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Égypte : 7 400 civils jugés par des tribunaux militaires

Recours à la torture et aux disparitions forcées pour extorquer des aveux

Photo de six hommes figurant parmi les nombreux civils jugés par des tribunaux militaires en Égypte, depuis 2014. © Privé

(Beyrouth) – Les tribunaux militaires d'Égypte ont jugé au moins 7 420 civils depuis octobre 2014, date à laquelle le président Abdel Fattah al-Sissi a imposé par décret une nouvelle loi qui a élargi les compétences de ces tribunaux.

Une liste de civils jugés par des tribunaux militaires, fournie par la Coordination égyptienne pour les droits et les libertés (Egyptian Coordination for Rights and Freedoms), une organisation indépendante de défense du droit et des droits humains, documente pour la première fois l'ampleur de l'utilisation par l'administration al-Sissi du système de justice militaire pour faciliter la répression brutale de ses opposants. 

La plupart des prévenus ont été condamnés à l'issue de procès collectifs qui constituent une violation du droit fondamental à un procédure régulière, et certains tribunaux ont fondé leurs verdicts sur des aveux extorqués par la torture, ont affirmé des proches des accusés.

« Non content apparemment que des dizaines de milliers de personnes soient déjà en détention et que lors de procès massifs et expéditifs, le principe de régularité des procédures ait été ignoré au nom de la sécurité nationale, le président al-Sissi a pratiquement donné carte blanche aux procureurs militaires », a déclaré Nadim Houry, directeur adjoint de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord. « Il a rendu à la justice militaire le rôle prééminent qu'elle avait après le soulèvement populaire en Égypte, quand le pays était gouverné par un conseil de généraux. »

La liste fournie à Human Rights Watch documente 324 cas, identifiant les prévenus par leur nom, leur sexe, le gouvernorat dont ils sont originaires et le numéro de leur dossier, et dans de nombreux cas par leur profession et leur âge. Le plus gros dossier concernait 327 accusés.

La liste ne décrit pas les chefs d'accusation dans chaque cas. Mais une étude effectuée par Human Rights Watch et portant sur environ 50 articles parus dans les médias égyptiens depuis octobre 2014, décrivant les décisions de déférer des milliers de personnes devant les tribunaux militaires, indique que la plupart des personnes qui ont comparu devant ces tribunaux militaires ont été déférées devant ces juridictions parce que les dispositions très larges de la loi décrétée par al-Sissi place pratiquement tout bien public sous juridiction militaire, et non pas parce qu'elles étaient accusées de crimes impliquant les forces armées.

Les informations des médias indiquaient qu'un grand nombre des prévenus étaient accusés d'avoir participé à des manifestations illégales ou violentes, ainsi que d'être membres ou partisans du mouvement des Frères musulmans. Depuis juillet 2013, quand l'armée a renversé Mohamed Morsi, le premier président librement élu d'Égypte et ancien membre de ce mouvement, les juges égyptiens ont condamné des milliers de membres de ce groupe.

Au moins 86 mineurs se sont trouvés pris dans ces procès militaires, ainsi que des lycéens, des professeurs et des militants, dont certaines personnes qui avaient fait l'objet d'une disparition forcée et avaient été prétendument torturées. Les tribunaux militaires ont prononcé 21 peines de mort depuis octobre 2014, bien que selon un avocat membre de la Coordination égyptienne pour les droits et les libertés, aucune de ces peines capitales n'a encore été confirmée par la Cour suprême militaire d'appel.

Human Rights Watch a interrogé des membres des familles de sept individus, dont quatre hommes condamnés à mort et un mineur, qui ont tous été jugés par des tribunaux militaires au cours de l'année écoulée. Six d'entre eux ont dit à leurs familles que des agents de la branche du ministère de l'Intérieur chargée de la sécurité nationale les avaient torturés ou passés à tabac afin d'obtenir des aveux, dont quatre qui ont été torturés au moyen d'électrochocs. Cinq ont affirmé que les autorités les avaient faits disparaître de force pendant des semaines ou des mois. Dans tous ces cas sauf un, les verdicts de culpabilité étaient basés pour une large part sur ces aveux, selon les proches des condamnés et leurs dossiers.

