(Tunis) – Il est urgent que l’Assemblée constituante tunisienne révise les lois afin de garantir la liberté d’expression et l’indépendance de la justice, a déclaré Human Rights Watch dans un rapport rendu public aujourd’hui. Réformer la législation dans ces deux domaines est crucial pour protéger les droits humains de tous les Tunisiens, a déclaré Human Rights Watch.
Selon ce rapport de 49 pages, intitulé Tunisia’s Repressive Laws: The Reform Agenda (« Les lois répressives en Tunisie : Agenda de réformes »), la liberté d’expression et l’indépendance des tribunaux sont deux axes prioritaires de réforme juridique, parmi les dix identifiés. Les autres sont la liberté de déplacement, d’association et de rassemblement, la liberté de fonder des partis politiques, le droit des citoyens à se présenter à des fonctions officielles et à choisir des candidats, la protection des droits dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, la liberté sur Internet, et l’immunité du président de la République – autant de domaines où des législations sévères, héritées de la présidence de Zine El Abidine Ben Ali, sont toujours en vigueur.
« Le dictateur a beau être parti, l’expérience montre que tant que ces lois répressives subsistent dans les textes, la tentation est là, pour ses successeurs, de les appliquer quand cela les arrange sur le plan politique », a déclaré Sarah Leah Whitson, directrice de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord à Human Rights Watch.
La priorité, pour l’Assemblée nationale constituante (ANC) élue le 23 octobre 2011, est d’ébaucher une nouvelle constitution et de préparer des élections législatives. Mais elle doit aussi réformer certaines des lois les plus extrêmes pour protéger les droits des Tunisiens, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui.
Le gouvernement provisoire post-Ben Ali a utilisé ces lois pour emprisonner Samir Feriani, un officier de police haut gradé, et Nabil Hajlaoui, un agronome, pour leurs écrits critiques. Le directeur de la chaîne télévisée Nessma, Nabil Karoui, est poursuivi pour « diffamation d’une religion ». Feriani a passé quatre mois en détention provisoire et est toujours sous le coup de poursuites judiciaires pour diffusion d’informations « de nature à nuire à l'ordre public », suite à la lettre qu’il avait adressée au ministre de l’Intérieur, accusant des officiers de haut rang du ministère d’être responsable de meurtres de manifestants pendant la révolution tunisienne. Hajlaoui a passé un mois en prison après que le tribunal militaire de Sfax l’a prononcé coupable de «dénigrement public » de l’armée, en vertu du code de justice militaire, à cause d’un article qu’il avait publié sur Internet, critiquant la façon dont les forces armées tunisiennes avaient fait face aux troubles post-électoraux à Sidi Bouzid.
Human Rights Watch a recommandé des mesures spécifiques pour rendre les lois tunisiennes conformes aux normes internationales sur les droits humains. Pour améliorer l’indépendance de la justice, l’assemblée constituante devrait amender la loi actuelle régissant la profession de juge afin d’éliminer la majorité structurelle de l’exécutif sur le vote des décisions de promotion, de transfert ou de punition disciplinaire concernant les juges. L’assemblée a fait un pas positif dans cette direction le 10 décembre, en incluant dans le projet de loi sur l’organisation provisoire des pouvoirs publics, un article soutenant la nécessité de réformer la justice selon les critères internationaux.
Pour protéger la liberté de presse et la liberté d’expression en général, l’assemblée devrait éliminer toutes les dispositions du code pénal et du code de la presse qui prévoient des peines de prison pour les actes d’expression non violents, tels que la distribution de tracts « pouvant nuire à l’ordre public ou aux bonnes mœurs », a déclaré Human Rights Watch.
Pendant la période de transition, le gouvernement provisoire a promulgué une nouvelle loi sur la presse, publiée au Journal officiel le 24 octobre, qui est bien plus libérale que le texte antérieur. Il n’en reste pas moins que les nombreuses dispositions répressives du code pénal sur les délits d’expression doivent être révisées.
En réformant le code de la presse, le gouvernement provisoire a éliminé nombre de textes de loi sur la diffamation, dont ceux prévoyant des peines de prison pour diffamation des institutions publiques et pour « insulte au président ». Cependant, le nouveau code de la presse maintient la diffamation en tant que délit, et bien qu’il élimine les peines de prison, il conserve des amendes punissant ce délit et allant jusqu’à 10 000 dinars (7 000 dollars US). L’assemblée devrait transférer tous les textes de loi du code pénal au code civil, et éliminer du droit tunisien le concept de diffamation d’une religion, a déclaré Human Rights Watch.
Pendant les 10 mois séparant la chute de Ben Ali et l’inauguration de l’assemblée en novembre, les autorités provisoires de Tunisie ont promulgué un certain nombre de lois favorables aux droits humains, y compris des textes favorisant la liberté d’association et le droit à former des partis politiques.
La loi sur les associations que le gouvernement provisoire a promulguée par décret le 24 septembre allège les conditions requises pour fonder une association et élimine toutes les punitions pénales pour des activités liées à la mise en place et à la gestion des associations. Le gouvernement de Ben Ali se servait des articles de l’ancienne loi pour refuser l’autorisation à beaucoup d’associations indépendantes et pour mettre en prison des milliers de militants de partis d’opposition, pour « appartenance » ou « services rendus » à des associations « non reconnues ».
La loi sur les partis politiques, également promulguée par décret le 24 septembre, élimine un article qui établissait qu’un parti politique ne pouvait baser ses principes, activités ou programmes sur une religion, une « race », un genre ou une région. Cette disposition a été utilisée pour restreindre la base sur laquelle les Tunisiens pouvaient fonder des partis.
Pourtant, les autorités provisoires ont conservé intactes beaucoup de textes troublants, comme ceux qui donnent toute latitude aux autorités pour interdire les rassemblements publics et restreindre le droits des individus à voyager, a déclaré Human Rights Watch. De même, elles n’ont fait aucune révision de la loi antiterroriste de 2003, utilisée sous Ben Ali pour persécuter plus de 1000 Tunisiens, grâce à la définition beaucoup trop large du « terrorisme » dans ce texte et à des procédures judiciaires compromettant le droit des accusés à présenter une défense suffisante.
En outre, pendant ses 10 mois au pouvoir, le gouvernement provisoire a adopté des lois défavorables aux droits humains, que l’assemblée devrait rejeter. Le 22 octobre, à la veille des élections, le gouvernement provisoire a promulgué un amendement des dispositions pénales sur la torture, qui contient à la fois des avancées et des reculs. Il renforce les peines pour le crime de torture et élargit l’étendue de la responsabilité personnelle pour que le crime inclue ceux qui ont ordonné les actes de torture, y ont incité ou ont fermé les yeux sur eux. Mais la loi introduit aussi un délai de prescription de 15 ans pour le crime de torture, contrairement à l’usage du droit international, qui veut que les plus graves violations des droits humains ne soient soumises à aucun délai de prescription.
« L’assemblée constituante tunisienne, démocratiquement élue, devrait s’atteler à la tâche de démanteler les lois répressives utilisées pour étouffer la dissidence et saper le pouvoir judiciaire », a conclu Sarah Leah Whitson.