À l’attention des Ministres des Affaires étrangères
des États africains parties à la Cour pénale internationale
Vos Excellences,
À l’occasion du 19e sommet de l’Union africaine, qui se tiendra à Addis Abeba du 9 au 16 juillet 2012, nous, organisations de la société civile africaine et organisations internationales ayant une présence en Afrique, invitons Vos Excellences à se pencher sur les événements qui entourent les relations entre la Cour pénale internationale (CPI) et l’Union africaine (UA).
Des efforts consentis par l’UA et les États africains pour combattre l’impunité
L’UA s’est engagée à mettre fin à l’impunité, comme cela est inscrit dans son Acte constitutif (Article 4(h)(o)), et a illustré cet engagement à différentes reprises. En 2006 et en 2007 notamment, lors d’une réunion des chefs d’État de l’UA à Addis Abeba, la candidature du président soudanais Omar el-Béchir à la présidence de l’UA avait été rejetée en raison des atrocités qui avaient lieu au Darfour, Soudan. Plus récemment, l’UA a déployé 5000 soldats pour poursuivre Joseph Kony de l’Armée de résistance du Seigneur, recherché par la CPI pour des crimes commis dans le nord de l’Ouganda. L’UA a également joué un rôle essentiel pour inciter le Sénégal à conduire des enquêtes concernant Hissène Habré, l’ancien président du Tchad, et à le traduire en justice pour crimes graves.
Au-delà du forum de l’UA, les États africains ont réaffirmé individuellement et indépendamment leurs engagements pour mettre fin à l’impunité. Cela inclut les demandes effectuées par les gouvernements de l’Ouganda, de la République démocratique du Congo, de la République centrafricaine et de la Côte d’Ivoire auprès de la CPI pour qu’elle enquête sur des crimes commis dans leurs pays.
Plusieurs États africains ont intégré le génocide, les crimes de guerre et les crimes contre l'humanité, ainsi que la coopération avec la CPI, dans leurs cadres juridiques nationaux. La République de Maurice a adopté une telle législation en 2012 et d’autres pays, notamment le Burkina Faso, la République centrafricaine, le Kenya, le Sénégal et l’Afrique du Sud, ont récemment édicté des lois similaires.
De même, une liste croissante de pays, dont le Botswana, le Malawi, l’Afrique du Sud, le Niger et le Burkina Faso, ont expressément déclaré leur volonté d’arrêter les individus sous le coup de mandats d’arrêt de la CPI pour génocide, crimes de guerre et crimes contre l’humanité, qui entreraient sur leur territoire. Ainsi, alors que certains ont tenté de faire valoir que la CPI est biaisée à l’encontre des Africains, les pays africains ont volontairement démontré leur engagement pour que la CPI rende justice pour les crimes commis sur leurs territoires.
En juin 2012, le gouvernement du Malawi a pris une position courageuse en indiquant qu’il n’accueillerait pas le sommet de l’UA si l’UA devait insister pour que le président soudanais Omar el-Béchir recherché par la CPI soit reçu au Malawi pour l’événement. S’il est vrai que l’UA a enjoint ses États membres à ne pas coopérer dans l’arrestation du président el-Béchir, cette décision va à l’encontre de la lutte contre l’impunité et du respect des obligations légales internationales des États africains qui sont États parties de la CPI.
De plus, le Tribunal spécial pour la Sierra Leone – un tribunal pénal hybride établi par un accord entre les Nations Unies et le gouvernement de la Sierra Leone –, a rendu un jugement en avril 2012 contre l’ancien président du Libéria Charles Taylor pour crimes de guerre et crimes contre l'humanité pour son rôle dans le soutien aux rebelles de Sierra Léone qui ont commis des crimes atroces.
En juin 2012, Fatou Bensouda, originaire de Gambie, est devenue le procureur en chef de la CPI. Mme Bensouda était la candidate soutenue par l’UA. Nous encourageons tous les États à apporter tout le soutien nécessaire à son bureau afin qu’elle puisse assumer ses fonctions et ses responsabilités de manière efficace.
