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Un Protocole entre la France et le Maroc en matière d’entraide judiciaire vient d’être déposé pour examen à l’Assemblée Nationale. Selon le gouvernement ce « protocole additionnel du 6 février 2015 tend à favoriser une coopération plus durable et efficace entre la France et le Maroc, dans le respect du droit interne et des engagements internationaux des deux Parties ».

Or, ce texte soulève de fortes interrogations au regard de sa légalité et de sa compatibilité avec la Constitution française ainsi qu’avec les engagements internationaux souscrits par la France. Cet accord n’est pas un accord bilatéral anodin contrairement à la présentation qui en a été faite :

  • Il porte atteinte au droit à un recours effectif des victimes françaises et étrangères de crimes et délits commis au Maroc
  • Il est contraire au principe de la séparation des pouvoirs et à l’indépendance du pouvoir judiciaire
  • Il donne la priorité à la justice marocaine sur la justice française même quand la victime est de nationalité française
  • Il est contraire aux obligations qui pèsent sur la France de traduire en justice des auteurs présumés de crimes internationaux
  • Il place les victimes françaises dans une situation d’inégalité devant la loi, selon qu’elles ont été victimes d’un crime ou d’un délit au Maroc ou ailleurs
  • Il ordonne au juge français de se dessaisir au profit du juge marocain dès lors qu’une plainte en France a été déposée par un Marocain ou un Français, sans même examiner les principes fondamentaux du droit à un procès équitable et sans requérir une demande d’extradition au préalable

Nos cinq ONG appellent les parlementaires français à s’opposer au vote du projet de loi portant adoption de ce Protocole qui menace dangereusement l’accès à la justice des victimes d’infraction.

Questions / réponses

Projet de Protocole additionnel à la Convention d’entraide judiciaire en matière pénale entre la France et le Maroc

Le 6 février 2015, la France et le Maroc ont signé un accord sous la forme d’un Protocole additionnel pour amender la Convention d’entraide judiciaire en matière pénale franco-marocaine.[1] Le Protocole a vocation à réconcilier les deux Etats après un an de brouille diplomatique résultant de plusieurs plaintes déposées par des victimes en France pour des actes présumés de torture contre des agents des services de sécurité marocains.

Un projet de loi n°2725 autorisant l’approbation du protocole additionnel à la convention d’entraide judiciaire en matière pénale entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement du Royaume du Maroc vient d’être soumis à l’examen en procédure accélérée à l’Assemblée Nationale et renvoyée à la Commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale.[2]

Alors que le gouvernement présente ce texte comme visant à « favoriser une coopération plus durable et efficace entre la France et le Maroc, dans le respect du droit interne et des engagements internationaux des deux Parties » et « à resserrer les liens avec l'un des principaux partenaires de la France », ce Protocole soulève de fortes interrogations au regard de sa légalité et de sa compatibilité avec la Constitution française ainsi qu’avec les engagements internationaux souscrits par la France.

Tel que rédigé, il porte atteinte au droit à un recours effectif des victimes françaises et étrangères de crimes commis au Maroc. De plus, il entre en contradiction avec l’obligation qui pèse sur la France de traduire en justice toute personne présumée des crimes les plus graves qui se trouve sur son territoire, sur le fondement de la compétence extraterritoriale.

  1. Dans quel contexte intervient cet accord entre la France et le Maroc ?

En février 2014, un juge d’instruction français a demandé l’audition du directeur marocain de la Direction Générale de la Sécurité du Territoire (DGST), M. Abdellatif Hammouchi, alors présent sur le territoire français. La convocation intervenait dans le cadre d’une procédure judiciaire ouverte suite à une plainte déposée par l’Action des Chrétiens pour l’Abolition de la Torture (ACAT) et un ressortissant français alléguant avoir subi des actes de tortures de la part des services de sécurité marocains.[3]

Cette seule demande d’audition a conduit le Maroc à suspendre toute coopération judiciaire entre les deux pays et à adopter des mesures de rétorsion contre les victimes ayant porté plainte en France, y compris des poursuites judiciaires devant la justice marocaine pour diffamation et dénonciation calomnieuse.

