Pourquoi le Sénégal tarde-t-il à juger l'ancien dictateur tchadien Hissène Habré, exilé à Dakar depuis sa chute en 1990 et accusé de crimes contre l'humanité, crimes de guerre et actes de torture ? En 2006, le Comité contre la torture des Nations unies a condamné le Sénégal pour violation de la Convention contre la torture et lui a demandé soit de juger Habré, soit de l'extrader. Depuis, aucune instruction judiciaire n'a été ouverte. Quand Habré est renversé par Idriss Déby en 1990, il prend ses dispositions pour s'assurer une protection sur sa terre d'exil:il emporte la caisse du Trésor public. En peu de temps, Hissène Habré s'est attaché de puissants soutiens au Sénégal, notamment auprès du khalife de la confrérie tidjane, très influente dans la politique sénégalaise.
L' affaire avait pourtant bien commencé. En janvier 2000, les victimes tchadiennes déposent plainte contre leur bourreau à Dakar; le mois suivant, Habré est inculpé par un juge sénégalais. Peu après, Abdoulaye Wade est élu Président du Sénégal, et l'avocat de Habré, Madické Niang, qui était en même temps conseiller juridique du Président Wade, introduit une requête en annulation, soutenu par le Parquet. Le Président Wade a annoncé que Habré ne serait pas jugé au Sénégal et les juridictions sénégalaises se sont déclarées incompétentes, foulant au pied la Convention contre la torture. Un revers qui ne décourage pas les victimes. En 2001, Wade déclare « si un pays, capable d'organiser un procès équitable - on parle de la Belgique - le veut, je n'y verrais aucun obstacle ». En 2005, le Sénégal refuse l'extradition et demande à l'Union africaine de se prononcer sur « la juridiction compétente ». Laquelle Union africaine demande au Sénégal de juger Habré « au nom de l'Afrique ». Wade accepte mais trois ans plus tard, le dossier est au point mort.
Entre-temps, les anciens avocats du despote déchu se retrouvent au plus haut niveau de l'Etat sénégalais: Madické Niang est nommé Ministre de la Justice et Souleymane Ndéné Ndiaye devient Premier Ministre. La seule avancée dans ce dossier aura été l'adoption de lois qui donnent compétence aux tribunaux sénégalais pour juger des crimes de droit humanitaire commis par un étranger à l'étranger. Mais M. Niang a déclaré que l'affaire Habré ne sera pas instruite tant que l'intégralité des fonds pour le procès ne sera pas disponible, soit 27,4 M d'euros selon le Sénégal. Pourtant, l'Union européenne, la France, la Suisse, les Pays-Bas, la Belgique et le Tchad se disent prêts à contribuer au financement, dès lors qu' un budget crédible est établi. Habré a valeur de test: si nos dirigeants veulent s'affranchir de la tutelle des tribunaux internationaux et des demandes d'extradition de pays occidentaux, ils doivent laisser la justice africaine faire son travail.
Jacqueline Moudeïna est Présidente de l'Association tchadienne pour la promotion et la défense des droits de l'Homme (ATPDH) et avocate des victimes de Hissène Habré.