Dans un cas particulier, à l'issue du procès collectif de 27 prévenus, un tribunal militaire a condamné Seif al-Islam Osama, qui était âgé de 15 ans au moment de son arrestation, à trois ans de détention dans un centre de correction pour délinquants juvéniles pour avoir prétendument participé à une manifestation interdite, malgré les arguments des avocats de la défense selon lesquels il était trop jeune pour être jugé par un tribunal militaire et n'avait en fait pas participé à cette manifestation.

Seif al-Islam Osama © Privé

Dans une autre affaire, un élève du cycle secondaire, qui avait été arrêté dans la rue devant son école, a affirmé à sa mère que les agents de la Sécurité nationale l'avaient déshabillé et piétiné, avaient éteint des cigarettes sur sa peau et lui avaient fait subir des décharges électriques en divers endroits du corps, y compris les parties génitales, pour lui faire avouer son appartenance à une « cellule terroriste » qui avait placé des explosifs et incendié des centrales électriques. Un tribunal militaire l'a condamné à trois ans de prison.

Des milliers de civils ont été déférés rétroactivement devant des tribunaux militaires pour être jugés pour des crimes qu'ils étaient accusés d'avoir commis avant la promulgation de la nouvelle loi par al-Sissi. Des centaines, et peut-être des milliers, de civils déférés devant des tribunaux militaires faisaient l'objet de chefs d'accusation relatifs aux violents troubles sociaux qui avaient éclaté vers le milieu de l'année 2013 après le renversement de Morsi par les militaires.

La liste identifie 1 468 prévenus originaires du gouvernorat de Minya – nombre record parmi tous les gouvernorats du pays – où des groupes violents d'individus avaient attaqué des églises et des habitations et commerces appartenant à des chrétiens, à la suite du renversement de Morsi et des massacres de ses partisans par les forces de sécurité qui s'en étaient suivis en août 2013. Les informations de presse examinées par Human Rights Watch ont permis de corroborer le fait que des centaines d'habitants du gouvernorat de Minya ont été rétroactivement déférés devant des tribunaux militaires pour avoir participé aux violences de 2013.

Un autre procès militaire a concerné Sohaib Sa’ad, un homme de 22 ans arrêté dans une rue du Caire le 1er juin 2015, alors qu'il marchait en compagnie d'amis. Les autorités ont fait subir à Sa’ad une disparition forcée pendant quatre semaines, lors de laquelle il affirme avoir été torturé. Sa’ad, qui auparavant filmait les manifestations et vendait les séquences filmées aux médias, avait été inculpé dans une affaire retentissante visant trois journalistes de la chaine de télévision Al Jazeera et détenu du 2 janvier 2014 au 12 février 2015, date à laquelle il avait été remis en liberté provisoire en attendant de passer de nouveau en jugement.

Le 10 juillet 2015, près de deux semaines après sa réapparition, le ministère de la Défense a publié une vidéo sur YouTube annonçant l'arrestation de Sa’ad et d'autres personnes dans une affaire impliquant, selon le ministère, « l'une des plus dangereuses cellules terroristes appartenant à une unité d'opérations spéciales de l'organisation terroriste des Frères musulmans. » La vidéo montrait Sa’ad et plusieurs autres personnes avouant leur prétendue appartenance à ce groupe. Le tribunal chargé de statuer sur l'affaire Al Jazeera a condamné Sa’ad et les autres prévenus à trois ans de prison en août 2015 et, le 3 avril 2016, le tribunal militaire chargé du procès en terrorisme contre Sa’ad et 27 autres prévenus a reporté son verdict au 24 avril.

De tels procès collectifs, qu'ils se tiennent devant les tribunaux civils ou militaires égyptiens, constituent des violations de la garantie de la régularité des procédures et n'aboutissent pas à l'établissement de culpabilités individuelles. En 2014, un juge d'une cour pénale a prononcé 220 peines de mort à l'encontre de prévenus accusés lors d'un procès collectif d'avoir participé aux violences de 2013 dans le gouvernorat de Minya. En février 2016, un tribunal militaire a prononcé par erreur une peine de prison à vie à l'encontre d'un enfant de 3 ans à l'issue d'un procès collectif contre 116 manifestants du gouvernorat de Fayoum, dont le dossier avait été transféré à ce tribunal militaire aux termes de la loi promulguée par al-Sissi.

