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« Une belle semaine pour l'impunité », par Reed Brody et Henri Thulliez

Le juge Garzón est poursuivi alors que les victimes de Jean-Claude Duvalier et d’Ali Abdullah Saleh sont toujours en attente de justice

Tribune parue sur le site Huffington Post France le 6 février 2012.

Une justice à l'envers en Espagne

Reed Brody, observateur pour Human Rights Watch, assiste actuellement au procès du juge espagnol Baltasar Garzón à la Cour suprême d'Espagne. Ce n'est pas la première fois qu'il se trouve aux côtés du juge dans un palais de justice. En 1998 déjà, ils assistaient ensemble aux débats de la Chambre des Lords au Palais de Westminster concernant le mandat d'arrêt et la demande d'extradition visant l'ancien dictateur chilien Augusto Pinochet et envoyés par Garzón aux autorités britanniques.

La Chambre des Lords, dans une décision historique, s'était prononcée favorablement aux demandes formulées par le juge Garzón, repoussant les arguments de Pinochet selon lesquels il bénéficiait de l'immunité en tant qu'ancien chef d'État et de la protection de la loi d'amnistie qu'il avait lui-même fait voter quand il était encore au pouvoir. Cet événement majeur, surnommé le « précédent Pinochet », permit à beaucoup de victimes dans le monde d'oser attaquer en justice leurs anciens bourreaux, comme celles de Hissène Habré, le « Pinochet africain », qui tentent depuis des années de traduire l'ancien dictateur tchadien en justice.

Depuis la semaine dernière cependant, le juge espagnol se retrouve lui-même sur le banc des accusés : deux associations d'extrême-droite l'accusent d'être passé outre la loi espagnole d'amnistie de 1977 protégeant les responsables d'actes politiques commis avant cette date. Pendant trente-cinq ans, les proches de victimes espagnoles ayant perdu leur frère, mari, femme ou enfant ont dû garder le silence, ne pas poser de questions, courber l'échine et essayer d'oublier. Ces « victimes indirectes » ont fini par accepter d'être des laissés pour compte d'un régime appartenant au passé. Mais ces dernières années, elles ont formé un mouvement de plus en plus important cherchant à briser ce pacte du silence, partie intégrante de la transition démocratique à l'espagnole. Elles ont trouvé Garzón.

Magistrat, nouveau métier à risque ?

A la suite de plaintes déposées par des enfants et des petits-enfants de victimes de la dictature franquiste et de la guerre civile, ce juge courageux décida de commencer à instruire le dossier. Garzón considère en effet que les proches de victimes ont le droit inaliénable de savoir ce que sont devenus leurs parents. Il ordonna que des fosses communes soient exhumées et enquêta sur la disparition de plus de 114 000 personnes. C'est précisément ce que lui reprochent ces deux associations d'extrême-droite qui ont déposé une pétition à la Cour suprême pour qu'elle inculpe Garzón pour « prevaricación » (abus de pouvoir). Garzón aurait violé cette loi d'amnistie, loi que le Comité des Droits de l'homme des Nations Unies a pressé le gouvernement espagnol d'abroger. Il encourt vingt ans de suspension.

Le juge Garzón n'est certainement pas le seul homme de droit ayant fait de la mise en cause pour violation des droits de l'Homme un sacerdoce. Ce procès ne doit donc pas décourager les autres magistrats dans le monde de combattre des crimes similaires. Parce que Garzón est l'une des figures les plus connues de la lutte contre l'impunité, une condamnation pourrait avoir des conséquences désastreuses pour ces défenseurs des droits de l'Homme. En Haïti par exemple, le juge Carvés Jean, qui a suivi les cours de Garzón à l'Institut international des droits de l'Homme à Strasbourg, a enquêté sur les quinze années de pouvoir de Jean-Claude Duvalier et des exactions commises par ses « Tontons Macoutes », présumés responsables de la mort de plusieurs dizaines de milliers de personnes et de torture systématique. Le juge Jean a décidé, le 30 janvier dernier, d'inculper Duvalier pour détournement de fonds publics (une somme astronomique comprise entre 300 et 800 millions de dollars), mais à la suite de recommandations du parquet haïtien, il a appliqué le principe de prescription pour ne pas retenir les chefs d'accusation de crimes contre l'humanité, assassinats et torture systématique, marginalisant ainsi les dix-neuf victimes qui ont eu le courage de porter plainte. Cette décision va à contre-courant de la jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de l'Homme qui considère que les États ont l'obligation d'enquêter, d'inculper et de sanctionner les auteurs des crimes particulièrement violents que sont les atteintes graves aux droits de l'Homme. Il faut espérer que cette décision, qui risque de confirmer l'idée selon laquelle il n'y a pas de justice en Haïti, même pour les crimes les plus odieux, sera renversée.

