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Le Parlement sénégalais vient de ratifier un accord avec l’Union africaine pour instaurer les Chambres africaines extraordinaires au sein du système judiciaire sénégalais. Elles auront pour mission de juger l’ancien dictateur tchadien, Hissène Habré. Ce procès, s’il est juste, transparent et efficace, constituera un tournant pour la justice en Afrique.

Le procès de Hissène Habré serait une première : les tribunaux d’un pays africain jugeront les plus graves atrocités commises dans un autre pays. Surtout, et à la différence des tribunaux internationaux de La Haye ou d’Arusha, les poursuites contre le tyran déchu ont été entamées et soutenues par ses victimes, héroïnes de cette histoire devenues architectes de cette affaire. Parties civiles au procès, les victimes et leurs avocats pourront jouer un rôle déterminant.

Sous l’impulsion du président sénégalais, Macky Sall, et de sa ministre de la Justice, Aminata Touré, le Sénégal a déjà fait bien plus en huit mois que le gouvernement d’Abdoulaye Wade en douze ans. Dès l’an 2000, alors même que le doyen des juges d’instruction de Dakar venait d’inculper l’ancien dictateur pour la première fois, la victoire d’Abdoulaye Wade à l’élection présidentielle marquait le début de la soumission des victimes à ce que Desmond Tutu a formidablement caractérisé comme un «interminable feuilleton politico-judiciaire».

La création des Chambres sera-t-il l’heureux dénouement du feuilleton ? Les autorités judiciaires sénégalaises devront faire preuve d’une grande ingéniosité tant de nombreux défis importants restent à relever.

Interview de Reed Brody sur France24, 15/3/13:

Enquêter sur des crimes commis en masse il y a plus de vingt ans dans un autre pays et en poursuivre les auteurs ne peut être qu’une tâche coûteuse et complexe. Heureusement, ces douze années ont permis la construction d’un dossier solide, notamment grâce à la récupération des dossiers de la police politique de Hissène Habré, la terrible Direction de la documentation et de la sécurité (DDS), qui devrait être une aide précieuse pour les juges d’instruction sénégalais. Parmi les dizaines de milliers de documents retrouvés se trouvaient des listes, tenues au jour le jour, de prisonniers et de détenus décédés en détention, des comptes rendus d’interrogatoires et des certificats de décès. Les dossiers détaillent comment Habré maintenait un contrôle étroit et direct sur les opérations de la DDS. Rien que dans ces documents, figurent les noms de 1 208 personnes décédées et de 12 321 personnes victimes d’arrestations arbitraires ou autres formes de mauvais traitements.

Mais avec un budget d’environ 7,4 millions d’euros consenti par la communauté internationale - y compris les Etats-Unis et la France, les deux principaux soutiens de Hissène Habré lorsqu’il était au pouvoir - le tribunal ne pourra pas organiser un «procès-fleuve» et poursuivre Habré pour tous les crimes présumés de son régime. Le parquet devra faire preuve de perspicacité en adoptant une stratégie de poursuites limitée à un échantillon des crimes les plus graves commis par le régime de Habré, tout en étant représentatif des différents épisodes de la répression et de la diversité des victimes (prisonniers politiques, Arabes, Hadjerai, Zaghawa et sudistes).

J’étais encore récemment au Tchad où j’ai assisté à la cérémonie de remise du «prix Nobel alternatif», le Right Livelihood Award, à Jacqueline Moudeïna, l’avocate des victimes «pour ses efforts incessants, au péril de sa propre vie, dans la poursuite d’une justice pour les victimes de l’ancienne dictature tchadienne». En 2001, cette militante, faut-il le souligner, avait failli être assassinée par un des anciens sbires de Hissène Habré contre lequel elle avait porté plainte à N’Djamena, au nom des victimes, pour des actes de torture commis pendant l’ère Habré. Mon voyage était aussi l’occasion de discuter avec les victimes des derniers rebondissements de l’affaire Habré. Le scepticisme reste de mise : découragées par les tergiversations sénégalaises, les victimes ne croient presque plus en la possibilité d’un procès rapide et équitable à Dakar. Elles se demandent aussi comment ce procès, auquel elles n’assisteront pas, pourrait faire avancer leurs justes revendications, Comme l’a dit Me Moudeïna lors de la cérémonie : «Ces victimes n’ont toujours pas été indemnisées, excusées, ou même reconnues comme telles. Elles n’ont pas encore entrevu l’éclat de la justice et se meurent petit à petit.»

Un des grands enjeux de ce procès est justement de permettre à ces victimes, véritables protagonistes de cette affaire, d’y trouver leur compte et avec elles l’ensemble de la société tchadienne. Un tel objectif nécessite de mettre en place un large programme de sensibilisation pour que les audiences soient retransmises par radio et télévision au Tchad, que des représentants de la société civile tchadienne puissent assister au procès à Dakar et que des débats sur la période Habré soient organisés dans tout le pays. Le Tchad pourra enfin affronter et comprendre son passé, les injustices de la période Habré seront réparées et l’idée de responsabilité prendra corps.

Le procès de Habré portera un coup crucial au cycle de l’impunité qui a affaibli l’Afrique, et constituera un précédent démontrant que les juridictions africaines peuvent elles aussi rendre justice pour les crimes commis en Afrique. Le «précédent Habré» pourrait devenir, comme le «précédent Pinochet» avant lui, une source d’inspiration et un modèle pour les efforts de la justice dans cette région et dans le monde.

Reed Brody, Conseiller juridique auprès de Human Rights Watch, travaille avec les victimes de Hissène Habré depuis quatorze ans.

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