En Égypte, les tribunaux militaires sont administrés par le ministère de la Défense. Les juges sont des officiers d'active. Les procédures suivies par les tribunaux militaires ne protègent généralement pas le droit fondamental à la régularité des procédures et ne satisfont pas aux exigences d'indépendance et d'impartialité des tribunaux ordinaires. Des mineurs peuvent se trouver justiciables devant des tribunaux militaires, ce à quoi Human Rights Watch est opposée dans n'importe quelles circonstances.

Le recours à des tribunaux militaires pour juger des civils constitue une violation du droit international, y compris de la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples de 1981, que l'Égypte a ratifiée en 1984. La Commission africaine des droits de l'homme et des peuples a affirmé que des civils ne doivent jamais être jugés par des tribunaux militaires.

Le Comité des droits de l'enfant, l'organe des Nations Unies chargé d'interprêter la Convention relative aux droits de l'enfant, a souligné que « la conduite de procédures pénales contre des enfants au sein du système de justice militaire devrait être évitée. » L'Égypte a ratifié la convention en 1990, devenant alors l'un des premiers États parties à cette convention.

« Le transfert d'un aussi grand nombre de civils devant des tribunaux militaires constitue une tentative de la part des autorités égyptiennes d'obtenir une validation judiciaire de leur répression », a affirmé Nadim Houry. « Mais ces procès militaires – qui souvent mettent en jugement des centaines de civils en même temps – ne sont ni équitables ni crédibles. »

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Informations complémentaires

La loi d'Al-Sissi sur les tribunaux militaires
Le 27 octobre 2014 – trois jours après que des extrémistes armés eurent tué des dizaines de militaires dans la péninsule du Sinaï – al-Sissi, en l'absence d'un parlement, a promulgué le décret-loi 136 pour la sécurité et la protection des installations publiques et essentielles.

Cette loi place pratiquement tous les biens publics sous juridiction militaire pour une période de deux ans, incluant spécifiquement les centrales électriques, gazoducs, puits pétroliers, voies ferrées, réseaux routiers et ponts, en plus de tout autre bien similaire déjà placé sous le contrôle de l'État. Pour inculper des civils aux termes de la loi nouvelle, les procureurs militaires ont retenu des chefs d'accusation tels que d'avoir bloqué les réseaux routier ou ferroviaire, incendié l'infrastructure électrique ou attaqué des biens gouvernementaux, comme les échanges téléphoniques.

Le 11 novembre 2014, le Procureur général, Hisham Barakat, a envoyé un mémorandum à tous les procureurs du pays, leur demandant de rechercher dans leurs dossiers des affaires susceptibles de tomber dans le champ d'application de la nouvelle loi, de préparer des notes à leur sujet et de les référer à des procureurs militaires « chaque fois que la demande en sera faite. »

L'article 204 de la Constitution égyptienne, approuvée par un référendum populaire en janvier 2014, sous le gouvernement provisoire qui avait suivi le renversement de Morsi, énumère une série de crimes pour lesquels des civils peuvent être traduits devant un tribunal militaire, mais elle limite explicitement une telle éventualité à des cas d'attaques contre des personnels ou des équipements militaires, ou à des crimes concernant des usines, des fonds, des secrets ou des documents militaires. Cet article est dans une large mesure semblable à un article de la précédente constitution, adoptée sous l'administration Morsi, qui autorisait également les tribunaux militaires à juger des civils, malgré les protestations que cela avait suscité à l'époque de la part de militants et de certains politiciens.

La vague de procès militaires à l'encontre de civils depuis octobre 2014 marque un retour à la pratique, que les autorités avaient utilisée largement après le soulèvement populaire de 2011 en Égypte. Entre le 28 janvier et le 29 août 2011, 11 879 civils ont été jugés par des tribunaux militaires et au moins 8 071 d'entre eux ont été déclarés coupables, selon le Conseil suprême des forces armées, qui a gouverné l'Égypte pendant la majeure partie de cette période.

Sous le régime de Hosni Moubarak, dont la présidence au long cours a pris fin avec son renversement en 2011, une loi d'urgence permettait de référer des civils directement aux tribunaux militaires. Entre 1992 et 1998, les tribunaux militaires ont jugé plus de 1 000 civils lors de procès collectifs, pour la plupart des membres présumés d'al-Jihad ou du Groupe islamique, des organisations musulmanes sunnites extrémistes qui menaient une insurrection contre le gouvernement.

