(Lagos, le 17 août 2010) - La corruption, largement répandue au sein des forces de police nigérianes, alimente les abus commis contre les citoyens ordinaires et nuit gravement à l'État de droit au Nigeria, a déclaré Human Rights Watch dans un rapport publié aujourd'hui. Human Rights Watch a appelé les autorités nigérianes à prendre immédiatement des mesures pour améliorer la transparence budgétaire des services de police et à ouvrir une enquête afin de traduire en justice tous les policiers impliqués dans des actes de corruption, quelle que soit leur position hiérarchique.
Le rapport de 102 pages, intitulé « ‘Everyone's in on the Game': Corruption and Human Rights Abuses by the Nigeria Police Force » (« ‘Tous dans le coup' : Corruption et abus de droits humains commis par les forces de police nigérianes ») fournit des informations sur les diverses formes de corruption qui existent dans la police au Nigeria. Le rapport montre également comment l'extorsion organisée, le manque patent de volonté politique concernant la réforme des services de police par les politiques, ainsi que l'impunité contribuent à faire de la corruption un fléau qui gangrène le pays.
« La fiabilité du travail de la police est une pierre angulaire de l'État de droit et de la sécurité publique », a affirmé Corinne Dufka, chercheuse senior pour l'Afrique de l'Ouest à Human Rights Watch. « L'incapacité persistante des autorités nigérianes à s'attaquer à la corruption, au racket et au détournement de fonds généralisés au sein de la police menace les droits fondamentaux de tous les Nigérians. »
Le rapport s'appuie sur des entretiens avec plus de 145 victimes et témoins de la corruption de la police au Nigeria. Parmi eux se trouvent des commerçants, des chauffeurs routiers, des travailleurs du sexe, des suspects dans des affaires pénales et des victimes d'actes de délinquance ; des agents de police de divers rangs hiérarchiques ; des représentants du gouvernement fédéral ; des juges, des procureurs et des avocats ; des chefs religieux et des dirigeants de la société civile ; des journalistes, des diplomates, et des membres d'un groupe armé d'autodéfense.
L'enquête de Human Rights Watch a démontré que de nombreux policiers nigérians se conduisent de manière exemplaire et travaillent dans des conditions difficiles et souvent dangereuses. Cependant, l'enquête a également mis en lumière une corruption et des comportements abusifs endémiques au sein des forces de police nigérianes. Un sergent de police a confié à Human Rights Watch que la corruption était « un mal qui touche tout le monde ».
Extorsion et pots-de-vin
Le rapport démontre que, chaque jour, d'innombrables Nigérians sont rackettés par des agents de police alors qu'ils se déplacent sur les routes du pays, achètent ou vendent des produits sur les marchés, font leurs courses ou travaillent dans leur bureau. Souvent, pour leur extorquer de l'argent, ces policiers menacent leurs victimes et commettent des abus de droits humains.
Dans certaines régions, les extorsions commises par la police au niveau de barrages routiers, apparemment mis en place pour lutter contre le crime qui touche de nombreuses communautés nigérianes, ont pris la forme d'une « taxe de passage ». Les policiers présents sur ces barrages ne font rien pour cacher l'argent collecté, ce qui souligne l'absence quasi totale de volonté de la part de leurs supérieurs hiérarchiques ou des autorités nigérianes de poursuivre les coupables.
L'enquête de Human Rights Watch a montré que les personnes qui refusaient de verser des pots-de-vin aux policiers subissaient souvent des arrestations arbitraires, des détentions illégales et des menaces jusqu'à ce qu'eux-mêmes ou des proches négocient leur libération. Les situations d'extorsion entre des policiers et des automobilistes ont souvent dégénéré vers de graves abus. Des éléments permettent de penser qu'en plusieurs occasions des policiers ont violemment battu, agressé sexuellement ou tué des citoyens qui avaient refusé de payer les pots-de-vin exigés.
La fréquence de ces actes d'extorsion a également conduit de nombreux Nigérians à perdre toute confiance en la police et à subir la corruption de manière résignée. Comme l'a confié un commerçant à Human Rights Watch : « Lorsqu'on a un problème, on s'attend à ce que la police nous aide, protège notre vie et nos biens. Au lieu de cela, elle fait exactement le contraire... Les policiers ne nous protègent pas, ils volent notre argent pour le mettre dans leurs poches. »
Système de « ristournes »
Human Rights Watch a constaté qu'au Nigeria certains officiers de police de grade supérieur appliquent un système « donnant-donnant » pervers, dans le cadre duquel les policiers subalternes sont contraints de donner à leurs supérieurs hiérarchiques une part de l'argent qu'ils extorquent au public, institutionnalisant et alimentant ainsi les pratiques d'extorsion.