Après l’assignation en justice de l’ACAT par le Maroc, neuf ONG de défense des droits humains dont Amnesty International, Human Rights Watch et la FIDH ont exprimé publiquement leur inquiétude face à ces poursuites pénales.[4]

Dans un communiqué de presse[5] en date du 31 janvier 2015, la garde des Sceaux, Christiane Taubira, annonçait le rétablissement de la coopération judiciaire franco-marocaine conditionnée par la signature d’un Protocole additionnel à la Convention d’entraide judiciaire en matière pénale entre les deux pays. Le projet de loi portant ratification du Protocole vient d’être soumis à l’examen de l’Assemblée nationale. Le gouvernement, soucieux de rétablir des bonnes relations avec le Maroc, entend le faire adopter dans les plus brefs délais.

  1. Que prévoit le Protocole additionnel à la Convention d’entraide judiciaire soumis au Parlement français?

Le protocole concerne la coopération entre la France et le Maroc dans les affaires pénales. Il vient compléter la Convention d'entraide judiciaire en matière pénale entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement du Royaume du Maroc, signée à Rabat le 18 avril 2008.

Tout d’abord, le texte prévoit que chaque pays informe immédiatement l’autre de toute procédure pénale ouverte sur son territoire qui pourrait engager la responsabilité d’un ressortissant de l’autre pays. Cela obligerait les autorités françaises à notifier au Maroc toute procédure initiée en France pour des faits commis au Maroc, dès lors qu’un ressortissant marocain est susceptible d’être impliqué.

Par ailleurs, l’accord prévoit que l’autorité judiciaire de chaque pays recueille dès que possible les observations ou informations de l’autorité judiciaire de l’autre. Sur la base de ces informations, l’autre pays peut décider d’ouvrir sa propre procédure et, dans ce cas-là, l’autorité judiciaire du premier pays devra prioritairement envisager le renvoi du dossier à l’autre pays ou sa clôture. Si l’autre pays ne répond pas à la demande d’information ou n’agit pas sur le dossier, l’autorité judiciaire du premier pays peut poursuivre l’affaire.

  • Une obligation d’information inédite

Le projet de Protocole prévoit une obligation d’information entre les deux pays dès lors que les « faits dénoncés ont été commis sur le territoire de l’autre » obligeant ainsi, par exemple, la France à notifier le Maroc de l’existence de toute procédure relative à des crimes qui pourrait mettre en cause la responsabilité d’un marocain.

Au stade de l’enquête concernant un crime ou un délit, le travail du procureur ou du juge d'instruction français est couvert par le secret de l'enquête et de l’instruction (article 11 du code de procédure pénale). Il s’agit d’une condition indispensable à l’efficacité et à la sérénité des enquêtes, qui les protège en outre d’éventuelles pressions et autres manœuvres qui pourraient entraver la manifestation de la vérité.

Si les faits sur lesquels le juge d'instruction français enquête ont été commis à l’étranger et/ou par un étranger, il peut bien entendu informer les autorités étrangères de l’enquête et solliciter leur aide, mais c’est au juge de décider si et quand il veut le faire et surtout quelles informations il souhaite communiquer. Cette demande d’assistance vient sous la forme d’une commission rogatoire internationale émise par le juge d’instruction.

Ainsi, le projet de texte risque de porter gravement atteinte au principe du secret de l'enquête et de l’instruction.

Les conséquences de telles pratiques peuvent être graves. En effet, si le crime ou le délit faisant l’objet de l’enquête est jugé sensible par le Maroc – cela peut être le cas par exemple pour les affaires de torture impliquant des agents des services de sécurité marocains mais aussi pour les crimes économiques dont pourraient être victimes des investisseurs français au Maroc – les autorités marocaines, informées de l’enquête française, pourront interférer dans le déroulement de l’affaire, y compris en intimidant les victimes et les témoins, en détruisant les éléments de preuves ou encore en prévenant les suspects marocains mis en cause.

Le texte est d’autant plus dangereux qu’il ne précise pas quelles informations devraient être transmises au Maroc. Or, si le magistrat transmet des données personnelles telles que le nom de la victime, le lieu de l’infraction, ou le nom du ressortissant marocain potentiellement mis en cause, les autorités marocaines auront suffisamment d’informations pour prendre des mesures pour entraver l’enquête ou mettre hors de cause l’auteur présumé.

