(Londres, le 29 juin 2010) - Dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, la France, l'Allemagne, et le Royaume-Uni utilisent des renseignements arrachés sous la torture dans des pays tiers, a déclaré Human Rights Watch dans un rapport publié aujourd'hui.
Le rapport de 76 pages, intitulé « 'Sans poser de questions' : La coopération en matière de renseignement avec des pays qui torturent », analyse la coopération à laquelle les gouvernements allemand, français et britannique se livrent régulièrement avec les services secrets étrangers de pays qui ont l'habitude de recourir à la torture. Ces trois gouvernements se servent d'informations recueillies à l'étranger sous la torture à des fins de renseignement et de maintien de l'ordre. Le droit international interdit pourtant la torture et n'admet aucune exception.
« Berlin, Londres et Paris devraient s'employer à éradiquer la torture plutôt que d'utiliser des renseignements obtenus sous la torture dans des pays tiers », a déclaré Judith Sunderland, chercheuse senior sur l'Europe occidentale à Human Rights Watch. « Accepter des informations provenant de tortionnaires est illégal et il s'agit tout simplement d'une pratique condamnable. »
Les services de renseignement allemands, britanniques et français ne disposent pas d'instructions détaillées relatives à la façon d'évaluer et d'assurer le suivi des informations émanant de pays qui torturent, a expliqué Human Rights Watch. Le contrôle parlementaire dans chacun de ces pays se révèle également insuffisant.
Les services de renseignement de ces trois pays prétendent qu'il est impossible de connaître les sources et les méthodes employées pour acquérir les données partagées. Des responsables britanniques et allemands ont néanmoins fait des déclarations publiques indiquant qu'ils estimaient qu'il était parfois acceptable d'utiliser des renseignements provenant de pays tiers, même s'ils avaient été obtenus sous la torture. Pareilles déclarations envoient un message erroné aux gouvernements qui emploient des méthodes brutales, a déploré Human Rights Watch.
Des informations portant la marque de la torture ont également été utilisées dans des procédures pénales et autres en Allemagne et en France, a indiqué Human Rights Watch, en dépit des règles nationales et internationales interdisant l'utilisation d'éléments de preuve obtenus sous la torture dans toute procédure.
Le rapport cite le cas de Djamel Beghal, dont les déclarations arrachées aux Émirats Arabes Unis en infligeant des mauvais traitements ont été retenues contre lui dans un tribunal français où il comparaissait accusé d'avoir planifié une attaque terroriste. Il mentionne également l'exemple d'un homme connu sous le nom d'Abou Attiya, dont les prétendus aveux obtenus en Jordanie au moyen de mauvais traitements ont été utilisés contre des personnes soupçonnées de terrorisme et jugées en France. Pour leur part, les tribunaux allemands ont admis comme éléments de preuve les résumés d'interrogatoires de trois personnes suspectées par les États-Unis d'être des terroristes de premier plan et détenues au secret par les Américains, ainsi que des éléments de preuve recueillis via des déclarations faites par Aleem Nasir, un ressortissant allemand d'origine pakistanaise soupçonné de liens avec le terrorisme, alors qu'il était aux mains des tristement célèbres services de renseignement pakistanais.
Human Rights Watch a déclaré que dans la pratique, des données obtenues sous la torture à l'étranger risquaient d'aboutir dans les tribunaux car c'est aux accusés qu'il incombe de prouver qu'elles ont été obtenues sous la torture, ce qui s'avère être une tâche presque impossible à accomplir.
