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Tunisie: Des intégristes perturbent les campus universitaires

Il faut protéger les universités des menaces de violences

(Tunis, le 9 décembre 2011) – Les autorités tunisiennes devraient protéger les libertés individuelles et académiques des  actes de violence et autres menaces commis par des groupes à motivation religieuse agissant sur les campus universitaires, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui. L’administration des universités et les forces de sécurité de l’État devront coopérer pour protéger les droits à la sécurité et à l’éducation des étudiants et du corps enseignant.

Une université a suspendu ses cours le 6 décembre 2011 à cause de problèmes de sécurité. Les manifestants ont causé des perturbations sur les campus d’au moins quatre universités depuis octobre, exigeant qu’on impose leur propre interprétation de l’islam au programme d’enseignement ainsi qu’au quotidien et à l’habillement des étudiants. Ils ont interrompu des cours, empêché des étudiants de passer leurs examens, confiné des doyens dans leurs bureaux et menacé des enseignantes.

« Les autorités tunisiennes, tout en protégeant bien sûr le droit à manifester pacifiquement, devraient faire preuve d’une tolérance zéro lorsque des groupes de manifestants perturbent les études par leurs menaces de violence », a déclaré Sarah Leah Whitson, directrice de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord à Human Rights Watch. « Le timing et l’endroit choisis pour certaines de ces protestations suggèrent qu’elles ont été planifiées pour provoquer une gêne maximale en entravant les examens, donc en privant des milliers d’étudiants de leurs droits. »

Le ministère de l’Enseignement supérieur, autorité de tutelle des universités en Tunisie, n’a toujours pas pris de mesures décisives pour dissuader les perturbations de la vie universitaire et les actes d’agression et d’intimidation commis par des groupes intégristes sur les campus.

Les forces de sécurité n’ont effectué aucune arrestation dans le cadre de ces incidents, alors qu’il apparaît clairement que ceux qui ont attaqué ou menacé le personnel de ces universités publiques ont violé la loi. En vertu de l’article 116 du code pénal, c’est un délit que commet « quiconque exerce ou menace d'exercer des violences sur un fonctionnaire public pour le contraindre à faire ou à ne pas faire un acte relevant de ses fonctions ».

Les manifestations les plus soutenues se sont déroulées à la Faculté des Lettres, des Arts et des Humanités de la Manouba, une ville près de Tunis, la capitale. D’autres incidents ont eu lieu à l’École supérieure de commerce de la Manouba, à la Faculté des Lettres et des Sciences humaines de Sousse, à l’Institut supérieur de Sciences appliquées et de Technologie de Kairouan, et à l’Institut supérieur de Théologie de Tunis.

Les principes de l’autonomie des universités et de la non-intervention sur les campus ne devraient pas être utilisés par le gouvernement comme excuses pour renoncer à ses devoirs : assurer la sécurité des étudiants et des professeurs, dissuader les intrus de déranger les activités académiques, et faire en sorte que les manifestations n’entravent pas outre mesure les droits des autres, a déclaré Human Rights Watch.

Le gouvernement tunisien devrait garantir une intervention rapide des forces de sécurité, à chaque fois que la faculté la demanderait, pour empêcher des tiers de gravement perturber la vie universitaire, a déclaré Human Rights Watch. Les autorités devraient aussi mettre en place des mécanismes de surveillance de façon à ce que soient pistées les agressions physiques et les menaces contre les établissements, les enseignants et les étudiants, afin d’identifier les responsables et de leur faire rendre des comptes conformément au code pénal tunisien.

« Sous le président Zine El Abidine Ben Ali, les campus tunisiens étaient étouffés par une uniformité politique imposée de force », a rappelé Sarah Leah Whitson. « Si les étudiants et les professeurs tunisiens ont aidé à évincer Ben Ali, ce n’est pas pour voir une forme de répression sur le campus remplacée par une autre. »

À la Faculté de la Manouba, le 28 novembre, un groupe qui a pu atteindre 100 personnes d’après des témoins, a interrompu les cours et empêché les étudiants de passer leurs examens, scandant des slogans qui exigeaient que les femmes portant un voile couvrant entièrement leur visage (niqab) ne soient plus bannies des salles de cours, et qui réclamaient un espace de prière sur le campus. Le conseil d’administration de la faculté avait voté le 2 novembre la décision de bannir le niqab du campus. En pratique, pourtant, des personnes portant le niqab avaient, depuis, été admises sur le campus et dans la bibliothèque, mais exclues des salles de classe et des examens.