De tels procès sont devenus plus rares lors des années 2000 et généralement réservés à des affaires politiquement sensibles, telles que celles qui ont été instruites contre la hiérarchie du mouvement des Frères musulmans. Les procès de civils devant des tribunaux militaires ont virtuellement cessé sous l'administration Morsi qui a duré un an et a commencé en juin 2012, quoique la pratique était toujours légale.

Trois affaires documentées par Human Rights Watch démontrent combien les procès militaires sous al-Sissi ont tendance à être basés uniquement sur la parole des agents de la Sécurité nationale, dont certains sont accusés par des prévenus de les avoir torturés lors de leur disparition forcée pour les forcer à faire des aveux.

La « cellule terroriste » de Damietta
À la fin avril 2015, des agents de la Sécurité nationale ont arrêté deux hommes originaires de Damietta, une ville égyptienne proche de la côte méditerranéenne. Leurs familles ont déclaré à Human Rights Watch que les agents les avaient soumis à une disparition forcée en les maintenant en détention au poste de police central de Damietta sans leur accorder un accès à des avocats pendant 15 jours, tandis que les demandes d'informations des familles sur leur sort restaient sans réponse. Les deux hommes ont affirmé à leurs familles que les agents de la Sécurité nationale les avaient torturés pendant leur détention pour obtenir des aveux.

La police a arrêté Mohamed al-Sayed Korat chez lui vers 3h00 du matin, selon sa femme, qui à ce moment était éveillée avec leur fils âgé de quatre mois. Korat a affirmé à son avocat qu'alors qu'il était en détention, des agents de la Sécurité nationale lui avaient bandé les yeux, ainsi qu'à ses co-détenus, leur avaient attaché chaque poignet à la jambe opposée avec des menottes et leur avaient administré des électrochocs. Il a ajouté qu'ils avaient menacé de lui arracher un œil et d'arrêter sa femme et son fils. À la longue, selon lui, il a accepté d'apparaître sur une vidéo, avouant avoir été le chef d'une bande terroriste.

L'autre détenu, un élève du secondaire connu pour être un détracteur du gouvernement, a été arrêté dans la rue devant son école alors qu'il se rendait sur les lieux d'un examen, selon sa mère. Il a raconté à sa famille que pour les forcer, lui et les autres membres du groupe, à avouer, les agents de la Sécurité nationale les avaient déshabillés, piétinés, leur avaient écrasé des cigarettes allumées sur la peau et leur avaient fait subir des électrochocs en divers endroits du corps, dont les parties génitales.

Le 5 mai, quinze jours après leur arrestation, Korat et le lycéen ont comparu devant un procureur local pour interrogatoire et ont été autorisés à s'entretenir avec des avocats. Korat, le lycéen et deux autres hommes accusés dans la même affaire semblaient y avoir été inclus au hasard et ne se connaissaient pas, a affirmé la mère du lycéen.

Plus tard dans le mois, le ministère de l'Intérieur a publié une vidéo de leurs aveux sur YouTube, affirmant que la police les avait arrêtés comme étant membres d'une cellule de 12 hommes à Damietta. Le ministère a affirmé que ces arrestations faisaient partie d'efforts visant à lutter contre le « groupe terroriste des Frères musulmans » et perturber ses plans consistant à attaquer les autorités et saboter les infrastructures de l'État.

Dans la vidéo, un narrateur affirmait que les autorités avaient découvert à leurs domiciles « des engins explosifs activés, des fusils mitrailleurs et du matériel de fabrication d'explosifs ». Le narrateur accusait ces hommes d'appartenir à un « comité opérationnel spécifique » et affirmait qu'ils avaient avoué avoir placé des explosifs sous des gazoducs et à côté du poste de police de Damietta et du département de la circulation routière.

Deux mois plus tard, le procureur chargé de l'affaire a transmis le dossier à un collègue militaire, qui a par la suite saisi un tribunal militaire.

Les procureurs militaires ont inculpé les prévenus d'avoir incendié un véhicule de l'Autorité des impôts et deux centrales électriques appartenant à la Compagnie de distribution d'électricité du Delta Nord, avec l'objectif de « terroriser et intimider » les citoyens et « de mettre en danger leurs vies et leurs biens », selon l'ordonnance de référé des procureurs transmettant le dossier au tribunal. L'ordonnance ne mentionnait pas les affirmations figurant dans la vidéo, telles que l'aveu d'avoir placé des explosifs.