« Les règles destinées à exclure la torture des tribunaux ne fonctionnent pas », a signalé Judith Sunderland. « C'est aux procureurs que devrait incomber la charge de démontrer que les preuves émanant de pays qui torturent n'ont pas été obtenues en recourant à des sévices. »
L'utilisation de renseignements obtenus sous la torture dans la lutte contre le terrorisme que mènent l'Allemagne, la France et le Royaume-Uni porte atteinte à la crédibilité de l'Union européenne, a fait remarquer Human Rights Watch. Les pratiques exercées par ces États leaders au sein de l'UE sont en contradiction avec les orientations de l'UE en matière de lutte contre la torture, lesquelles placent l'éradication de la torture et des mauvais traitements parmi les priorités de l'Union dans ses relations avec les pays tiers. À long terme, les sévices infligés au nom de la lutte contre le terrorisme alimentent les griefs qui poussent à la radicalisation et au recrutement pour le terrorisme, a souligné Human Rights Watch.
L'interdiction totale de la torture aux termes du droit international impose des obligations claires aux États : ils ne doivent jamais torturer ni être complices d'actes de torture, et ils doivent œuvrer en faveur de la prévention et de l'éradication de la torture à travers le monde. Les États sont tenus de refuser la torture sur leur propre sol et ne peuvent jamais encourager ni tolérer la torture où que ce soit dans le monde. La coopération transfrontalière dans le domaine du renseignement est cruciale dans la lutte contre le terrorisme international mais au regard du droit international, elle ne peut pas opérer en transgressant ces obligations.
L'Allemagne, la France et le Royaume-Uni peuvent s'engager dans une coopération nécessaire en matière de renseignement sans compromettre l'interdiction absolue de la torture, a expliqué Human Rights Watch. Pour ce faire, ils doivent demander des explications dignes de ce nom aux pays qui envoient des informations afin de déterminer s'il y a eu recours à la torture pour les obtenir et afin de connaître les mesures que les autorités ont prises pour réclamer des comptes aux responsables de tout acte répréhensible mis en lumière.
La coopération devrait être suspendue dans les cas où il existe des raisons de croire que la torture ou des mauvais traitements ont été infligés pour arracher les données partagées. Il est également nécessaire de mettre en place un contrôle parlementaire plus strict de la coopération en matière de renseignement, ainsi que des règles plus fermes pour empêcher que les informations obtenues sous la torture ne soient introduites dans les procédures judiciaires.
« L'Europe a été obligée d'assumer sa complicité dans les exactions américaines commises dans la lutte contre le terrorisme », a ajouté Judith Sunderland. « L'heure est venue pour l'Allemagne, la France et le Royaume-Uni de reconnaître leur responsabilité dans les sévices infligés par des tiers et de veiller à ce que la coopération dans le domaine du renseignement ne perpétue pas ces pratiques répréhensibles. »
Human Rights Watch a appelé les gouvernements allemand, français et britannique à :
- Rejeter publiquement l'utilisation de renseignements qui émanent de pays tiers et ont été obtenus sous la torture ou au moyen de traitements cruels, inhumains ou dégradants ;
- Réaffirmer l'interdiction absolue frappant l'utilisation d'éléments de preuve recueillis au moyen de la torture dans tout type de procédure ;
- Clarifier les règles de procédure relatives à l'exclusion des éléments de preuve obtenus sous la torture dans des procédures pénales et civiles afin de préciser clairement que lorsqu'il est allégué qu'une déclaration a été faite sous la torture, c'est à l'État qu'incombe la charge de démontrer que ladite déclaration n'a pas été faite sous la torture ;
- Veiller à ce que les services de renseignement nationaux disposent de directives claires concernant les contacts qu'il convient d'entretenir avec des services homologues connus pour leur pratique de la torture, et faire en sorte que les accords de coopération conclus avec des pays tiers dans le domaine du renseignement comprennent des dispositions claires relatives aux droits humains, y compris le devoir de suspendre la coopération dans tout cas particulier où des accusations crédibles de torture se font jour ;
- Renforcer le contrôle exercé par le parlement sur les services de renseignement nationaux ; et
- Veiller à ce que toute forme de complicité de torture constitue une infraction pénale au regard du droit national, et à ce que les agents de l'État complices d'actes de torture dans quelque endroit du monde soient poursuivis, y compris ceux qui reçoivent systématiquement des informations de pays et d'agences connus pour leur pratique de la torture.