L'impunité est une histoire cyclique : l'exemple de Saleh

Avec l'affaire Garzón, c'est probablement la première fois, dans une démocratie occidentale, qu'un juge est inculpé pour avoir enquêté sur des violations massives des droits de l'homme. Mais quelle serait notre réaction si un juge en Syrie ou au Sri Lanka risquait une peine criminelle pour avoir déterré un charnier ? Que faut-il dire aux prochaines victimes de torture, empêchées par une loi d'amnistie de croire en la justice ? Que dire aux Yéménites qui se sont battus avec tant de courage pour se débarrasser d'un dirigeant autoritaire au pouvoir depuis plus de trois décennies, mais qui ne pourront certainement jamais le juger ?

Depuis 1978, Ali Abdullah Saleh était le président du Yémen et demeura pendant longtemps l'un des chefs d'Etat dont la longévité au pouvoir pouvait faire saliver les Mugabe, Moubarak et autres Ben Ali. Si les opposants yéménites avaient cru en avoir fini avec leur président lorsqu'il quitta le pays sur une civière pour l'Arabie saoudite en juin 2011, ils ont dû ravaler leur joie quand il est réapparu bronzé et auréolé d'un keffieh offert par la famille royale. Depuis le 28 janvier, Saleh se trouve aux États-Unis pour y bénéficier de soins médicaux, et rares sont ceux qui pensent qu'il y fera l'objet de poursuites par l'administration Obama.

De fait, le 21 janvier dernier, le Parlement yéménite a voté, en échange du départ de Saleh, une loi lui accordant une totale amnistie, ainsi qu'une immunité de juridiction pour lui et tous ses complices. Exactement ce dont avait bénéficié Pinochet, et que Garzón avait, fait historique, réussi à faire tomber. Cet accord sur l'immunité, soutenu par l'Union européenne, les États-Unis et les Etats du Golf, semble mettre le président yéménite et sa clique à l'abri de toutes poursuites judiciaires en Yémen. Les responsables des attaques meurtrières perpétrées par les forces de l'ordre contre les manifestations pacifiques de 2011, au cours desquelles plus de 270 manifestants ont trouvé la mort, n'auront manifestement pas grand-chose à craindre au Yémen.

Que Garzón soit jugé, que Duvalier ne soit pas inculpé pour les graves crimes qu'il a perpétrés ou autorisés, et que Saleh puisse bénéficier de l'immunité, annoncent de belles éclaircies pour l'impunité. Si les victimes égyptiennes et ivoiriennes, pour ne citer qu'elles, apprécient que leurs anciens dirigeants soient jugés pour les crimes dont ils sont accusés, les Yéménites, eux, ne pourront se contenter que d'une seule triste alternative : le silence. Le même silence que les victimes du régime de Franco ont connu pendant plus de trente-six ans. Ce silence qui ne permet ni d'oublier ni de refermer les plaies, mais qui permet de protéger les responsables. A moins qu'il y ait un jour un Baltasar Garzón au Yémen ? Encore faut-il espérer qu'il n'y ait jamais de « précédent Garzón ».

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Reed Brody est Conseiller juridique de Human Rights Watch. Henri Thulliez est stagiaire auprès de la même organisation. 

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