La longue bataille judiciaire qui a poussé le Sénégal à juger l'ex-dictateur tchadien doit permettre de créer un précédent historique pour l'Afrique.
Une brèche surprenante dans le mur de l'impunité en Afrique s'est ouverte le mois dernier au sommet de l'Union africaine en Gambie. Une assemblée composée de chefs d'Etat africains dont plusieurs despotes notoires tels que le Zimbabwéen Robert Mugabe ou le Libyen Mouammar Khadafi, a été contrainte de s'engager formellement pour «un refus absolu de l'impunité». Elle a ainsi exhorté le Sénégal à poursuivre, «au nom de l'Afrique», l'ex-dictateur du Tchad Hissène Habré.
Trois mois auparavant, un autre habitué des sommets africains, le Libérien Charles Taylor, était livré, grâce à la coopération entre la présidente du Liberia, Ellen Johnson-Sirleaf, et le président nigérian Olusegun Obasanjo, au Tribunal spécial pour la Sierra Leone afin d'y être jugé pour crimes de guerre.
Ces avancées récentes montrent comment, peu à peu, nous nous éloignons du temps où les dictateurs pouvaient impunément terroriser leurs populations, assurés qu'ils étaient de n'avoir jamais à rendre de comptes envers leur peuple et encore moins envers leurs homologues africains.
Hissène Habré a été porté au pouvoir par les Etats-Unis en 1982, comme rempart contre les desseins expansionnistes de Khadafi. Il a également été soutenu par la France, qui lui procura armes, soutien logistique et renseignements, et lança les opérations militaires Manta (1983) et Epervier (1986).
Son régime fut marqué du sceau de l'horreur. Les milliers de documents découverts par Human Rights Watch, éparpillés à même le sol de l'ancien quartier général de la police politique tant redoutée d'Habré, montrent quelle chasse il faisait aux opposants présumés au régime. Ils mentionnent les noms de plus de 12 321 prisonniers victimes d'abus en détention, et confirment ce que les victimes ont raconté : la plupart de ceux qui entraient dans les cachots d'Habré n'en sortaient pas vivants.
Evincé par un de ses anciens chefs militaires et actuel président du Tchad, Idriss Déby Itno, Habré emporta en 1990 le fruit de ses pillages et fuit au Sénégal, s'installant dans une jolie villa en bord de mer, hors d'atteinte de la justice.
Il y a six ans, pourtant, son passé l'a rattrapé. Un groupe de survivants des geôles tchadiennes, s'inspirant de l'arrestation de l'ancien dictateur chilien Augusto Pinochet en Grande-Bretagne, s'envola vers le Sénégal pour déposer plainte contre lui.
Mais le Sénégal n'était pas prêt. Bien qu'ayant inculpé Habré de torture et de crimes contre l'humanité, le nouveau président élu, Abdoulaye Wade, exclut finalement un procès au Sénégal, la Cour de Cassation sénégalaise refusant de juger des crimes commis par un étranger à l'étranger.
L'affaire aurait pu en rester là si les victimes n'avaient pas alors décidé de saisir la justice belge. Celle-ci accepta d'examiner leurs plaintes à la lumière de l'ambitieuse (et abrogée depuis) loi de «compétence universelle» en vigueur dans le pays. Cette loi permettait à la Belgique de juger les auteurs de crimes internationaux quel que soit le pays où ils avaient été commis et la nationalité de leurs auteurs. Le Tchad, qui ne voulait pas du retour d'Habré et ne pouvait lui offrir un procès équitable, invita le juge d'instruction et la police belges à venir y enquêter.
A partir de septembre 2005, après quatre années d'attente, les événements se sont brusquement enchaînés. Le juge belge a inculpé Habré et la Belgique réclamé son extradition. Le Sénégal, repoussant cette nouvelle demande, saisit l'Union africaine afin qu'elle détermine la «juridiction compétente» pour juger Habré.
Heureusement, la tentative du Sénégal d'échapper à ses obligations légales n'a pas convaincu l'ONU. En mai, le Comité des Nations unies contre la torture a condamné le Sénégal pour avoir failli à son obligation de traduire Hissène Habré en justice et l'a invité à garantir le procès ou l'extradition de l'ancien dictateur.
Quatre jours après, un comité d'experts juridiques était convoqué par l'Union africaine pour trouver une «solution africaine» au dilemme posé par le cas Habré. Ses recommandations furent suivies par les chefs d'Etat de l'Union africaine et solennellement acceptées par le président Wade au Sommet de Banjul. Le Sénégal doit maintenant faire face à ses engagements et juger Hissène Habré.
Il reste pourtant de sérieux obstacles à surmonter pour la tenue d'un procès d'Habré au Sénégal. Ses partisans, confortablement rétribués, y constituent un lobby puissant. Le Sénégal doit par ailleurs modifier sa législation pour donner à ses tribunaux compétence sur les crimes reprochés à Habré. En outre, l'instruction et le jugement de crimes de masse présumés commis dans un autre pays il y a plus de quinze ans seront laborieux et coûteux. Un travail considérable a heureusement déjà été fourni par la police belge, et le gouvernement tchadien a indiqué qu'il coopérerait pleinement à l'instruction, comme il l'avait fait pour l'enquête belge. La communauté internationale devrait donc apporter son total soutien au Sénégal dans cette avancée.
Si Habré est jugé au Sénégal, comme le président Wade l'a promis, et comme l'Union africaine le demande, ce sera la première fois que les tribunaux ordinaires d'un Etat africain poursuivront l'ancien chef d'un autre Etat pour des crimes commis contre son propre peuple. Le Sénégal a aujourd'hui l'occasion de créer ce précédent historique et de montrer qu'un tribunal africain peut rendre justice à des victimes africaines pour des crimes commis en terre africaine.
Reed Brody est conseiller spécial de Human Rights Watch.