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Tunisie : Lettre aux Ministres tunisiens de l'Intérieur et de la Justice

Préoccupations relatives aux agressions physiques contre des citoyens tunisiens basées sur des motifs religieux

Le 11 juillet 2012

Son Excellence Ali Laârayedh
Ministre de l’Intérieur
Ministère de l’Intérieur

Son Excellence Noureddine Bhiri
Ministre de la Justice
Ministère de la Justice

Monsieur le Ministre de l’Intérieur, monsieur le Ministre de la Justice,

Je voudrais tout d’abord remercier monsieur Laârayedh d’avoir eu la gentillesse de recevoir une délégation de Human Rights Watch dans son bureau, le 7 juillet, et d’avoir abordé divers sujets d’intérêt commun. Lors de cette rencontre, nous avons exprimé notre préoccupation face aux comptes-rendus d’agressions physiques contre des citoyens par des individus ou des groupes qui semblent avoir des motivations religieuses, et face au fait que l’État a visiblement échoué à réagir fermement à ces attaques. Nous avons prévenu le ministre que Human Rights Watch lui adresserait bientôt une lettre, ainsi qu’au ministre de la Justice, pour solliciter une réponse de leur part au sujet de l’application de la loi et des mesures judiciaires qui sont prises pour agir contre ce phénomène. Nous avons l’intention de publier cette lettre, en même temps que toute information pertinente que nous pourrions recevoir de votre part, au plus tard le 2 août 2012.

D’après des récits de victimes et de témoins oculaires, les auteurs des agressions semblent être des groupes d’hommes agissant en tant que gardiens autoproclamés de la morale islamique. Étant donné que les victimes de beaucoup de ces agressions ont déposé plainte officiellement auprès de la police locale, comme exposé ci-dessous, nous serions reconnaissants d’être informés de toute mesure prise par les autorités suite à ces plaintes.

Le premier cas est l’agression, le 25 mai 2012 au Kef, de Rajab Magri, professeur d’art dramatique et militant de la société civile, qui est aussi secrétaire général de l’association Arts pour le cinéma et le théâtre (ACT). Lorsque Human Rights Watch lui a rendu visite, dans une clinique privée de Tunis, il avait perdu cinq dents et avait des ecchymoses sur les bras suite à son passage à tabac. Magri a décrit ses assaillants comme « salafistes », un terme utilisé par beaucoup de victimes de ces attaques, sur la base de leur apparence et de leurs réflexions.

Rajab Magri a déclaré à Human Rights Watch:

Durant les derniers mois, mon association a organisé divers événements culturels qui ont attiré beaucoup de spectateurs. Le 25 mai 2012, il y avait une grève générale dans la ville du Kef pour protester contre la marginalisation persistante de la région. J’ai participé à la grande manifestation toute la matinée; puis je suis allé au lycée pour faire passer des examens à mes élèves. À 16 heures, je suis passé par le centre-ville pour rentrer chez moi. Les rues étaient presque vides après la dispersion de la manifestation par la police.

J’ai vu beaucoup de policiers en face du poste de police, y compris la police anti-émeute et la garde nationale. Près d’eux il y avait un groupe d’hommes portant de longues barbes, en pantalons de treillis ou en jean. Je suis passé devant eux et j’ai tourné le coin de la rue. Après environ 200 m, j’ai soudain senti un énorme coup au visage. Je suis tombé sur les genoux et je saignais. J’ai vu cinq hommes. J’en connaissais un [Saif Chagroun] comme un des salafistes qui avaient agressé des amis et mon neveu quelques semaines auparavant. Ils ont commencé à me donner des coups de pied et de poing sur tout le corps, ils m’ont attrapé par les cheveux et ont commencé à me frapper la tête sur le sol. J’étais presque inconscient. Ils m’insultaient, me traitaient de kafir [« infidèle »] et me criaient qu’ils allaient me tuer. Deux hommes sont arrivés et ont essayé de les calmer, mais ils continuaient à me donner des coups de pied.