L'ordonnance indiquait que l'argument des procureurs militaires reposait sur le témoignage de trois officiers de sécurité, dont deux étaient affectés au poste de police où les accusés affirmaient avoir été torturés.

Le principal témoin était le capitaine Ahmed Ibrahim Kiwan, inspecteur en chef au poste de police central de Damietta, qui a affirmé que les prévenus avaient avoué avoir incendié le véhicule et deux centrales électriques. Le capitaine Faisal al-Saudi Sarhan, un officier de la Sécurité nationale également basé dans le même poste de police, et le lieutenant-colonel Mohsin Naguib Mowafi, un inspecteur de police local, ont corroboré le témoignage de Kiwan.

Lors d'un procès qui a duré cinq mois, le panel de juges militaires a autorisé les avocats de la défense à présenter leurs arguments et ont semblé considérer le lycéen avec sympathie. Sa mère a affirmé que l'un des juges avait déclaré qu'il devrait être libéré.

Du fait que le dossier de l'accusation reposait entièrement sur la parole des officiers de la Sécurité nationale, les familles des prévenus pensaient que leurs proches seraient acquittés. Mais le 20 janvier 2016, le tribunal militaire a condamné le lycéen à trois ans de prison et Korat à sept ans. Depuis, ils ont été transférés à la prison de Gamassa, près de Damietta.

« Il est très déprimé parce que son fils ne le connait pas et qu'il ne peut pas passer de temps avec lui », a déclaré la femme de Korat. « Ils nous ont placés dans une situation où j'en suis réduite à remercier Dieu que mon mari soit toujours vivant. »

Un mineur devant un tribunal militaire
Au soir du 3 août 2014, Seif al-Islam Osama, alors âgé de 15 ans, s'est rendu dans la nouvelle ville de Damietta avec des amis. Alors qu'ils marchaient le long d'une promenade en bord de mer, la police les a interpellés à un point de contrôle établi à la suite d'une manifestation qui s'était tenue dans un autre quartier de la ville, a raconté son père à Human Rights Watch.

Seif al-Islam Osama © Privé

Ses amis se sont enfuis mais il est resté. Des policiers en civil l'ont attaqué, a affirmé son père, lui donnant des coups de poing au visage et au ventre. Ils l'ont placé comme un paquet dans une camionnette de la police, l'ont emmené au poste de police central de Damietta et l’y ont retenu toute la nuit. Pendant la nuit, selon le récit fait à ses parents par d'autres détenus, les policiers l'ont passé à tabac et ont menacé de le torturer à l'électricité s'il le racontait à ses parents.

Le lendemain, la police a amené Osama devant un procureur local pour interrogatoire. Une photo prise par un avocat affecté au bureau du procureur le montre assis sur un banc dans un couloir, menotté à un autre détenu par le poignet gauche, vêtu de son T-shirt rouge de la veille, lequel est maculé de sang séché. Il regarde l'appareil photo d'un air découragé. Après l'interrogatoire, un procureur a ordonné sa mise en détention provisoire pour 15 jours dans l'attente des résultats de l'enquête.

Le procureur a maintenu Osama en détention préventive pendant cinq mois, pendant que les autorités le déplaçaient d'un poste de police local à un autre. En décembre 2014, deux mois après qu'al-Sissi eut pris son décret élargissant la compétence des tribunaux militaires, le procureur a référé le dossier d'Osama à un homologue militaire.

Le dossier concernait 27 prévenus, pour la plupart originaires de la petite ville de Kafr Saad, près de Damietta. Ils étaient accusés d'avoir participé à une manifestation interdite, bloqué des routes, été en possession d'armes et de publications faisant la promotion des objectifs des Frères musulmans et tenté de saboter les institutions de l'État.

Les procureurs ont inculpé beaucoup d'entre eux d'avoir violé une loi de 2013 qui interdit pratiquement les manifestations, utilisant une disposition qui criminalise toute manifestation qui « est contraire aux intérêts des citoyens », « influence le cours de la justice » ou « constitue un obstacle à la circulation », entre autres actes.

Un tribunal militaire siégeant dans le camp militaire d'al-Galaa à Ismaïlia, une ville située au bord du canal de Suez, a commencé ses audiences dans l'affaire concernant Osama en janvier 2015, plus de quatre mois après son arrestation. En avril, il a passé en détention ses examens de fin d'année pour sa première année de lycée.

