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Côte d'Ivoire : le gouvernement recrute des enfants soldats au Libéria

Le Conseil de sécurité des Nations unies doit agir de toute urgence sur l’enquête et les sanctions

(New York, le 28 octobre 2005) — En préparation de la reprise des affrontements avec les forces rebelles, le gouvernement ivoirien recrute des enfants libériens ainsi que des centaines d’anciens combattants de la guerre civile du Libéria, a déclaré aujourd'hui Human Rights Watch.

Depuis septembre, des officiers de l’armée ivoirienne et d’anciens commandants libériens recrutent d’anciens combattants dans les villes et les villages du Libéria limitrophes de la Côte d'Ivoire.

« Le gouvernement ivoirien renforce son effectif d’hommes armés en recrutant des enfants qui ont combattu lors de la violente guerre civile du Libéria, » a déclaré Peter Takirambudde, directeur exécutif de la division Afrique à Human Rights Watch. « La communauté internationale doit faire tout son possible pour garantir la démobilisation de ces enfants et la traduction en justice de ceux qui les ont recrutés. »

En octobre, Human Rights Watch a interrogé 19 anciens combattants libériens, dont trois enfants âgés de 13 à 17 ans. Tous avaient été approchés par des recruteurs libériens et ivoiriens pour rejoindre une « mission » de combat au côté du gouvernement ivoirien. Plusieurs personnes interrogées, dont les enfants, ont affirmé qu’elles avaient elles-mêmes été impliquées dans le recrutement de combattants supplémentaires. Après la fin de guerre civile libérienne en 2003, 101 000 combattants environ – dont 11 000 enfants – ont été désarmés et démobilisés dans le cadre d’un programme financé par les Nations unies.

Les enfants étaient de ceux qui ont décrit à Human Rights Watch comment ils avaient assisté à des réunions au Libéria, en septembre et octobre, au cours desquelles d’anciens commandants libériens leur avaient offert entre 300 et 400 USD pour qu’ils se rendent en Côte d'Ivoire combattre pour le compte du gouvernement ivoirien. Beaucoup ont décrit avoir reçu de l’argent, du riz et des vêtements afin d’inciter leurs amis à faire de même.

La plupart des personnes interrogées sont passées en Côte d'Ivoire en septembre mais sont revenues au Libéria pour voter lors des élections générales du 11 octobre. Ces personnes sont également rentrées afin d’identifier des recrues supplémentaires pour lesquelles des rétributions supplémentaires leur avaient été promises. Selon leurs récits, les Libériens sont recrutés dans le comté de Nimba et dans les comtés de Grand Gedeh et River Gee, au Sud-Est du pays, des comtés qui sont limitrophes des zones de Côte d'Ivoire contrôlées par le gouvernement.

Les personnes interrogées ont affirmé qu’après être passées en Côte d'Ivoire, elles avaient été emmenées vers l’une des trois bases de la milice, dans l’Ouest du pays : Toulepleu, Blolequin et Guiglo. Ces gens ont affirmé que chacune de ces bases hébergeait plusieurs centaines de Libériens, la plupart ayant comme eux combattu avec le groupe rebelle libérien du Mouvement pour la démocratie au Libéria (MODEL), pendant la guerre civile du Libéria. La majorité des personnes interrogées a affirmé avoir reçu de la nourriture, des uniformes et dans certains cas, des armes du personnel militaire ivoirien présent dans ces bases. Beaucoup ont décrit avoir vu des douzaines d’enfants libériens dans les bases de la milice en Côte d'Ivoire.

Plusieurs personnes interrogées ont identifié deux officiers militaires ivoiriens, un colonel et un sergent, comme étant apparemment en charge de la coordination du recrutement, pour le compte du gouvernement ivoirien. Un ancien combattant a fourni un récit détaillé d’une réunion de commandants libériens à Guiglo, durant la première semaine de septembre, au cours de laquelle ils ont été informés de l’entreprise militaire en cours de préparation.

Au cours de l’année écoulée, Human Rights Watch a recueilli des informations sur deux autres périodes de recrutement intense de Libériens pour combattre au côté du gouvernement ivoirien : en octobre dernier, juste avant une offensive du gouvernement contre le groupe rebelle des Forces nouvelles et de nouveau en mars, avant que les parties concernées ne se rencontrent pour des négociations de paix en Afrique du Sud.

