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Libye : « Lorsque Rony Brauman et BHL débattent, la vérité des faits reste au vestiaire… »

Tribune de Jean-Marie Fardeau parue dans Le Monde suite au débat Brauman/Lévy

Point de vue paru dans la rubrique Idées du Monde le 13.12.11

Un long débat entre Bernard Henri-Levy et Rony Brauman a été publié dans l'édition du 24 novembre du Monde. Entre l'un des principaux instigateurs de la politique française en Libye depuis septembre et l'un des experts les plus reconnus en matière d'action humanitaire, le débat était attendu. Guerre juste, devoir d'ingérence, responsabilité de protéger, démocratie imposée par le peuple ou par la guerre… les grands sujets sont sur la table. Reste à faire coller les réflexions de ces penseurs à la réalité des faits… un exercice parfois hasardeux.

Ainsi, Rony Brauman affirme que, selon Human Rights Watch, le bilan des victimes s'élevait début mars à "en réalité à 200 ou 300, dont la plupart étaient mortes au combat". Nos communiqués – à l'époque nous étions la seule organisation en mesure de fournir des bilans partiels des morts et blessés arrivant dans les hôpitaux et morgues – indiquent que notre organisation avait dénombré 295 tués, 233 dans les villes de la Cyrénaïque et 62 à Tripoli (communiqué du 20 février 2011). Mais notre organisation n'a jamais indiqué que les victimes étaient des combattants ; nous pensons au contraire que la plupart, si ce n'est la totalité, des victimes dans les premiers jours de la révolution étaient des manifestants pacifiques. Ce nombre de 295 tués est aussi le dernier bilan chiffré donné par Human Rights Watch qui a estimé qu'il lui était ensuite impossible de fournir des chiffres vérifiables.

De son côté, Bernard Henri-Levy pose cette question : "Comment pouvez-vous, vous, Rony Brauman, nier la réalité de ces avions de chasse piquant sur les manifestants de Tripoli pour les mitrailler et que le monde entier a vus ?". Il ne fait aucun doute que la répression par les forces de Kadhafi a été très dure à Tripoli dès que la population a commencé à manifester dans la capitale, c'est-à-dire à partir du 20 février. Human Rights Watch a dénoncé les tirs sur la foule, les arrestations, les disparitions forcées. Mais en dépit des informations transmises par certains médias, il n'a jamais été démontré que des avions ou des hélicoptères aient tiré sur les manifestants à Tripoli. Cela ne veut pas dire que cela n'a pas eu lieu, mais, à ce jour, aucune preuve ne l'a établi à notre connaissance.

Bernard Henri-Levy et Rony Brauman ont aussi des visions très différentes de l'impact de la guerre à Misrata. "Ville ravagée " pour le premier, et pour l'autre : "port intact … combats limités à deux quartiers" et "En mai et juin, les équipes de Médecins sans frontières qui étaient sur place recevaient très peu de blessés et envisageaient même de plier bagage." Pourtant, le siège de Misrata a eu lieu en avril et mai, et à cette période, Human Rights Watch a documenté de multiples bombardements à coup de mortier et de roquettes GRAD, ainsi que l'utilisation par les forces de Kadhafi de bombes à sous-munitions. Nous avons aussi attesté que des mines terrestres peu courantes, équipées d'un parachute, ont été larguées sur le port. Si le port n'a pas été détruit, il a bien été frappé par des obus des forces loyalistes, et la ville a été soumise à un pilonnage intensif (comme le montrent également les reportages faits dans cette ville par plusieurs photographes).

Quant au nombre de victimes, c'est MSF qui indique elle-même dans un communiqué le 17 juin que "(..) si la situation a évolué dans Misrata depuis que la première équipe MSF est arrivée le 18 avril, les bombardements continuent tout près, avec leur cortège de blessés. Les combats qui ont eu lieu à l'ouest de la ville, le 10 juin, ont été violents, faisant 150 blessés, dont 51 grièvement." Le débat sur les violations du droit international humanitaire pendant la guerre en Libye nécessite d'être posé sur la base d'informations les plus précises et objectives possibles, au risque sinon de nuire à la qualité et à la sérénité des échanges.

Et, au-delà de ce débat important, il est essentiel de regarder de quelle manière les partenaires de la Libye, la France, le Royaume-Uni, les États-Unis, le Qatar et les Nations unies, peuvent contribuer à l'établissement d'un État de droit aujourd'hui en Libye. La mise en place de la justice, d'une police et d'une armée nationales, le respect des libertés fondamentales de tous les citoyens, en particulier des femmes, sont autant de sujets cruciaux pour l'avenir de la Libye. Pour éviter de répéter les erreurs commises en Afghanistan, ces différents pays seraient avisés de travailler dans le cadre d'un plan discuté et défini avec les Libyens en donnant aux Nations Unies un rôle de coordination. Construire la paix est tout aussi difficile, peut-être plus difficile, que de faire la guerre : la communauté internationale, et la France en particulier compte tenu du rôle qu'elle a joué depuis février 2011, sera aussi jugée sur sa capacité à accompagner la Libye dans la construction de ses institutions.

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Jean-Marie Fardeau est le directeur France de Human Rights Watch.

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