Habib Kazdaghli, doyen de la Faculté des Lettres, des Arts et des Humanités de la Manouba, a déclaré à Human Rights Watch que les quelque 100 manifestants du 28 novembre comprenaient des étudiants, mais aussi des personnes étrangères. Kazdaghli a déclaré que lui et d’autres membres du corps enseignant s’étaient sentis menacés par cette masse humaine à l’extérieur de son bureau, et qu’ils avaient eu peur de quitter le bâtiment.

Le 29 novembre, Kazdaghli a décidé d’interdire l’accès aux personnes étrangères au campus. Pourtant, le 30 novembre, un groupe qui n’incluait pas que des étudiants a forcé le passage et a confronté Kazdaghli en le bousculant. Ces événements ont immédiatement provoqué une grève des enseignants pour protester contre ces attaques, ce qui a suspendu les cours pendant trois jours.

Le 6 décembre, des manifestants ont empêché Kazdaghli d’entrer dans son bureau. Il a déclaré par la suite à Human Rights Watch:

À 8h35, j’ai garé ma voiture sur le parking du campus et me suis dirigé vers mon bureau. J’ai alors entendu des versets coraniques qu’on récitait dans un mégaphone. Quand je me suis approché de mon bâtiment, la récitation du Coran s’est interrompue, et le groupe qui se tenait en face du bureau de l’administration a fermé les portes d’entrée du bâtiment. Wissem Othman, qui est un de leurs leaders mais n’est pas un étudiant de l’université, a pris le micro et a crié : « il ne doit pas entrer dans le bâtiment ! ».

J’ai été surpris car je m’étais habitué à entrer et sortir de mon bureau malgré la présence des manifestants. Ce jour-là, pourtant, ils ont formé une chaîne humaine. J’ai tenté de me frayer un passage en les poussant et d’ouvrir la porte. Des employés de la faculté et un professeur se sont joints à moi. Mais des manifestants de l’autre côté de la porte ont poussé fort à leur tour, renversant le professeur, qui s’est alors évanoui. Après cet incident, les professeurs et le personnel administratif ont fermé leurs bureaux et nous avons convenu d’une réunion à l’extérieur de la faculté, lors de laquelle nous avons décidé de fermer la Faculté des Lettres, des Artset des Humanités jusqu’à nouvel ordre, et de demander l’intervention de la police. Jusqu’à présent la police n’est pas venue sur le campus et la situation est bloquée.

La faculté n’a pas rouvert ses portes depuis le 6 décembre. Le 8 décembre, un chercheur de Human Rights Watch a visité le campus et n’a aperçu aucune force de sécurité en uniforme, ni à l’extérieur ni à l’intérieur du campus. Environ 20 manifestants campaient dans le bâtiment administratif.

Le 8 octobre, à la Faculté des Lettres et des Sciences humaines de Sousse, une ville à 140 km au sud-est de Tunis, une foule a confronté le secrétaire général de la faculté, Mohamed Naji Mtir, après que l’administration avait empêché une étudiante portant le niqabde s’inscrire à des cours.

« Ils m’ont assailli alors que je roulais sur le campus, en donnant des coups sur ma voiture », a déclaré Mtir à Human Rights Watch. « Quand je me suis garé, certains d’entre eux ont commencé à me donner des coups de pied et à me frapper, puis ont déchiré mes vêtements, avant que des employés n’interviennent pour m’escorter vers un endroit sûr. La plupart des agresseurs n’étaient pas nos étudiants ». 

Le 23 novembre, Asma Saidan Pacha, professeure assistante de l’Institut supérieur de Sciences appliquées et de Technologie de Kairouan, était en train de faire passer un examen dont le sujet contenait une reproduction de la fresque de Michel-Ange à la Chapelle Sixtine, qui représente la création d’Adam. Un groupe de ses étudiants, rejoints par d’autres, a fait irruption dans la salle de classe, hurlant que de telles peintures, qui personnifient Dieu, étaient contraires à l’islam. Ils l’ont suivie jusqu’à la salle des professeurs, l’ont insultée et lui ont ordonné de réciter la chahada, la profession de foi des musulmans qui énonce que Dieu est unique et que Mohammed est son prophète.

« Ils m’ont demandé de proclamer publiquement mon repentir d’avoir insulté l’islam », a déclaré Saidan Pacha à Human Rights Watch. « C’était comme si je me tenais face à un tribunal de l’Inquisition. Après deux heures, ils m’ont laissée partir, quand un de mes étudiants a promis de soumettre tous mes cours à leur contrôle ».

