(Addis-Abeba) - Plus de 30 mois après l'immense espoir suscité par la décision de l'Union africaine de confier au Sénégal le jugement de Hissène Habré « au nom de l'Afrique », les victimes de l'ancien président tchadien et le Comité international pour le Jugement Equitable de Hissène Habré (CIJEHH) expriment leur profonde préoccupation face l'inertie du Sénégal et l'indifférence de l'Union africaine (UA). Les victimes et les organisations de droits de l'Homme qui les soutiennent appellent les chefs d'Etats africains réunis à Addis-Abeba (Ethiopie) pour le Sommet de l'Union africaine du 1 au 3 février à soutenir concrètement le Sénégal dans cette affaire conformément à leur résolution.
La décision du 2 juillet 2006 de l'UA qui donne mandat au Sénégal de juger Habré prévoit « d'apporter au Sénégal l'assistance nécessaire pour le bon déroulement et le bon aboutissement du procès ». Mais il a fallu attendre 16 mois pour que l'Union africaine nomme un envoyé spécial pour le procès, M. Robert Dossou qui ne dispose pas de moyens, dont le mandat n'est pas clairement défini et qui n'a effectué que deux missions à Dakar, non sans difficulté.
« Nous attendons de l'Union africaine qu'elle respecte son engagement de soutenir le Sénégal. La crédibilité de l'UA est engagée. Jusqu'à maintenant, nos dirigeants font preuve d'un attentisme déplorable dans ce dossier » a déclaré Dobian Assingar, de la Fédération internationale des Ligues des droits de l'Homme (FIDH) et Président d'honneur de la Ligue tchadienne des droits de l'Homme (LTDH).
Face à l'immobilisme du Sénégal, le 16 septembre 2008, quatorze victimes ont déposé plainte devant un procureur sénégalais, accusant Hissène Habré de crimes contre l'humanité et de torture, mais les autorités sénégalaises ont annoncé qu'elles ne prendront aucune action tant que la totalité des fonds pour le procès, estimée à 27.4 millions d'euros, ne sera pas versée. En fait, selon la pratique internationale, le financement de ce type de procès est réalisé par étapes, année après année. L'Union européenne a déjà débloqué 2 millions d'euros pour la phase initiale de l'instruction mais elle attend depuis plus de deux ans que le Sénégal présente une proposition budgétaire raisonnable. Le Tchad a annoncé qu'il participerait à hauteur de 3 millions d'euros et plusieurs autres pays, comme la France, la Belgique, les Pays-Bas et la Suisse sont également prêts à soutenir financièrement le Sénégal. Seule l'Union africaine n'a pas répondu à l'appel du Sénégal.
« L'Union africaine et le Sénégal sont en passe de se rendre complice de l'impunité de Hissène Habré, c'est une honte pour l'Afrique ! » regrette Me Jacqueline Moudeina, avocate tchadienne des victimes et coordinatrice du CIJEHH. « L'alibi de l'absence de financement pour démarrer la procédure judiciaire est scandaleux. D'ailleurs, lors du dépôt de notre première plainte en 2000, il n'a pas fallu des dizaines de millions d'euros pour inculper Habré. On se demande s'il y a une volonté politique pour aller de l'avant. Nous attendons une réaction ferme de l'Union africaine ».
« Notre dignité a été bafouée de la façon la plus barbare sous la dictature de Hissène Habré. Depuis 18 ans nous luttons contre l'impunité du bourreau de notre peuple pour que justice nous soit rendue. Mais chaque année des survivants décèdent : le temps presse ! » a déclaré Souleymane Guengueng, victime et fondateur de l'Association des Victimes des Crimes et Répressions Politiques au Tchad (AVCRP). « Est-ce que nos dirigeants soutiennent l'impunité ? De plus en plus de victimes se posent la question. »
« A l'Union africaine, on s'offusque beaucoup de l'action de la justice pénale internationale contre des Africains mais le vrai problème c'est que la justice africaine est totalement impuissante devant les crimes de nos dirigeants, » a déclaré Alioune Tine de la Rencontre Africaine pour la Défense des Droits de l'Homme (RADDHO) basée à Dakar. « Avec l'affaire Habré l'occasion est en or pour renverser cette tendance. »
Dans une interview publiée dans le journal espagnol Público, en date du 14 octobre, le chef de l'Etat sénégalais conditionne la tenue du procès à son financement par la communauté internationale. Le Président Wade affirme qu'il « n'est pas obligé de juger » Habré et que faute d'un tel financement, il ne va « pas garder indéfiniment Habré au Sénégal » mais « fera qu'il abandonne le Sénégal ». La menace d'expulser Hissène Habré, brandie par le président Wade, entraînerait une violation supplémentaire par le Sénégal de ses obligations juridiques internationales - à moins que Hissène Habré ne soit envoyé en Belgique, qui a déjà délivré un mandat d'arrêt international et une demande d'extradition.
Le Comité international pour le jugement Equitable de Hissène Habré demande à l'Union africaine de :
- rappeler au Sénégal son engagement de juger Hissène Habré;
- apporter au Sénégal l'assistance nécessaire pour le bon déroulement et le bon aboutissement du procès de Hissène Habré;
- lancer un appel solennel aux Etats membres de soutenir le Sénégal;
- définir le mandat de l'envoyé spécial de l'UA pour coordonner et promouvoir l'aide technique et financière pour le procès et le dépêcher à Dakar dans les plus brefs délais.