  • L’instauration d’une obligation dangereuse de renvoi prioritaire

L’accord prévoit le renvoi en priorité ou la clôture d’une affaire qui concerne les faits commis sur le territoire de l’autre pays. Il vise toutes les affaires pénales impliquant des faits commis en France ou au Maroc par des ressortissants des deux pays, de la petite délinquance aux crimes les plus graves – y compris les graves violations des droits humains comme la torture. Ainsi et par exemple, un juge français chargé d’enquêter sur un crime ou un délit commis au Maroc par un ressortissant marocain, y compris contre une victime française, devrait prioritairement se dessaisir au profit de la justice marocaine, si le Maroc décide d’enquêter sur la même affaire.

Dans la mesure où le paragraphe 4 vise également les plaintes déposées en France par des Français victimes de faits au Maroc (comme par exemple dans le cadre d’un séjour touristique, d’une expatriation ou encore d’investissements économiques), des milliers de Français pourraient être concernés (ceux qui se rendent au Maroc pour les vacances ou dans un cadre professionnel mais aussi les milliers d’autres résidents) et voir ainsi l’affaire les concernant en tant que victimes automatiquement renvoyée à la justice marocaine.

L’accord porte atteinte au droit d’accès des victimes d’infraction à un juge et au droit à un procès équitable en rendant extrêmement difficile toute poursuite en France de ressortissants marocains pour des crimes et délits commis au Maroc.

Ce type de dispositions pourrait à l’avenir s’étendre à d’autres accords de coopération judiciaire, au gré des nécessités diplomatiques et l’on pourrait ainsi voir, par exemple, l’instruction sur l’assassinat des moines de Tibhirine clôturée au profit de la justice algérienne ou l’enquête sur l’assassinat de journalistes français en Syrie confiée à la justice syrienne sans que soit garantie aux victimes une justice impartiale et équitable.

  1. Pourquoi nos organisations émettent-elles des doutes sur la capacité et la volonté des autorités marocaines d’instruire et de juger les dossiers politiquement sensibles, y compris les violations des droits humains commises sur son territoire ?

Sur le plan juridique, plusieurs systèmes judiciaires sont traditionnellement compétents pour enquêter sur un crime : celui du lieu de la commission du crime (compétence dite « territoriale ») ou encore celui de la nationalité de l’auteur présumé (compétence dite « personnelle active ») ou de la victime (compétence dite « personnelle passive »).

Par ailleurs, le principe de compétence extraterritoriale oblige toute autorité judiciaire à engager des poursuites pour les crimes internationaux les plus graves, tels que le génocide, les crimes contre l’humanité, les crimes de guerre, la torture, et les disparitions forcées, même si les crimes ont été commis sur un territoire étranger et que ni l’accusé ni la victime ne sont des ressortissants de ce pays. La compétence extraterritoriale est un filet de sécurité indispensable pour les victimes qui n’ont parfois aucun autre recours, principalement quand l’autorité judiciaire du pays où les crimes ont été commis n’a pas la capacité ou la volonté de rendre justice – surtout lorsque de hauts responsables gouvernementaux sont impliqués dans les crimes.

La compétence extraterritoriale est prévue dans le code de procédure pénale français. Il s’agit d’un engagement de l’Etat français, notamment conventionnel, à participer à la lutte contre l’impunité pour les victimes de ces crimes. La France est par ailleurs engagée, aux côtés des autres Etats membres de l’Union européenne (voir notamment la Directive de 2012 du Parlement européen sur les victimes) pour empêcher que ces crimes restent impunis. En faisant primer la compétence de la justice du lieu de commission du crime et de nationalité de l’auteur présumé sur les autres fondements de compétence (extraterritoriale et celle de la nationalité de la victime), le Protocole tend à instaurer un principe de subsidiarité inconnu en droit international.[6]

Bien que la justice marocaine soit en théorie bien placée pour instruire et juger les dossiers pour les faits commis sur le sol marocain par des ressortissants marocains, l’autorité marocaine s’est régulièrement montrée incapable de mener à bien des enquêtes et procès. De nombreux rapports dénoncent la partialité et le manque d’indépendance du système judiciaire marocain dans les dossiers politiquement sensibles, particulièrement s’agissant des dossiers relatifs à des actes de torture et de répression à l'encontre de personnes exprimant des positions contestataires ou mettant en cause des agents de l’État, violant ainsi le droit des victimes à un recours effectif et utile.[7]

Ainsi et par exemple, bien que régulièrement des juges marocains sont saisis d’allégations de torture de la part de victimes ayant subi des sévices aux mains des forces de sécurité, très rares sont les cas où une enquête est diligentée, et encore plus rares les cas où une enquête indépendante et impartiale a conduit à un procès et à une condamnation,[8] tandis que trop peu de procès ou de condamnations ont eu lieu. Ceci entraîne une impunité de fait pour les crimes commis par les agents de l’Etat en dépit de certaines garanties contenues dans la législation marocaine, et en dépit de la recommandation de l'Instance équité et réconciliation de mettre en œuvre une stratégie nationale pour combattre l'impunité depuis plus d'une décennie.

