(Bruxelles, le 24 janvier 2011) - Un trop grand nombre de gouvernements ont tendance à accepter les prétextes et arguments fallacieux avancés par des gouvernements répressifs, préférant adopter des stratégies complaisantes basées sur le « dialogue » privé ou sur la coopération, au lieu d'exercer de réelles pressions visant à assurer le respect des droits humains, a déclaré aujourd'hui Human Rights Watch à l'occasion de la publication de son Rapport mondial 2011. Ainsi, au lieu de faire preuve de fermeté à l'égard des chefs d'État responsables de violations de droits, de nombreux pays, dont plusieurs États membres de l'Union européenne, adoptent des politiques qui ne comportent aucun élément de pression susceptible d'inciter à un changement de politique dans ce domaine.
Ce rapport de 649 pages (dont une version abrégée en français de 166 pages est également disponible) est le 21e bilan annuel de Human Rights Watch sur la situation des droits humains à travers le monde. Le rapport résume les grands problèmes dans ce domaine dans plus de 90 pays et territoires, reflétant le vaste travail d'investigation entrepris en 2010 par son équipe de chercheurs.
« Les déclarations routinières en faveur du ‘dialogue' et de la ‘coopération' avec des gouvernements répressifs ne servent que trop souvent d'excuses pour justifier l'inaction face aux atteintes aux droits humains », a affirmé Kenneth Roth, le directeur exécutif de Human Rights Watch. « Les ‘dialogues constructifs' de l'UE comptent parmi les exemples les plus flagrants de cette tendance que l'on retrouve un peu partout dans le monde. »
Le dialogue et la coopération sont certes des éléments importants de toute stratégie visant à mettre fin à des violations de droits humains, l'instauration d'une coopération constituant d'ailleurs l'un des objectifs clés du plaidoyer dans ce domaine, selon Human Rights Watch. Toutefois, en l'absence d'une réelle volonté politique de la part d'un gouvernement de respecter ces droits, exercer une pression sur ce gouvernement peut l'inciter à revoir son analyse coût-bénéfice qui l'a amené à opter pour la répression.
Lorsque les gouvernements exposent ou condamnent les exactions, subordonnent l'octroi d'une aide militaire ou budgétaire à l'élimination des atteintes aux droits humains, ou exigent que leurs auteurs soient jugés et punis, les gouvernements répressifs se retrouvent avec un coût plus élevé à payer, a précisé Human Rights Watch.
Bien que plusieurs pays tant du « Nord » que du « Sud » violent régulièrement les droits humains, l'UE, en particulier, semble privilégier la stratégie du dialogue et de la coopération, selon Human Rights Watch. Même lorsque l'UE émet une déclaration concernant des préoccupations relatives aux droits humains, cette déclaration est rarement suivie d'une stratégie exhaustive et propice à engendrer un réel changement.
La crédibilité de l'UE en tant qu'acteur apte à contribuer à une amélioration des droits humains partout dans le monde est également tributaire de sa volonté à aborder les violations commises à l'intérieur de ses propres frontières. Parmi ces violations figurent la discrimination et l'intolérance croissante envers les migrants, les Musulmans, les Roms et d'autres populations, ainsi que les entraves au droit d'asile et des mesures de contre-terrorisme abusives. Les États membres et les institutions de l'UE doivent donc faire preuve d'un plus grand engagement politique pour s'assurer que le respect des droits humains sur leur territoire soit conforme aux discours que tient l'UE en dehors de ses frontières.
Parmi les exemples récents de cette stratégie consistant à éviter toute forme de pression figurent l'attitude obséquieuse de l'Union européenne à l'égard de l'Ouzbékistan et du Turkménistan, l'approche tout en douceur de nombreux pays occidentaux face à certains autocrates africains qu'ils soutiennent, tels que Paul Kagame au Rwanda et Meles Zenawi en Éthiopie, et la lâcheté manifestée de manière quasi-universelle face aux atteintes croissantes aux libertés fondamentales perpétrées par la Chine. En 2010, c'est le comité Nobel norvégien qui a apporté le soutien le plus important au respect des droits humains en Chine, en choisissant d'attribuer le prix Nobel de la paix au dissident incarcéré Liu Xiaobo.
Certes, des pressions continuent d'être exercées, a indiqué Human Rights Watch. Toutefois, ces pressions visent essentiellement des gouvernements au comportement si outrancier qu'il menace d'autres intérêts - c'est notamment le cas de la Corée du Nord, de l'Iran ou du Zimbabwe.
Le recours au dialogue et à la coopération plutôt qu'aux pressions est plus que jamais en vogue aux Nations Unies ; c'est en effet l'approche privilégiée par le Secrétaire général de l'ONU Ban Ki-moon et de nombreux membres du Conseil des droits de l'homme, selon Human Rights Watch. En outre, d'importantes démocraties parmi les pays du Sud - telles que l'Afrique du Sud, l'Inde et le Brésil - prônent elles aussi une stratégie discrète face à la répression. Des exemples récents de cette démarche sont notamment la réaction timide de l'Association des nations de l'Asie du Sud-Est (ASEAN) face à la répression en Birmanie, l'attitude trop passive des Nations Unies concernant les atrocités commises au Sri Lanka pendant la guerre civile, et l'indulgence de l'Inde à l'égard de la Birmanie et du Sri Lanka, a commenté Human Rights Watch.