Le tribunal militaire s'est appuyé sur le témoignage de deux officiers de la sécurité: le lieutenant Mahmoud Abd al-Ghani, inspecteur adjoint au poste de police de Damietta, et le commandant Mahmoud Gelal, un officier de la Sécurité nationale, selon une copie du verdict consultée par Human Rights Watch.

Adb al-Ghani a témoigné que le 3 août 2014, il avait observé une marche de protestation d'environ 70 personnes dans la ville nouvelle de Damietta qui portaient des pancartes proclamant « À bas le coup d'État » et scandant des slogans « hostiles à l'armée, à la police et à la magistrature. » Selon lui, la foule a bloqué une rue avec des poubelles et les a incendiées avant que les forces de sécurité ne les confrontent et n'arrêtent trois personnes, dont Osama. Gelal, l'autre officier, a témoigné que les manifestants étaient porteurs de bâtons et de torches et a affirmé avoir identifié 22 participants, dont Osama.

Le 4 août 2015, soit un an plus tard, le tribunal a déclaré Osama coupable d'avoir violé la loi anti-manifestations et l'a condamné à passer trois ans dans un centre de détention pour jeunes délinquants, c'est-à-dire un an de plus que le minimum requis de deux ans. Le tribunal lui a également infligé l'amende minimale de 50 000 livres égyptiennes (5 630 dollars).

Le tribunal a rejeté l'argument de l'avocat de la défense selon lequel seul un tribunal pour enfants était compétent pour juger un jeune de l'âge d'Osama. Les juges ont invoqué l'article 122 de la Loi égyptienne de 1996 relative aux enfants, qui autorise le jugement d'enfants par des cours pénales ou par la Cour suprême de sûreté de l'État égyptienne s'ils étaient âgés de 15 ans ou plus au moment du crime présumé, s'ils avaient un complice adulte et si « l'affaire nécessitait » que les deux prévenus soient jugés ensemble. La Loi relative aux enfants exige que le tribunal « examine les circonstances relatives à l'enfant dans tous leurs aspects » dans sa prise de décision et l'autorise à solliciter l'avis d'experts.

Le père d'Osama a déclaré à Human Rights Watch qu'une telle expertise serait normalement fournie par un assistant social civil devant un tribunal pénal ordinaire, afin d'évaluer le niveau d'éducation d'Osama, son état mental et d'autres aspects de sa vie, mais que le tribunal militaire avait chargé un procureur militaire de jouer ce rôle.

Le tribunal a semblé s'appuyer uniquement sur le témoignage des officiers de la Sécurité nationale, ne sollicitant pas la fourniture d'éléments à charge autres que leurs dépositions. Il a rejeté l'argument de la défense selon lequel la police avait arrêté Osama après, et non pendant, la manifestation, affirmant que les accusations étaient crédibles car elles étaient basées sur le témoignage oculaire d'Abd al-Ghani.

En novembre 2015, les autorités ont transféré Osama à l'Institut de correction al-Marg, un centre pour jeunes délinquants situé dans les environs du Caire. Sa famille doit maintenant parcourir plus de 230 kilomètres aller et retour pour lui rendre visite et doit partir à l'aube pour faire la queue avant l'ouverture de l'institut à 8h00, heure que les autorités modifient parfois à volonté, selon ses proches.

« Il est fatigué, psychologiquement. Il ne parle pas beaucoup », a déclaré sa mère à Human Rights Watch. « Je le sais en lisant ses lettres … elles sont toutes très sombres. Il m'a dit, ‘Je dois me tenir debout, les jambes pliées, je dois demander à la personne qui est plus âgée que moi la permission de les déplier. Dans toute chose, il y a une punition.’ »

Condamnés à mort
Le 15 avril 2015 juste avant midi, un engin a explosé dans une pièce proche d'une grille d'entrée du principal stade de Kafr al-Sheikh, une capitale provinciale du Delta du Nil. L'explosion a percé un trou dans le mur de ciment situé en face de la grille, tuant trois cadets de l'académie militaire et en blessant deux autres. La grille servait d'arrêt de bus pour les cadets, qui s'étaient rassemblés là pour attendre un bus pour retourner à l'académie après les vacances de printemps du Sham al-Nasim.