Cette impunité est régulièrement dénoncée, notamment par les Nations unies,[9] par les ONG, et par le CNDH lui-même, singulièrement dans son rapport annuel au Parlement marocain de juin 2014, sans qu'aucune des réformes significatives annoncées ou initiées n'aient encore porté ses fruits. Au contraire, depuis un an, la justice marocaine s’est même illustrée à plusieurs reprises par des poursuites diligentées contre des victimes de torture qui semble avoir eu pour but premier de les intimider suite au dépôt de leurs plaintes.

Considérant ces précédents, il est raisonnable de penser qu’en l’état, les plaintes politiquement sensibles – concernant par exemple des actes de torture ou de corruption – déposées en France qui seraient renvoyées au Maroc en application de l’accord seraient classées sans suite ou ne feraient pas l’objet d’un traitement équitable et impartial. Ce faisant, et comme expliqué plus haut, la France serait responsable d’un déni de justice.

  1. En quoi l’accord est-il en violation du droit français et international ?

Pour nos organisations, le projet de Protocole est contraire à la Constitution française et notamment aux principes de prévisibilité et de légalité juridique, d’égalité devant la loi et de droit à un procès équitable. Il risque aussi de mettre la France en violation de ses obligations internationales, à savoir son engagement à traduire en justice les personnes accusées des crimes les plus graves qui se trouvent sur son sol sur le fondement de la compétence extraterritoriale.

  • Violation des principes de légalité et de sécurité juridiques garantis par la Constitution

L’accord est vague et de ce fait porte atteinte au principe fondamental de légalité juridique qui exige qu’en matière pénale, un texte soit clair et précis. La sécurité juridique oblige que les justiciables sachent quelles règles de droit s’appliquent à leur situation. Les points suivants non exhaustifs ne sont pas clairement énoncés :

  • La transmission d’informations : L’accord ne précise pas la nature des informations devant être transmises, ni la procédure à suivre pour cette transmission.
  • Le dessaisissement de l’autorité judicaire d’un pays au profit de celle de l’autre pays : L’accord ne spécifie pas qui, au sein de l’autorité judiciaire, en prend la décision, selon quels critères, ni si la victime peut exercer un recours juridictionnel contre cette décision.
  • La nationalité du plaignant : L’accord n’est pas suffisamment clair sur quelles procédures doivent être renvoyées à l’autorité judiciaire de l’autre pays ou clôturées. L’alinéa 3 mentionne les plaignants qui n’ont pas la nationalité du pays dont la procédure est ouverte (e.g. procédure ouverte en France par un Marocain ou étranger) mais l’alinéa 4 prévoit que l’accord s’applique aux plaignants qui ont la nationalité française ou marocaine (e.g. procédure ouverte en France par un Français) ce qui constituerait une grave dérogation aux dispositions du code pénal français qui prévoit la compétence du juge français sur tout crime dont a été victime un ressortissant français.

Les organisations signataires demandent par conséquent au gouvernement de clarifier au plus vite le sens et la portée des dispositions prévues et en particulier le paragraphe 4 du projet de Protocole. En effet, si ce paragraphe s’entend comme incluant également des plaintes initiées par les victimes françaises devant le juge français pour des faits commis au Maroc, le texte risque d’être inconstitutionnel en ce qu’il porterait gravement atteinte au principe de souveraineté de la justice française et au principe d’égalité devant la loi. Ainsi, l’accord introduit une inégalité injustifiable entre les justiciables français.

Les organisations signataires demandent par conséquent au gouvernement de clarifier au plus vite le sens et la portée des dispositions prévues et en particulier le paragraphe 4 du projet de Protocole. En effet, si le paragraphe 4 du projet de Protocole s’entend comme incluant également des plaintes initiées par les victimes françaises devant le juge français pour des faits commis au Maroc, le texte risque d’être inconstitutionnel en ce qu’il porterait gravement atteinte au principe de souveraineté de la justice française et au principe d’égalité devant la loi. Ainsi, l’accord introduit une inégalité injustifiable entre les justiciables français.