Pratiquement toutes les personnes interrogées s’étaient inscrites en 2004 à des programmes d’éducation ou de formation gérés par le Programme libérien de désarmement, démobilisation, réhabilitation et réintégration. Cependant, il manque actuellement 10 millions USD à ce programme géré par les Nations unies et le Libéria pour couvrir les frais occasionnés par la réintégration d’environ 43 000 anciens combattants.

Plusieurs programmes d’éducation et de formation professionnelle pour anciens enfants soldats ont ouvert dans des villes proches de la frontière mais les enfants ont affirmé que sous la pression créée par la situation économique de leur famille, ils avaient été contraints de quitter de tels programmes. Les commandants semblent avoir utilisé cet état de fait comme un moyen pour inciter les anciens enfants soldats à combattre en Côte d'Ivoire.

Human Rights Watch formule les recommandations suivantes :

  • Les missions de maintien de la paix des Nations unies au Libéria et en Côte d'Ivoire devraient renforcer leur action de suivi du recrutement et de l’utilisation des enfants, tant par le gouvernement ivoirien que par les rebelles des Forces nouvelles et rendre leurs conclusions publiques. Toute information sur le recrutement et l’utilisation d’enfants soldats devrait être soumise aux mécanismes de suivi et d’enregistrement établis dans le cadre de la résolution 1612 (2005) du Conseil de sécurité des Nations unies.
  • Les gouvernements libérien et ivoirien et les rebelles des Forces nouvelles devraient mener des enquêtes approfondies et traduire en justice les personnes impliquées dans le recrutement et l’utilisation d’enfants soldats.
  • Le procureur de la Cour pénale internationale, qui a annoncé le 20 janvier qu’il allait envoyer une équipe en Côte d'Ivoire afin de préparer le terrain pour une éventuelle enquête pour crimes de guerre, devrait inclure le recrutement et l’utilisation d’enfants soldats dans le champ d’investigation de la CPI. Selon le cadre juridique de la CPI, le recrutement et l’utilisation d’enfants de moins de 15 ans constituent un crime de guerre.
  • Le Comité des sanctions des Nations unies pour la Côte d'Ivoire devrait immédiatement faire appliquer les sanctions sur le déplacement et l’activité économique des individus identifiés comme responsables du recrutement et de l’utilisation d’enfants soldats, conformément à la résolution 1572 du Conseil de sécurité.

Témoignages de Libériens interviewés en octobre 2005 par Human Rights Watch :

Un garçon âgé de 14 ans qui a été recruté en septembre, et qui a depuis recruté trois amis qui ont environ le même âge, a témoigné:

A la mi-septembre je parlais avec un ami quand mon ancien commandant du MODEL [Mouvement pour la Démocratie au Libéria] nous a fait signe de l'approcher. Il nous a demandé ce que nous faisions et nous a parlé de ce qui se passait en Côte d'Ivoire. Nous lui avons dit que nous voulions aller à l'école mais que nous n'avions pas l'argent pour y aller. Il a expliqué qu'il rassemblait des gens pour éxécuter une petite mission. Il a dit qu'il s'agissait d'une mission rapide et que si nous y allions, nous pourrions récupérer assez d'argent pour payer nos frais d'école. Il a dit qu'il allait s'y rendre dans quelques semaines, après les élections du 11 octobre, et que chaque fois que nous voyions nos amis nous devrions tâcher de les motiver afin qu'ils nous y accompagnent. Il m'a donné 1 000 dollars libériens [US$19] afin que nous puissions acheter de la nourriture et de nouveaux vêtements, et a promis de nous donner un petit cadeau si nous ramenions plus de garçons avec nous. Jusqu'à présent j'ai trouvé trois amis qui sont prêts à partir; deux d'entre eux ont 15 ans et le troisième a 16 ans. Je leur ai acheté de nouveaux vêtements avec l'argent que mon CO [« commanding officer », soit commandant] m'a donné. Je n'ai pas d'argent au Libéria et si je reste ici, je serais probablement obligé de voler et de faire d'autres mauvaises choses, et si je fais cela et si on m'attrape, je serai battu. Je vis avec mon frère et il m'a dit qu'il ne veut pas que je parte, mais il ne peut pas me dire ce que je dois faire. Non. Il vaut mieux que j'aille en Côte d'Ivoire et quand je serai de retour, je pourrai aller à l'école. Je sais que ça me mènera quelque part.