Finalement d’autres gens sont arrivés et ont réussi à les contenir. Ils m’ont emmené chez l’un d’entre eux. Ceux qui m’avaient agressé nous ont suivis, jurant toujours de me tuer. Je suis resté dans cette maison environ une demi-heure. Les hommes traînaient toujours dehors en hurlant « Allah akbar ». J’ai appelé la police, mais personne n’est venu pendant ce laps de temps, alors que le poste de police n’était qu’à 500 mètres de là. Puis d’autres amis sont arrivés et m’ont emmené aux urgences. J’étais dans un état critique. Les policiers sont venus [à l’hôpital] plusieurs heures après.

Ma femme est allée au poste de police le lendemain pour leur donner le certificat médical et pour déposer plainte contre Saif Chagroun et son groupe auprès de la police judiciaire du Kef. Ma plainte est enregistrée dans un rapport de police, n° 8053, à la date du 26 mai 2012. Un des agents a dit à ma femme que la personne qui m’avait agressé avait dix plaintes en cours contre lui, mais qu’ils ne pouvaient pas l’arrêter parce que son émir avait menacé de mettre la ville à feu et à sang s’ils le faisaient.

Il a également déclaré à Human Rights Watch que ce n’était pas la première fois que des « salafistes » l’attaquaient :

Je suis devenu la cible des salafistes en septembre 2011. Ils s’étaient rassemblés en grand nombre au Kef et ont décidé d’occuper la basilique Saint-Pierre [une église de l’époque byzantine], voulant la transformer en mosquée. Nous avions l’habitude d’organiser des événements culturels dans la basilique. Nous nous sommes opposés à leur occupation de la basilique et avons mobilisé beaucoup de gens pour protester. J’étais à la tête de l’opposition aux salafistes. Depuis, ils ont commencé à me cibler, d’abord par des insultes sur Facebook et des menaces proférées via d’autres personnes.

Le 14 octobre 2011, un groupe est venu à mon lycée et m’a attaqué. Ils m’ont frappé le visage et le corps à coups de poing et m’ont cassé une côte. Je suis allé à la police le 15 octobre et j’ai déposé une plainte, enregistrée sous le n°773. La police judiciaire m’a informé que la plainte avait été transférée le 23 février devant la cour de première instance du Kef. Pourtant, ceux qui m’ont agressé sont toujours en liberté. Les mêmes personnes ont attaqué plusieurs membres d’ACT, notamment mon neveu.

Le neveu, Selim Magri, a expliqué que le 7 mai 2012, il avait appris d’un autre oncle qu’un groupe d’hommes avait surgi dans son café du Kef, La Cabane, et avait commencé à casser les tables et les chaises, semant la confusion.

Mon oncle m’a dit qu’il était au poste de police et je l’y ai rejoint. J’étais au rond-point juste en face du poste lorsque deux hommes que je connais comme salafistes, dont Saif Chagroun, se sont approchés de ma voiture. Quand ils m’ont vu, l’un d’eux a commencé à crier et a pris une grosse pierre, a brisé la vitre et s’apprêtait à me frapper à la tête avec. J’ai réussi à l’esquiver et à sortir de la voiture. Chagroun s’est enfui mais j’ai attrapé l’autre et je l’ai tiré vers le poste de police, à quelques mètres de là. Les policiers ont commencé à nous interroger, mais une heure après un grand groupe de salafistes s’est rassemblé en face du poste, menaçant de tout incendier si on ne relâchait pas leur camarade, et finalement la police l’a laissé partir. Le même jour, j’ai déposé plainte auprès de la police judiciaire, qui a pris mes déclarations. Je suis revenu le lendemain pour leur donner le certificat médical. À ce jour, le procureur n’a ordonné aucune enquête judiciaire.   

