrétaire du ministère de la justice Mostafa Abdeljalil.
Selon les déclarations contenues dans ce rapport, le bureau du procureur a convoqué la famille d'Al-Khazmi en avril 2007 pour qu'elle récupère la dépouille de la victime. A cette occasion, la famille a reçu le rapport d'autopsie daté du 15 novembre 2006 attestant que la victime était décédée de mort naturelle: il aurait été victime d'une crise cardiaque. Selon le rapport, le père d'Al-Khazmi a refusé qu'on lui remette la dépouille de son fils et a répété au Procureur que son fils ne souffrait pas de problèmes cardiaques. Le père d'Al-Khazmi a déposé une demande formelle auprès du procureur le 3 mai pour que le médecin légiste procède à une deuxième autopsie du corps.
Les organisations ont aussi obtenu une copie du rapport de la seconde autopsie réalisée par un comité de trois médecins légistes le 11 septembre 2007, rapport soumis au Parquet le 17 septembre. Leurs conclusions sont les suivantes:
« Le décès d'Ismail Ibrahim Abu Bakr Al-Khazmi a été provoqué par les blessures décrites aux points 3 et 8 résultant de coups assenés avec un objet dur et contondant. Ces coups ont provoqué des ecchymoses et des contusions sur tout le corps ainsi qu'une hémorragie sous-cutanée et une déchirure des muscles proches des parties ayant subi des blessures. Cela a provoqué des changements pathologiques dans les reins et un déficit en liquides dans le corps qui ont causé l'arrêt de la respiration et de la circulation sanguine. »
Les procureurs avaient ouvert une enquête sur le cas d'Al-Khazmi. Ils ont demandé l'autorisation nécessaire au général Ragab, Secrétaire à la sécurité publique pour convoquer les trois agents à la sécurité publique pour les interroger. Dans une lettre datant d'avril 2007 adressée au procureur général, le général Ragab a refusé la requête des procureurs qui n'ont par conséquent pas été en mesure de poursuivre l'enquête.
En avril 2009, Abdeljalil, Secrétaire à la Justice a déclaré à Human Rights Watch que pour des questions liées à la procédure, le pouvoir judiciaire n'a pas le pouvoir d'ordonner l'ouverture d'une enquête de l'Agence de la sécurité publique car ses agents bénéficient d'une immunité de toute poursuite judiciaire. Seul le Secrétaire aurait le pouvoir de lever ces privilèges mais il refuse systématiquement de le faire. Human Rights Watch a évoqué lors de son entretien avec le Secrétaire Abdeljalil le cas d'Al-Khazmi ainsi que les cas d'autres prisonniers toujours détenus par les services de sécurité publique à la prison d'Abou Slim, en dépit du fait que des tribunaux ont ordonné leur libération. Le Secrétaire a répondu que « ces prisons sont sous le contrôle direct de le Sécurité publique, et le ministère de la Justice n'a aucune compétence en la matière ».
« Le cas d'Al-Khazmi est la preuve que les agents de sécurité sont toujours au-dessus de la loi en Libye », a commenté Rachid Mesli, directeur juridique d'Alkarama. « Le gouvernement libyen doit mettre un terme à l'impunité des forces de sécurité en permettant au secrétaire à la Justice et aux procureurs de faire leur travail. »
Dans le cadre de ses obligations en vertu du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, la Libye a le devoir de respecter et de garantir le droit à la vie, le droit de ne pas être soumis à la torture ou autres mauvais traitements et le droit à la liberté et la sécurité de la personne. Selon l'article 2(3), il a le devoir de fournir un recours effectif aux victimes et d'ouvrir promptement une enquête sur toutes les violations de ces droits. Le Comité des droits de l'homme des Nations unies, dans son Commentaire général 31, affirme que le fait qu'un État partie n'ordonne pas l'ouverture d'une enquête sur les allégations de violations des droits de l'homme peut constituer une violation distincte du Pacte.
De plus, en vertu des Principes relatifs à la prévention efficace des exécutions extrajudiciaires, arbitraires et sommaires et aux moyens d'enquêter efficacement sur ces exécutions: « Une enquête approfondie et impartiale sera promptement ouverte dans tous les cas où l'on soupçonnera des exécutions extrajudiciaires, arbitraires et sommaires, y compris ceux où des plaintes déposées par la famille ou des informations dignes de foi donneront à penser qu'il s'agit d'un décès non naturel dans les circonstances données. »
Au cours de son Examen périodique universel par le Conseil des droits de l'homme de Genève le 9 novembre 2010, la Libye a accepté la recommandation suivante : « prendre les mesures nécessaires pour garantir que les forces de sécurité soient soumises à un contrôle juridique »."En tant que membre du Conseil des droits de l'homme depuis juin dernier, la Libye a d'autres obligations qui lui incombent en vertu de la résolution 60/251 de l'Assemblée générale des Nations unies. EN particulier, elle se doit « d'observer les normes les plus strictes en matière de promotion et de défense des droits de l'homme et de coopérer pleinement avec le Conseil ».
Le 6 novembre 2008, Alkarama et TRIAL ont soumis conjointement une communication individuelle au Comité des droits de l'homme des Nations unies concernant Al-Khazmi. Son cas est actuellement en cours d'examen. Le 19 novembre 2010, Alkarama et TRIAL ont soumis le rapport du procureur de 2009 et le deuxième rapport d'autopsie aux Rapporteurs spéciaux sur la torture, les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires et sur l'indépendance des juges et des avocats.
« Il s'agit d'un cas rare où nous avons la preuve que non seulement un crime a été commis mais aussi que les autorités refusent de punir les responsables », a conclu Philip Grant, le directeur de TRIAL. « Nous demandons aux Procédures spéciales de l'ONU de s'adresser de toute urgence au gouvernement libyen pour leur demander de respecter leurs obligations et de traduire les coupables en justice. »