L’engagement de l’UA à mettre un terme à l'impunité et son rôle de chef de file pour tenter de résoudre les conflits et assurer la paix sur le continent sont importants. Les éléments ci-dessous apportent des recommandations supplémentaires pour promouvoir la justice pour les victimes des crimes les plus graves.
De la nécessité de respecter les obligations de coopération conformément au Statut de la CPI
Pour préserver l’efficacité de la CPI et sa capacité à rendre justice, il doit y avoir une coopération pleine et entière avec la CPI et ses décisions doivent être respectées. À cet égard, nous prenons note du récent engagement public pris par le président de la République démocratique du Congo Joseph Kabila d’arrêter Bosco Ntaganda, un suspect recherché par la CPI depuis 2006. La République démocratique du Congo doit être soutenue dans cet effort.
Nous, les organisations soussignées, sommes préoccupées par les décisions prises par l’UA qui visent à appeler les États membres à ne pas coopérer avec la CPI, notamment en ce qui concerne le mandat d’arrêt en cours à l’encontre du président Omar el-Béchir. L’UA maintient qu’en tant que chef d’État, el-Béchir bénéficie d’une immunité contre toute poursuite judiciaire. Cependant, cette position est en contradiction avec les décisions des juges de la CPI (par exemple, Affaire Le Procureur c/ Omar Hassan Ahmad Al Bashir, ICC-02/05-01/09, 13 décembre 2011, paragraphes 22-43). De plus, l’UA elle-même a reconnu que les États parties de la CPI doivent balancer leurs obligations vis-à-vis de la CPI et de l’UA de manière à promouvoir la justice et non l’impunité (Assembly/AU/Dec.296(XV), paragraphe 6).
Nous prenons note des préoccupations formulées par l’UA quant à ses demandes de report de l’enquête de la CPI sur les crimes commis au Darfour et nous comprenons que la responsabilité pour résoudre ce problème incombe au Conseil de sécurité des Nations Unies et à l’UA. En attendant, les questions d’interprétation du Statut de la CPI, par exemple en matière d’immunité des chefs d’États, devraient être soulevées directement auprès de la CPI, conformément à l’article 119 du Statut de Rome de la CPI, et les décisions des juges concernant l’interprétation du Statut devraient être respectées. En conséquence, nous appelons les États parties de la CPI à s’opposer au renouvellement de l’appel de l’UA à ses États membres de ne pas coopérer dans l’arrestation d’el-Béchir lors du prochain sommet.
De la nécessité d’agir avec précaution quant à l’extension de la compétence de la Cour africaine
Nous comprenons que le projet de protocole prévoyant l’extension de la compétence de la Cour africaine de justice et des droits de l’Homme (Cour africaine) afin qu’elle puisse traduire en justice les auteurs de génocide, de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité a été approuvé par les Ministres de la Justice et les Procureurs généraux africains en mai 2012.
Nous pensons qu’un certain nombre de problèmes persistent concernant l’établissement d’un tribunal pénal régional juste, crédible et efficace. Tout d’abord, il est nécessaire de peser les implications de l’extension de la compétence de la Cour africaine au vu des défis considérables auxquels la Cour actuelle est confrontée dans l’exécution de son mandat en matière de droits humains. Spécifiquement, un tribunal pénal régional impliquerait des obligations financières qui pourraient amoindrir les ressources disponibles pour l’exécution efficace du mandat de la Cour africaine en matière de droits humains. Les États doivent donc mesurer sérieusement les coûts de l’extension de la compétence de la Cour et le poids qui sera ainsi placé sur la Cour africaine, qui a à peine commencé à travailler dans le cadre de son mandat actuel.