En avril 2012, Jaouhar Ben Mbarek, un militant et organisateur de Doustourna, un réseau social créé après la révolution, a été agressé en même temps que d’autres membres de Doustourna à Souk El Ahad, dans le gouvernorat de Kebili, à 600 km au sud de Tunis. Il a déclaré à Human Rights Watch lors d’un entretien, le 2 juin 2012:

Le samedi 21 avril, nous avions une réunion politique au bureau régional de l’Union tunisienne des diplômés chômeurs [UDC] à Souk El Ahad. Nous avions programmé un grand tour du Sud tunisien, avec des réunions prévues à Douz, Souk El Ahad, et ainsi de suite. Des pages pro-salafistes sur Facebook ont commencé une campagne de diffamation, appelant leurs partisans à bloquer nos réunions par tous les moyens. Nous avons commencé notre rencontre normalement, et nous étions en train de parler de plusieurs sujets en rapport avec la séance de l’Assemblée nationale constituante, lorsque nous avons entendu vociférer à l’extérieur du bureau. Puis la clameur a augmenté, avec des gens qui criaient « Allah akbar ».

Tout à coup, 40 à 50 hommes aux longues barbes ont jailli dans la pièce. La plupart étaient jeunes, entre 17 et 20 ans. Ils avaient l’accoutrement typique des salafistes, certains en longues tuniques, d’autres en pantalons de treillis. Ils tenaient des barres de fer et des bâtons; certains avaient des couteaux. Ils ont commencé à frapper les gens dans la pièce au hasard, à leur jeter des chaises et à leur donner des coups de pied. Quand ils m’ont vu, ils ont lâché tous les autres et m’ont foncé dessus. Ils m’ont encerclé et ont commencé à me donner des coups de pied. Deux d’entre eux m’ont forcé à me mettre à genoux, quelqu’un m’a attrapé par les cheveux et à crié : « où est le couteau ? », comme s’il voulait m’égorger, mais d’autres membres de Doustourna et de l’UDC ont réussi à m’arracher de leurs mains et à m’escorter jusqu’aux voitures garées devant le bureau. Quelqu’un avait brisé les vitres de plusieurs voitures.

J’ai déposé plainte auprès de la cour de première instance de Souk El Ahad le 2 mai 2012. Àce jour, je n’ai pas eu de nouvelles des autorités judiciaires ou du procureur concernant l’ouverture d’une enquête.

Zeineb Rezgui, journaliste pour un magazine économique, a également décrit à Human Rights Watch comment elle s’est fait agresser le 30 mai à Intilaka, un quartier populaire de Tunis.

Je suis allée à Intilaka pour chercher un appartement à louer. J’ai pris le métro et je suis sortie à la station de Intilaka. Il était 17h30 à peu près. Je portais une robe d’été sans manches. Juste à la sortie de la station, la rue était pleine de vendeurs ambulants. J’étais en train de marcher quand j’ai entendu un homme qui criait et râlait. Je me suis retournée et je me suis rendu compte qu’un des vendeurs de rue m’insultait et me traitait de prostituée. Il avait une grande barbe et une longue tunique. J’ai essayé de lui parler, mais tout à coup il a bondi et m’a frappé au cou. Je suis tombée par terre, il a commencé à me donner des coups de pied. Il a été rejoint par cinq autres hommes à peu près, qui avaient aussi de longues barbes, et pour certains de longues tuniques. Ils me frappaient sur tout le corps à coups de pied et de poing. Les autres gens se contentaient de regarder et personne n’a osé s’approcher.

Finalement un vieux monsieur a réussi à m’entraîner et à me mettre dans un taxi. J’ai demandé au taxi de me déposer au poste de police de Intilaka. J’ai déposé une plainte, sous le n°427, puis le commissaire de police m’a emmenée à l’endroit des faits pour identifier les hommes qui m’avaient agressée. Ensuite nous sommes retournés au poste de police et le commissaire a pris des agents avec lui, disant qu’il allait les arrêter. Pourtant, une demi-heure après, il est revenu sans les hommes, disant qu’ils l’avaient menacé et juré de brûler sa maison et de tuer sa famille s’il tentait quoi que ce soit contre eux.