Une professeure d’études islamiques à l’Institut supérieur de Théologie de Tunis, qui a demandé à rester anonyme, a également été la cible d’intimidations. Un jour de mi-octobre, quand elle est arrivée pour donner un cours, elle a trouvé la salle de classe vide. Elle a alors vu des étudiants, dont certains suivaient ses cours, rassemblés dans la cour. Ils criaient qu’ils ne voulaient pas d’une professeure « laïque » pour leur enseigner la doctrine islamique (akida).

Plusieurs jours plus tard, des étudiants sont entrés dans sa classe et ont ordonné à ses étudiants de quitter la salle, disant : « elle est libre de décider si elle veut porter le hijab ou non, mais si elle va enseigner, elle doit le porter ». Des affiches sont apparues sur les murs du campus, l’insultant et la qualifiant de « mécréante », a déclaré la professeure à Human Rights Watch. Après plusieurs semaines d’intimidations, elle a demandé à être mutée dans une autre université.

« J’ai enseigné dans mon université pendant plusieurs années, mais l’atmosphère de pressions et de harcèlements était devenue insupportable », a-t-elle déclaré.

Le 31 octobre, un groupe d’étudiants a interrompu un cours donné par Rafika Ben Guirat, une professeure de l’École supérieure de commerce de la Manouba, parce qu’ils n’étaient pas d’accord avec son style vestimentaire.

« Après mon premier cours, j’ai traversé la cour, où j’ai entendu des étudiants siffler et crier », a-t-elle déclaré à Human Rights Watch. « Je ne me suis pas rendu compte que j’étais l’objet de leur colère, jusqu’à ce que je parvienne à mon cours suivant et que je lise la consternation sur les visages de mes étudiants. Ils m’ont conseillé d’annuler le cours car ce serait dangereux pour moi de rester. Malgré tout, j’ai continué pendant 45 minutes jusqu’à ce que les cris à l’extérieur soient trop forts. Alors mes étudiants se sont rassemblés et m’ont escortée hors de la salle de classe par une porte de derrière. Un groupe de manifestants nous a suivis mais nous avons pu atteindre les bureaux de l’administration et fermer les portes derrière nous ». 

« Mes étudiants m’ont raconté qu’ils avaient entendu des commentaires de la part de ceux qui criaient, disant que je devrais porter des vêtements plus ‘respectueux’ », a-t-elle déclaré. « Je me suis toujours sentie en sécurité et respectée à l’université. Maintenant je sens que ma dignité et ma sécurité sont en péril à cause de ma façon de m’habiller ».

Le principe des libertés académiques dérive du droit internationalement reconnu à l’éducation, tel que garanti par l’article 13 du Pacte international relatif aux droits sociaux, économiques et culturels.

Le Comité des droits économiques, sociaux et culturels (CDESC) des Nations Unies a insisté sur le fait que « les libertés académiques englobent la liberté pour l'individu d'exprimer librement ses opinions sur l'institution ou le système dans lequel il travaille, d'exercer ses fonctions sans être soumis à des mesures discriminatoires et sans crainte de répression de la part de l'État ou de tout autre acteur (…) »

L’autonomie institutionnelle est également une condition sine qua non pour que s’exercent les droits individuels des professeurs et des étudiants. Le CDESC définit l’autonomie comme « le degré d'indépendance dont [un établissement] a besoin pour prendre des décisions efficaces, qu'il s'agisse de ses travaux, de ses normes, de sa gestion ou de ses activités connexes ».

Les institutions d’enseignement devraient pouvoir décider de leur propre règlement et s’administrer elles-mêmes. En outre, la Recommandation concernant la condition du personnel enseignant de l'enseignement supérieur, adoptée par la Conférence générale de l’UNESCO en 1997, prévoit que les États ont l’obligation de protéger les institutions d’enseignement supérieur des menaces envers leur autonomie, quelle que soit leur origine.

Tandis que l’État a l’obligation de garantir le droit de se rassembler pacifiquement, y compris celui des professeurs et des étudiants, et leur liberté à organiser pacifiquement et à participer à des manifestations sur le campus, ou à d’autres rassemblements, il est aussi responsable de la sécurité des étudiants et des professeurs, et de s’assurer que les manifestations n’interfèrent pas outre mesure avec leur droit à l’éducation et leurs autres droits.

Après la chute du président Zine El Abidine Ben Ali en janvier 2011, le gouvernement tunisien a retiré les policiers des campus universitaires. Actuellement, la police n’est censée intervenir que si le doyen leur en fait la requête explicite.

Par ailleurs, les doyens des facultés détiennent principalement la responsabilité de rapporter les atteintes aux libertés académiques aux autorités compétentes et de solliciter leur intervention lorsque des menaces ou des violences sont perpétrées, ou lorsque des manifestations paralysent la vie universitaire. 

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