Deuxièmement, il est indispensable de clarifier l’articulation entre la compétence élargie proposée de la Cour africaine avec la compétence de la CPI. Un renforcement des opportunités de justice est positif en principe, mais il sera important de garantir que le mandat étendu de la Cour ne devienne pas plutôt une entrave à la lutte contre l’impunité dans les faits. Ainsi, nous favorisons l’idée qu’une compétence élargie de la Cour africaine soit rendue expressément complémentaire par rapport à la CPI et que les obligations des États parties africains de la CPI ne soient pas sapées par l’extension de la Cour africaine.
En outre, les organisations soussignées demandent une procédure de consultation transparente et ouverte pour la réalisation des prochaines étapes en vue de l’extension de la Cour africaine.
De l'affaire Hissène Habré : appeler le Sénégal à le traduire en justice ou à l’extrader
En 2006, l’UA a appelé le Sénégal à traduire Habré en justice au « nom de l’Afrique ». Depuis lors, des victimes ont déposé des plaintes au Sénégal, accusant Habré de crimes contre l’humanité et de torture. Cependant, le Sénégal n’a pas progressé dans les poursuites judiciaires et n’a pas non plus extradé Habré vers la Belgique, qui se tient prête pour le juger. Nous appelons l’UA à veiller à ce que le Sénégal, sous la direction du nouveau président Macky Sall, respecte son engagement de poursuivre Habré en justice.
Nous espérons que ces informations vous seront utiles lors de vos délibérations et participeront à faire en sorte que la justice prévale sur le continent. Nous vous souhaitons de fructueuses délibérations.
Nous vous prions d’agréer, chers Ministres des Affaires étrangères, l’expression de nos sentiments distingués.
- Action Contre l'Impunité pour les Droits Humains, République démocratique du Congo
- Advocates for Public International Law Uganda, Ouganda
- Association Congolaise pour l'Accès à la Justice, République démocratique du Congo
- Association pour les Droits de l'Homme et l'Univers Carcéral, Brazzaville, République démocratique du Congo
- Burundi Coalition for the ICC, Burundi
- Centre for Accountability and Rule of Law, Sierra Leone
- Centre for Human Rights and Rehabilitation, Malawi
- Civil Resource Development and Documentation Centre , Nigeria
- Club des Amis du droit du Congo, République démocratique du Congo
- Coaliton Béninoise pour la CPI, Bénin
- Coalition Burundaise pour la CPI, Burundi
- Coalition Congolaise pour la CPI, République démocratique du Congo
- Coalition of Eastern NGOs, Nigeria
- Coalition for the International Criminal Court, avec des bureaux au Bénin et en République démocratique du Congo
- Coalition Ivoirienne pour la CPI, Côte d’Ivoire
- Coalition for Justice and Accountability, Sierra Leone
- Human Rights Network – Uganda, Ouganda
- Human Rights Watch, avec des bureaux en Afrique du Sud, au Kenya, en RDC, et au Rwanda
- International Center for Transitional Justice, avec des bureaux en Côte d’Ivoire, en République démocratique du Congo, au Kenya et en Ouganda
- International Commission of Jurists, Kenya
- International Crime in Africa Programme, Institute for Security Studies, Afrique du Sud
- National Coalition on Affirmative Action, Nigeria
- Nigerian Coalition on the ICC, Nigeria
- Rencontre Africaine pour la Défense des Droits de l'Homme, Sénégal
- Réseau Ouest Africain des Défenseurs des Droits Humains, Togo
- Rights and Rice Foundation, Liberia
- Southern African Centre for the Constructive Resolution of Disputes, Zambie
- Southern Africa Litigation Centre, Afrique du Sud
- Uganda Coalition for the International Criminal Court, Ouganda
- Vision Sociale, République démocratique du Congo
- West African Bar Association, Nigeria
* Les organisations qui ont signé cette lettre figurent parmi les participants les plus actifs d'un réseau informel d'organisations de la société civile africaine sur tout le continent africain et d’organisations internationales ayant une présence en Afrique qui œuvrent pour la justice en matière de crimes internationaux.