Des officiers de police interrogés par Human Rights Watch, dont certains en activité ainsi que d'autres ayant quitté leurs fonctions, ont expliqué que les officiers doivent payer pour être affectés à des « postes lucratifs ». Une fois à ces postes, les policiers doivent remplir des objectifs monétaires journaliers ou hebdomadaires pour le compte de leurs supérieurs, sous peine d'être « sanctionnés » en étant relégués à un poste moins favorable à l'extorsion. Un brigadier a confié à Human Rights Watch qu'il faisait tout son possible pour remplir les objectifs exigés par son supérieur : « Si on n'a pas d'argent à la fin de la semaine, on se débrouille pour en trouver. On choisit quelqu'un au hasard et on l'arrête. »
Plusieurs officiers interrogés par Human Rights Watch ont indiqué que ce système de « ristournes » profite aux personnes les plus hauts placées dans la police, ce qui dissuade fortement les subalternes d'accuser leur supérieur d'extorsion ou d'autres abus.
Détournements de fonds
Parallèlement, il est présumé que des policiers de grade supérieur détournent des sommes colossales provenant de fonds publics destinés à financer les opérations policières de base. En 2009, le budget des forces de police du Nigeria s'élevait à 1,4 milliards de dollars. Cependant, dans la réalité quotidienne, le détournement de fonds et une mauvaise gestion ont restreint la capacité de la police à mener des enquêtes, et ont conduit les laboratoires médico-légaux de l'État quasiment dans l'impasse. Le manque de ressources nécessaires semble pousser certains officiers de police à faire usage de la torture comme principal moyen pour obtenir des renseignements de la part de suspects dans des affaires pénales.
De nombreux officiers de police se plaignent de manquer de carburant pour leur véhicule ou de ne pas avoir assez de fonds pour acheter les fournitures les plus basiques nécessaires aux enquêtes. Un sergent a déclaré : « On ne nous fournit pas ce dont nous avons besoin pour faire notre travail : les stylos, les formulaires de plainte, nous les achetons ; les formulaires pour les cautions, nous les achetons, et le carburant, nous l'achetons également. » Un juriste a expliqué à Human Rights Watch avoir vu un officier ôter l'ampoule d'un plafonnier d'un poste de police en expliquant à un autre : « Si tu veux de la lumière, il va falloir que tu achètes ta propre ampoule. »
En dépit de la condamnation historique pour corruption d'un ancien inspecteur général, l'impunité reste la norme. Une victime d'abus commis par la police a expliqué à Human Rights Watch que cette culture de l'impunité fait que les membres des forces de police « pensent qu'ils n'iront jamais en prison pour le mal qu'ils font. »
La justice et la sécurité publique au rabais
Les victimes de crimes sont systématiquement contraintes de payer les policiers pour chacune des étapes de l'enquête, dès leur entrée dans le commissariat pour signaler le crime et jusqu'à ce que des poursuites soient engagées. Les plus démunis n'ont pas droit à la justice, et il suffit aux suspects d'affaires pénales qui ont les moyens de soudoyer la police pour qu'une affaire soit classée, pour que les résultats d'une enquête pénale soient modifiés ou même pour qu'une affaire se retourne contre la victime. « La justice est mise en vente au plus offrant », a conclu un militant de la société civile.
Un ancien officier de police a expliqué à Human Rights Watch que divers officiers à tous les niveaux de la hiérarchie ont tout simplement transformé la police en « machine à sous ». Des gradés, régulièrement et en toute illégalité, sous-traitent pour leur propre bénéfice une protection policière à l'élite nigériane, privant ainsi les citoyens ordinaires d'une sécurité appropriée. Cette situation a engendré l'apparition de groupes d'autodéfense armés qui opèrent en dehors du cadre juridique et sont connus pour leurs abus et pour la justice arbitraire qu'ils dispensent.
Échec de l'encadrement
Le rapport montre également comment les ministres et les représentants du gouvernement chargés de l'administration de la police, des mesures disciplinaires et des réformes de ce secteur ont échoué dans leur combat contre la corruption généralisée. Les mécanismes publics de plainte, les contrôles internes de la police et la surveillance des civils restent insuffisants, souffrent du manque de financement et sont généralement inefficaces. Les victimes d'extorsion et d'abus commis par des policiers citent également la crainte d'une persécution encore plus forte comme l'une des principales raisons de leur silence.
Les gouvernements nigérians successifs ont reconnu bon nombre des problèmes décrits dans le rapport de Human Rights Watch, et ont mis en place des commissions et des comités pour envisager une réforme de la police et émettre des recommandations. Malheureusement, les recommandations faites par la société civile et les différents rapports établis par les groupes de réflexion gouvernementaux ont été en grande partie ignorés.
« Il est temps que le gouvernement du Nigeria, à tous les niveaux, s'attaque sérieusement au fléau de la corruption policière », a conclu Corinne Dufka. « Le gouvernement devrait commencer par enquêter et par démettre de leurs fonctions les officiers de grade supérieur qui tolèrent ou encouragent l'extorsion, privant ainsi les policiers consciencieux des ressources dont ils auraient besoin pour travailler efficacement. »