En effet, un Français qui porte plainte en France pour un crime dont il a été victime au Maroc ne verra pas sa plainte traitée de la même façon selon que l’accusé est un Marocain ou un non-Marocain. Dans le premier cas, le juge français optera prioritairement pour son dessaisissement au profit de la justice marocaine. Dans le second cas, le juge diligentera l’enquête lui-même. Pourtant, la nationalité de l’auteur ou de l’un des auteurs présumés du crime ne saurait justifier une telle différence de traitement de la plainte.

Si tel était la volonté de la France, ce texte devrait être, en amont, soumis au strict contrôle du Conseil constitutionnel, seul compétent en la matière.

  • Absence de garantie contre un déni de justice

La demande faite au juge de procéder à un renvoi unilatéral n’est pas suffisamment encadrée par des critères et donc est contraire au droit français et au droit international.

Quels facteurs un juge français devra-t-il prendre en considération avant de se dessaisir au profit du système judiciaire marocain ? N’est-il pas dans l'obligation de s’assurer que l’affaire sera effectivement poursuivie par l’autorité judiciaire marocaine et traitée de manière équitable et impartiale ?[10]

Selon le présent texte du protocole, le juge français est enjoint de se dessaisir au profit de la justice marocaine sans aucune garantie qu'une fois transférée, l'affaire ne sera pas classée ou l'enquête bâclée et que la victime fasse ainsi l'objet d'un déni de justice

  • Violation de l’obligation internationale de poursuivre les auteurs de crimes graves

L’accord est contraire aux obligations internationales de la France, qui est signataire de plusieurs traités internationaux qui contiennent une obligation de poursuivre en justice les suspects de certains crimes qui se trouvent sur son territoire, à moins qu’elle ne les extrade vers un pays tiers qui les traduira en justice. Cette obligation d’ « extrader ou poursuivre » se trouve, par exemple, dans la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains, ou dégradants régulièrement ratifiée et incorporée en droit français.[11]

En vertu de cette convention, les tribunaux français ont compétence pour juger le crime de torture indépendamment du lieu de perpétration du crime et de la nationalité de l’accusé ou de la victime.

Or, l’accord revient à limiter la compétence des tribunaux français sur les affaires pénales concernant le Maroc, même lorsque la justice française aurait autrement compétence en vue de la nature du crime ou de la nationalité française de la victime. Rédigé de manière floue, l’amendement obligera le juge français à donner la priorité à l’autorité judiciaire marocaine ou à clôturer la procédure mais ne semble pas requérir une demande officielle d’extradition. Ceci risque de placer la France en violation de ses obligations en vertu de la Convention contre la torture.

En outre, renvoyer une plainte contre un agent des services de sécurité marocains pour torture à l’autorité judiciaire marocaine, sachant que l’affaire risque d’être classée sans suite ou ne pas être poursuivie, serait un déni de justice pour les victimes.

Par ailleurs, la Cour européenne des droits de l’Homme, dans un arrêt Ely Ould Dah contre France du 17 mars 2009, a réaffirmé l’importance de l’obligation pour la France d’exercer sa compétence extraterritoriale en vertu de la Conventions contre la torture.[12]

  1. Quel précédent l’accord risque-t-il de créer ?

L’entrée en vigueur de cet accord créerait un dangereux précédent et pourrait inciter de nombreux autres pays à recourir à ce type de chantage – la suspension de la coopération judiciaire – afin d’obtenir que de semblables conventions d’entraide judiciaire soient conclues avec la France. Cela reviendrait de facto à priver les personnes victimes de crimes et délits à l’étranger, y compris les victimes françaises, du droit de saisir la justice française. Une telle concession constituerait une prime à l’impunité en encourageant le renvoi de procédures judiciaires portant sur des affaires politiquement sensibles telles que les graves violations des droits humains à des autorités judiciaires de pays qui s’empresseraient de mettre un terme à ces procédures, et donc à priver les victimes du seul recours qui leur était disponible.

 

[3] Depuis mai 2013, trois plaintes ont été déposées contre Abdellatif Hammouchi qui est accusé de torture par une des victimes et de complicité de torture par les deux autres.