Début juillet, le bureau du procureur général au Caire a ordonné que l'enquête sur cet attentat à la bombe – qui à l'époque concernait 63 défendeurs – soit transférée aux procureurs militaires de Tanta, une capitale provinciale proche. Ceux-ci ont par la suite remis le dossier à leurs collègues d'Alexandrie.

En octobre, les procureurs militaires d'Alexandrie ont inculpé 16 prévenus, dont le président du bureau des Frères musulmans dans le gouvernorat de Kafr al-Sheikh, son adjoint et le secrétaire adjoint local du Parti Liberté et Justice des Frères musulmans.

En mars 2016, un tribunal militaire d'Alexandrie a condamné à mort sept prévenus, dont quatre seulement étaient alors en détention. Human Rights Watch s'est entretenu avec leurs proches, qui ont affirmé que le dossier instruit à leur encontre était basé sur le faux témoignage d'officiers de la Sécurité nationale et sur des aveux extorqués par la torture pendant les disparitions forcées de trois de ces hommes.

L'un d'eux était Lotfy Ibrahim, âgé de 23 ans, qui avait été arrêté quatre jours après l'attentat par la police vers 16h00, alors qu'il rentrait chez lui en revenant de sa mosquée.
Lotfy Ibrahim © Privé

Le lendemain, sa mère a envoyé des télégrammes au bureau du procureur de la République à Kafr al-Sheikh et au procureur général au Caire, demandant des informations, mais elle n'a reçu aucune réponse.

Ses parents ont indiqué n'avoir eu aucune nouvelle pendant plus de deux mois. Lors de sa disparition, leur a-t-il dit plus tard, les autorités l'ont emmené tour à tour au bureau des services de renseignement militaires de Kafr al-Sheikh, à celui de la Sécurité nationale et au poste de police central.

Au bureau du renseignement militaire, a-t-il affirmé, ses interrogateurs l'ont torturé. Ils l'ont déshabillé, l'ont étendu sur le ventre et lui ont fait subir des électrochocs en divers endroits du corps, y compris les parties génitales. Ils ont menacé d'arrêter sa mère et sa sœur.

Dans une pièce qu'ils appelaient le « four », a-t-il dit, ils l'ont placé de force dans diverses positions de stress. Ils l'ont suspendu par les jambes, pour des séances qu'il a estimées à six heures, ou par les bras, accrochés sur le dessus d'une porte derrière son dos, une position qui inflige aux épaules une pression extrême. Parfois, ils l'étendaient sur une chaise à l'envers, les mains et les jambes attachées ensemble.

« Toute l'affaire a été bâtie sur la torture de Lotfy après sa disparition forcée, afin de mettre certaines personnes en accusation », a affirmé son père. « S'ils m'avaient fait ça à moi – et je suis vieux – et m'avaient accusé d'avoir fait exploser le World Trade Center, je l'aurais avoué. »

Le lendemain de l'arrestation d'Ibrahim, le 20 avril, la police s'est rendue au bureau de publicité d'Ahmed Abd al-Moneim Salama. Trouvant Salama, âgé de 41 ans, qui descendait un escalier avec un ami, les policiers ont arrêté les deux hommes et placé un bandeau sur les yeux de Salama. Peu après, ils ont remis en liberté l'ami de Salama, qui a affirmé à la famille de ce dernier que Salama était torturé pendant sa détention.
Ahmed Abd al-Moneim Salama © Privé

Comme la mère d'Ibrahim, la femme de Salama a envoyé des télégrammes au procureur général au Caire et aux procureurs locaux à Kafr al-Sheikh et à Tanta, demandant des informations sur le sort de Salama. Pendant plus de deux mois, elle n'a reçu aucune réponse.

Le 6 mai, elle a appris que Salama était détenu dans un camp des Forces centrales de sécurité situé non loin de leur résidence. Quand elle a visité le camp et que des conscrits ont amené Salama, a-t-elle dit à Human Rights Watch, il semblait incapable de marcher par ses propres moyens et son nez était cassé.

« J'ai failli mourir plusieurs fois », a-t-il dit à sa femme. Une minute plus tard, les conscrits l'ont ramené à l'intérieur.