Un commandant de rang moyen , âgé de 22 ans et basé à Blolequin depuis environ mars 2005, est revenu de Côte d’Ivoire en début octobre afin de recruter d'autres combattants. Il a expliqué:

Je suis revenu de la base il y a quelques jours avec sept autres combattants, et nous y retournons dans un ou deux jours. La plupart de mes amis y vont—en fait je suis venu pour les encourager à y aller. Je leur dis que de l'autre côté nous mangeons trois fois par jour alors qu'ici ils ne font rien. Je leur dis aussi qu'une fois que l'action commence, ils peuvent garder tout ce qu'il saisissent. Ça marche assez bien pour l'instant. J'ai encouragé environ dix de mes amis à y aller, dont quelques garçons âgés d'environ 14, 15 ans. J'ai même convaincu une fille d'environ 17 ans d'y aller afin qu'elle nous aide à faire la cuisine. Avant on se battait tous avec MODEL. Il y a plusieurs semaines un officier ivoirien est arrivé à Blolequin. Il réuni quelques commandants, nous a conduit dans trois voitures à la base de Guiglo et nous a parlé de la mission. Il a dit, « La mission ne vas pas tarder. Dès qu'on vous appelle, vous devez être prêts à nous aider. » Il a dit qu'une fois que les choses commenceraient, il paierait même un salaire à certains d'entre nous. Il y a beaucoup de Libériens ici — peut-être jusqu'à 200. Les Ivoiriens m'ont donné un AK-47 [fusil d'assaut]. On attend juste la fin du cessez-le-feu ivoirien.

Une combatantte de 19 ans qui a traversé la frontière pour se rendre en Côte d'Ivoire durant la première semaine de septembre a décrit comment elle a été recrutée:

Durant les tout premiers jours de septembre mon ancien commandant au MODEL est venu me visiter à la maison. Il a dit, « Je rassemble des gens pour se rendre en Côte d'Ivoire. Nous y préparons une mission. » Il a dit qu'il me paierait US$350. Quant à moi, je n'ai personne ici. Je vis avec des amis et je ne sais pas où est ma famille. Mon petit ami est mort pendant l'attaque du MODEL contre Buchanan en 2003. Plus rien ne me retient ici. Donc j'y suis allé. Nous sommes partis le lendemain soir avec un grand groupe d'entre nous—environ 50 personnes dont quelques garçons et d'autres filles. Mon CO nous a donné de l'argent pour le transport jusqu'à la frontière. Après être arrivés nous nous sommes divisés en trois groupes, et puis nous avons traversé durant la nuit sur un sentier de la brousse. Une fois que nous étions de l'autre côté, nous nous sommes à nouveau réunis, et nous nous sommes dirigés vers la base de Guiglo. Dans la caserne on a reçu un petit entraînement sur la façon de se cacher et d'éviter les rebelles. Ils ont dit que notre mission était d'attaquer X. Tout ce que je sais, c'est ce que mon CO me dit. Nous sommes environ 200 Libériens là-bas, dont environ 25 filles. Nous avons été nombreux à quitter la caserne de Guiglo pour revenir au Libéria afin d'y voter. J'ai fait la queue toute la journée pour déposer mon bulletin de vote. Mon CO a dit que je retournerais demain, donc j'attends juste ses instructions.

Ce Libérien âgé de 18 ans a décrit pourquoi il a repoussé les efforts visant à le recruter:

En septembre je me promenais dans la rue en ville, quand un homme nommé J m'a fait signe de venir lui parler. Il a dit, « Hé, tu cherches un moyen de gagner de l'argent? Il y a une mission en Côte d'Ivoire, et il y a de l'argent là-bas. » Il m'a dit qu'il attendait juste la fin des élections et qu'après le vote, il allait s'y rendre. En fait, depuis ce jour trois autres personnes, dont quelques unes qui parlent français, sont venues pour m'encourager à y aller. J'ai écouté mon cœur: une partie disait que je devrais y aller, mais l'autre partie disait non. J'ai pensé à mon éducation—après avoir désarmé je me suis inscrit à un programme de formation de mécanicien automobile. J'ai commencé le programme mais ensuite il a été suspendu car ils ont dit qu'il n'y avait pas de matériel d'apprentissage. Mais j'attendrai. Entretemps j'ai la chance d'avoir un chien qui m'aide à chasser la viande de la brousse [le cerf] et donc j'arrive à survivre. J'ai dit non. Je n'irai pas.

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