Mohamed Ben Tabib, un documentariste et professeur de philosophie à l’Institut supérieur des beaux-arts de Nabeul, a été attaqué le 25 mai 2012 dans son village de Borj Challouf, dans la région de Bizerte, à 65 km au nord de Tunis : 

Je rendais visite à ma famille et je me suis rendu au café proche de la maison familiale. J’étais assis avec plusieurs autres vieux amis du quartier et j’ai commencé à parler de politique. Un homme appelé Anis s’est approché, un barbier du village qui a une longue barbe et porte la tunique. Il a dit qu’il nous avait entendus parler des salafistes et qu’il était lui-même un salafiste. Une discussion s’en est suivie sur la signification de « salafisme ». À un certain moment de la discussion, le ton de la conversation est monté. Anis est parti et s’est dirigé vers son salon de coiffure. Il est revenu peu après en tenant un rasoir de barbier. Il m’a attaqué, me donnant un coup qui m’a fait tomber de la chaise. Je suis tombé sur le visage et me suis cassé deux dents. Mes amis m’ont entouré et j’ai pu m’échapper à l’intérieur du café. Le 2 juin, j’ai déposé plainte auprès du bureau du procureur de la cour de première instance de Bizerte. À ma connaissance, jusqu’à ce jour, 2 juillet, le procureur n’a pas interrogé l’homme qui m’a agressé.    

Les six incidents décrits ci-dessus ont eu lieu dans différents endroits du pays lors des neuf derniers mois. Nous ne sommes pas en mesure de savoir si ces incidents sont liés entre eux et de quelle façon. Pourtant, leurs auteurs se ressemblaient dans leur accoutrement et leur comportement, d’après ce que les victimes ont rapporté. Les victimes ont toutes déposé des plaintes auprès des bureaux locaux de police judiciaire ou des cours de première instance, enregistrées comme suit :   

·  poste de police de Ben Anin, police du Kef, 15 octobre 2011, plainte n°773, plaignant Rajab Magri
·  poste de police de Ben Anin, police du Kef, 25 mai 2012, plainte n°8053, plaignant Rajab Magri
·  poste de police de Ben Anin, police du Kef, 7 mai 2012, plainte n° 679, plaignant Selim Magri
·  cour de première instance de Souk El Ahad, 2 mai 2012, plaignant Jaouhar Ben Mbarek
·  cour de première instance de Bizerte, 2 juin 2012, plaignant Mohamed Ben Tabib
·  police judiciaire de Intilaka, 30 mai 2012, plainte n°427, plaignante Zeineb Rezgui

À la lumière de ces plaintes officielles alléguant des agressions criminelles, nous vous serions reconnaissants de bien vouloir nous faire connaître quelles mesures ont été prises par les autorités policières et judiciaires pour chacune de ces plaintes, et notamment si des suspects ont été inculpés ou présentés devant la justice.

Nous voudrions également savoir si, à votre avis, ces attaques, et d’autres, constituent une tendance qu’on peut attribuer à des groupes de personnes qui prétendent observer une conception conservatrice de l’islam, et dans ce cas, si cette tendance nécessite une réaction spécifique de la part des officiers de police ou de la justice.

Nous sommes disposés à vous rencontrer pour en discuter plus avant. Comme nous l’avons déjà noté, nous devrions publier cette lettre dans les semaines à venir, et nous engageons à y inclure les informations pertinentes que vous pourrez nous fournir sur ces questions avant le 2 août 2011.     

Je vous remercie pour votre attention.

Veuillez agréer, messieurs les Ministres, l’expression de mes sentiments respectueux.

Sarah Leah Whitson
Directrice exécutive
Division Moyen-Orient et Afrique du Nord
Human Rights Watch
 

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