[4] Amnesty International, Human Rights Watch, FIDH et al., 9 ONG inquiètes des mesures d’intimidation exercées contre les victimes de torture et les ONG qui les représentent, Communiqué de presse, 9 février 2015.

[5] Communiqué de presse de Christiane Taubira, Ministre de la Justice, 31 janvier 2015 :“Les deux ministres ont trouvé un accord sur un texte amendant la convention d’entraide judiciaire franco-marocaine permettant de favoriser, durablement, une coopération plus efficace entre les autorités judiciaires des deux pays et de renforcer les échanges d’informations, dans le plein respect de leur législation, de leurs institutions judiciaires et de leurs engagements internationaux. Cet amendement très important, qui vient couronner des discussions entamées depuis plusieurs mois par les gouvernements des deux pays, a été paraphé par les deux ministres le 31 janvier”.

[6] Le Groupe d'experts techniques ad hoc sur le principe de compétence universelle conjoint à l’Union africaine et l’Union européenne a ainsi rappelé dans son dernier rapport que « [L]e droit international positif n’établit aucune hiérarchie entre les différentes bases de compétence qu'il reconnaît. En d'autres termes, un État qui dispose d'une compétence universelle à l'égard, par exemple, des crimes contre l'humanité n'est soumis en droit positif à aucune obligation d'accorder la priorité des poursuites à l'État sur le territoire duquel l'infraction a été commise ou à l'État dont l'auteur ou la victime est un ressortissant » (UA-UE Groupe d'experts techniques ad hoc sur le principe de compétence universelle, (8672/1/09 REV 1), 16 avril 2009, para.14)

[8] Dans son Rapport annuel 2014-2015, Amnesty International rapporte que bien souvent les tribunaux ne tenaient pas compte des plaintes formulées par les avocats de la défense à propos de violations du Code de procédure pénale et s’appuyaient sur des aveux qui auraient été obtenus sous la torture ou les mauvais traitements pendant la détention provisoire. Dans certains cas, des tribunaux ont refusé d’autoriser les avocats de la défense à procéder à un contre-interrogatoire des témoins de l’accusation ou à citer des témoins à décharge.

[10] Par analogie, avant d’accepter l’exercice de la compétence d’un pays, la Cour pénale internationale, doit déterminer notamment que les garanties d’un procès équitable reconnues par le droit international sont réunies et notamment si « La procédure a été ou est engagée ou la décision de l’État a été prise dans le dessein de soustraire la personne concernée à sa responsabilité pénale pour les crimes relevant de la compétence ».

[11] Article 7 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains, ou dégradants, adopté le 10 décembre 1984, G.A. res. 39/46, entrée en vigueur le 26 juin 1987 : « L'Etat partie sur le territoire sous la juridiction duquel l'auteur présumé de [torture] est découvert, s'il n'extrade pas ce dernier, soumet l'affaire à ses autorités compétentes pour l'exercice de l'action pénale ».

La Cour internationale de justice a affirmé que « le choix entre l’extradition et l’engagement des poursuites, en vertu de la convention, ne revient pas à mettre les deux éléments de l’alternative sur le même plan. En effet, l’extradition est une option offerte par la convention à l’Etat, alors que la poursuite est une obligation internationale, prévue par la convention, dont la violation engage la responsabilité de l’Etat pour fait illicite » (CIJ, Belgique c. Sénégal, questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader, 20 juillet 2012).

[12] « Or, de l’avis de la Cour, l’impérieuse nécessité de l’interdiction de la torture et de la poursuite éventuelle des personnes qui enfreignent cette règle universelle, ainsi que l’exercice par un Etat signataire de la compétence universelle prévue par la Convention contre la torture, seraient vidés de leur substance s’il fallait retenir seulement la compétence juridictionnelle de cet Etat, sans pour autant admettre l’applicabilité de la législation pertinente dudit Etat. A n’en pas douter, écarter cette législation au profit de décisions ou de lois de circonstance adoptées par l’Etat du lieu des infractions, agissant pour protéger ses propres ressortissants ou, le cas échéant, sous l’influence directe ou indirecte des auteurs de ces infractions, en vue de les disculper, conduirait à paralyser tout exercice de la compétence universelle, et réduirait à néant le but poursuivi par la Convention contre la torture. »

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