La police a arrêté Ahmed Abd al-Hadi Mohamed, âgé de 29 ans, qui travaillait sur les systèmes de refroidissement d'une usine de fabrication de crèmes glacées, la veille de l'attentat à la bombe, le 14 avril 2015. Selon le récit fait par sa mère à Human Rights Watch, Abd al-Hadi a reçu un appel pour qu'il vienne réparer l'un des réfrigérateurs de l'usine aux alentours de midi et dans la soirée, avant qu'il ne rentre chez lui, la police l'a arrêté en compagnie de son frère.
Ahmed Abd al-Hadi Mohamed © Privé

Son frère a été ensuite relâché mais leur mère n'a pas pu retrouver Abd al-Hadi. Comme d'autres familles, elle l'a cherché dans des centres de détention et des postes de police locaux. Chaque fois, les agents lui ont dit de chercher ailleurs.

Environ 15 jours après la disparition d'Abd al-Hadi, sa mère a réussi à lui rendre visite au poste de police central de Kafr al-Sheikh. Il boîtait, semblait amaigri, avait le teint « jaunâtre » et ne voulait pas parler de sa détention, a-t-elle dit.

Il lui a plus tard raconté que des agents de la Sécurité nationale étaient venus toutes les nuits vers 2h00 du matin pour le passer à tabac, ainsi que d'autres détenus, et leur faire subir des électrochocs pour les forcer à faire des aveux, leur ordonnant d'identifier les autres accusés dans l'affaire de l'attentat à la bombe, bien qu'il protestait en affirmant ne pas les connaître.

Abd al-Hadi a dit à sa mère qu'il avait observé une grève de la faim momentanément pour protester contre la torture, et que l'inspecteur en chef du poste de police de Kafr al-Sheikh l'avait menacé de représailles. Abd al-Hadi estimait que sa grève de la faim était la raison pour laquelle les enquêteurs de la Sécurité nationale avaient décidé de mentionner son nom dans l'affaire de l'attentat à la bombe, a déclaré sa mère.

Peu après cet attentat, les forces de sécurité se sont également mises à la recherche de Sameh Abdallah Youssef, un habitant de Kafr al-Sheikh âgé de 32 ans qui travaillait à October 6th City, un faubourg du Caire. Youssef a tenté de quitter l'Égypte le 28 août 2015, mais a été appréhendé au point de contrôle des passeports à l'aéroport international du Caire et envoyé à Alexandrie 24 heures plus tard.
Sameh Abdallah Youssef © Privé

Lors du procès militaire, chaque prévenu a appelé des témoins d'alibi qui ont affirmé qu'ils se trouvaient ailleurs au moment de l'attentat à la bombe, ont affirmé les familles à Human Rights Watch. Youssef a appelé des témoins qui ont affirmé qu'à ce moment-là, il était au travail à October 6th City, et les témoins cités par Abd al-Hadi ont affirmé que ce dernier avait été arrêté alors qu'il réparait un réfrigérateur la veille de l'attentat. D'autres témoins ont affirmé qu'Ibrahim avait été au travail dans une compagnie de construction située à environ 1,6 km du stade du matin au soir le jour de l'attentat, a déclaré un de ses proches à Mada Masr, un site d'informations en ligne indépendant.

Les procureurs ont présenté deux clés USB, contenant chacune une vidéo des aveux d'Ibrahim, dans lesquels il avouait avoir déclenché la bombe à l'aide d'un système particulier de contrôle à distance.

L'équipe de la défense a affirmé qu'Ibrahim avait été torturé afin de lui extorquer de faux aveux et a cité le témoignage d'un expert technique, qui avait affirmé que la charge explosive avait probablement été activée à l'aide d'un téléphone portable et ne pouvait pas être déclenchée par ce type de contrôle à distance. Le tribunal n'a pas enquêté sur les allégations de torture ou de disparitions forcées, en dépit des demandes des avocats de la défense, a déclaré l'un d'eux à Human Rights Watch.

Le tribunal militaire d'Alexandrie a prononcé initialement des peines de mort pour les sept prévenus le 1er février 2016. Le tribunal a confirmé ces peines de mort le 2 mars, après avoir reçu l'avis consultatif mais exigé par la loi du Grand mufti d'Égypte, le plus haut dignitaire islamique du pays. Les sept hommes, dont la plupart se trouvent actuellement à la prison de Borg al-Arab à Alexandrie, ont une possibilité de faire appel du jugement, devant la Cour suprême militaire d'appel.

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FranceInfo.fr 15.04.16 (réf visite du président Hollande en Égypte)

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