(Tunis)– La protection des droits humains en Tunisie est dans l’impasse, un an après l’élection d’une nouvelle Assemblée nationale constituante, a déclaré aujourd’hui Human Rights Watch lors d’une conférence de presse présentant son Rapport Mondial 2013.
Les principaux sujets d’inquiétude sont la lenteur de la réforme des forces de sécurité et de la justice, l’absence d’enquêtes et de poursuites suite aux agressions physiques commises par des individus faisant apparemment partie de groupes violents, ainsi que les poursuites engagées contre des délits d’expression pacifique, a déclaré Human Rights Watch. Bien que l’assemblée ait rédigé un second projet de constitution qui pourrait améliorer la protection des droits humains, le texte présente toujours des points faibles dans la protection de droits cruciaux.
« Les Tunisiens ont appris qu’ils devaient rester vigilants s’ils voulaient préserver les droits pour lesquels ils ont fait la révolution il y a deux ans », a déclaré Eric Goldstein, directeur adjoint de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord à Human Rights Watch. « Mais la lenteur de la réforme de la justice et de la police, en particulier, a permis à certaines pratiques répressives de l’ère Ben Ali de se perpétuer ».
Dans son rapport de 665 pages, Human Rights Watch a évalué la progression des droits humains au cours de l’année écoulée dans plus de 90 pays, analysant notamment les répercussions des soulèvements du monde arabe. La volonté de respecter les droits, de la part des nouveaux gouvernements, déterminera si ces soulèvements vont donner naissance à de véritables démocraties ou simplement engendrer un autoritarisme déguisé sous de nouveaux atours, a déclaré Human Rights Watch.
En Tunisie, la nouvelle constitution, que l’assemblée est censée adopter en 2013, revêt une importance particulière. Même si l’ébauche publiée en décembre 2012 défend de nombreux droits fondamentaux, qu’ils soient civiques, politiques, sociaux, économiques ou culturels, l’assemblée devrait combler les nombreuses lacunes du texte qui pourraient permettre aux autorités et aux tribunaux de grignoter ces droits, a déclaré Human Rights Watch. L’ébauche de constitution devrait contenir une référence claire aux droits humains reconnus à l’échelle internationale, et notamment à l’acception universelle de ces droits, afin de devancer les interprétations divergentes qui pourraient les fragiliser.
Pendant les deux années qui ont suivi l’éviction du président Zine El Abidine Ben Ali,bien peu de progrès ont été accomplis pour rendre la justice plus indépendante, a déclaré Human Rights Watch. Le pouvoir exécutif conserve un contrôle considérable sur le judiciaire à travers d’anciennes lois qui s’appliquent toujours. Le retard pris pour amender la loi régissant l’organisation de la justice a donné champ libre au ministre de la Justice pour interférer dans la nomination, la révocation et l’avancement des juges.
Le gouvernement a pris des mesures insuffisantes pour s’assurer qu’on enquête sur les crimes commis pendant les soulèvements de décembre 2010 à janvier 2011, et pour dédommager les gens qui ont été blessés par les forces de sécurité et ceux qui ont perdu des membres de leur famille. Un projet de loi sur la justice transitionnelle, soumis à l’assemblée en janvier 2013, contribuera peut-être à honorer certaines des obligations du gouvernement à cet égard, en mettant en place une « commission de vérité » et un tribunal qui se consacrera à juger les crimes du passé.
En août, l’assemblée a proposé, pour l’ébauche de constitution, un article qui affirmait la « complémentarité » des rôles de chaque genre au sein de la famille. Le fait que l’assemblée ait finalement abandonné cette disposition, dans le texte révisé, est signe de progrès, tout en montrant bien la lutte qui a lieu autour des droits des femmes dans la nouvelle Tunisie.
Au cours de l’année 2012, des tribunaux ont appliqué les lois répressives existantes afin de poursuivre des discours pacifiques censés porter atteinte aux valeurs « sacrées », à la moralité ou à l’ordre public, ou encore diffamer l’armée. En septembre, un procureur a déposé des plaintes, toujours en instance, contre deux artistes plasticiens pour leurs œuvres jugées néfastes à l’ordre public et aux bonnes mœurs. Une cour d’appel a confirmé la condamnation de deux internautes à des peines de sept ans et demi de prison pour des écrits perçus comme insultants envers l’islam. Un tribunal militaire a condamné Ayoub Massoudi, ancien conseiller du président provisoire Moncef Marzouki, à un an de prison avec sursis pour avoir terni la réputation de l’armée, en vertu de l’article 91 du code de justice militaire.
Tout au long de l’année ont eu lieu plusieurs agressions contre des intellectuels, des artistes, des militants des droits humains et des journalistes, menées par des individus ou des groupes qui paraissaient poussés par des motifs religieux. Alors que de nombreuses victimes ont porté plainte auprès de postes de police juste après l’agression, la police s’est montrée réticente ou incapable de retrouver ou d’arrêter les agresseurs en question.
Les Tunisiens peuvent désormais manifester bien plus librement que par le passé. Pourtant les agents des forces de l’ordre ne maîtrisent pas encore les techniques de gestion des foules destinées à minimiser l’usage de la force. En 2012, les forces de sécurité ont blessé des manifestants pacifiques à de nombreuses reprises, comme pendant les affrontements des 27 et 28 novembre, lorsque les policiers ont tiré de la grenaille de plomb sur les manifestants dans la ville de Siliana.
« Deux ans après la chute du président Zine El Abidine Ben Ali, la Tunisie se prépare à achever sa transition officielle en adoptant une nouvelle constitution, une loi de justice transitionnelle, et en tenant des élections générales », a conclu Goldstein. « Pour éviter de reproduire les mêmes abus, il est crucial de combler les lacunes relatives aux droits humains présentes dans le projet de constitution, et de garantir que chacun rende des comptes, aussi bien pour les abus passés que les actuels, afin de mettre fin à la culture d’impunité qui régnait au temps de l’ancien gouvernement ».