Aux États-Unis, la deuxième année de la présidence de Barack Obama a été marquée par un regain d'attention pour la question des droits humains. Toutefois, les propos éloquents du président n'ont pas toujours été suivis de mesures concrètes. Le président Obama n'a pas non plus insisté pour que les différentes agences du gouvernement américain diffusent un message cohérent au sujet des droits humains. Ainsi, le ministère de la Défense et diverses ambassades américaines - en Égypte, en Indonésie et au Bahreïn, par exemple - se sont exprimés de façon contradictoire à plusieurs reprises sur des questions relatives aux droits humains.
Qu'ils soient publics ou privés, les dialogues ont davantage d'impact lorsqu'ils sont liés à des critères clairs de progrès, selon Human Rights Watch. En effet, de tels critères donnent une orientation claire au dialogue et contraignent les participants à atteindre des résultats concrets. En l'absence de tels critères, les gouvernements répressifs sont capables de manipuler ces dialogues, en soutenant d'ailleurs que la simple ouverture ou reprise d'un dialogue constitue un signe de « progrès ». Par exemple, un rapport publié en 2008 par l'UE sur sa stratégie pour l'Asie centrale a conclu que la mise en œuvre de celle-ci avançait bien, se contentant d'évoquer comme preuve de ce « progrès » un « dialogue politique renforcé ».
« Il est particulièrement malvenu aujourd'hui que les gouvernements censés défendre les droits humains soient silencieux à cet égard », a commenté Kenneth Roth. « Les gouvernements répressifs et leurs alliés, désireux d'éviter toute mesure visant à faire appliquer le respect rigoureux de ces droits, n'ont quant à eux aucun scrupule à s'exprimer. »
Le Sri Lanka, par exemple, a exercé de fortes pressions sur l'ONU pour tenter d'empêcher la mise en place d'un groupe consultatif de l'ONU chargé d'examiner la responsabilité des crimes de guerre commis pendant le conflit armé avec les Tigres tamouls. La Chine a entrepris d'importants efforts de lobbying pour dissuader d'autres gouvernements d'assister à la cérémonie de remise du prix Nobel de la paix à Liu Xiaobo. Dans une démarche similaire, la Chine a tenté de bloquer la proposition concernant l'instauration d'une commission d'enquête de l'ONU consacrée aux crimes de guerre commis en Birmanie, alors que cette proposition était fortement soutenue par les États-Unis et plusieurs États membres de l'UE.
L'attitude du Conseil des droits de l'homme de l'ONU a été particulièrement timide ; de nombreux pays ayant refusé de voter pour l'adoption de résolutions spécifiques sur un pays. Dans un exemple extrême, au lieu de condamner le Sri Lanka pour les actes de brutalité visant des civils lors des derniers mois de la guerre avec les Tigres tamouls, le Conseil a félicité ce pays, a noté Human Rights Watch.
Bien que les accords de partenariat et de coopération signés par l'UE avec d'autres pays dépendent généralement du respect fondamental des droits humains dans ces pays, l'UE a signé un important accord commercial et a entamé un projet d'accord compréhensif de partenariat et de coopération avec le Turkménistan, pays au gouvernement gravement répressif ; l'UE n'a pas imposé l'amélioration de la situation des droits humains comme condition de la signature de ces accords et n'a pas pris de mesure sérieuse pour garantir de telle améliorations à l'avance, a signalé Human Rights Watch. De la même façon, l'UE a lancé des pourparlers avec la Serbie concernant son adhésion à l'Union alors que ce pays ne remplit pas un critère clé préalable à l'ouverture de ces discussions, à savoir appréhender et remettre à la justice Ratko Mladic, le chef militaire des Serbes de Bosnie pendant la guerre, soupçonné à l'échelle internationale de crimes de guerre. L'UE a également levé les sanctions imposées à l'Ouzbékistan après le massacre par les forces de sécurité de centaines de personnes en 2005 dans la ville d'Andijan, et ce, bien que le gouvernement ouzbek n'ait pris aucune mesure sur aucun des critères requis pour une levée des sanctions par l'UE.
De même, l'administration Obama, dans sa première année, a simplement ignoré les conditions relatives aux droits humains qui devraient s'appliquer à tout octroi d'aide militaire au Mexique dans le cadre de l'initiative de Mérida, et a fourni une assistance militaire au gouvernement mexicain bien que celui-ci n'ait pas rempli son obligation de poursuivre devant des tribunaux civils des responsables militaires accusés d'exactions. Ce n'est que la deuxième année que l'administration Obama a réduit le montant de son aide militaire au Mexique.
« Le dialogue et la coopération ont certes un rôle à jouer, mais les gouvernements répressifs devraient faire preuve d'une réelle volonté d'améliorer leur politique relative aux droits humains », a commenté Kenneth Roth. « Dans le cas contraire, les gouvernements de bonne volonté doivent exercer des pressions pour les contraindre à mettre un terme à la répression. »