(Dakar) – Quatorze victimes soutenues par une coalition d’organisations africaines et internationales de défense des droits humains, ont déposé plainte aujourd’hui devant un procureur sénégalais, accusant l’ancien dictateur tchadien Hissène Habré de crimes contre l’humanité et de torture.
Le dépôt de cette plainte marque une nouvelle étape dans les efforts engagés de longue date pour traduire l’ex-dictateur du Tchad en justice afin qu’il réponde des atrocités commises sous sa présidence de 1982 à 1990. Habré, qui vit au Sénégal depuis son renversement, a été inculpé une première fois au Sénégal en 2000, avant que les juridictions sénégalaises ne se déclarent incompétentes en la matière. Par la suite, en 2005, le Sénégal a rejeté la demande d’extradition à l’encontre de Hissène Habré émise par la Belgique. Finalement, en juillet 2006 l’Union africaine a demandé au Sénégal « de faire juger, au nom de l’Afrique, Hissène Habré » ce que le président sénégalais a accepté. De février 2007 à juillet 2008, le Sénégal a engagé une série de réformes législatives et un amendement constitutionnel qui ont levé les derniers obstacles au procès de Hissène Habré.
« Nous exigeons du Sénégal que justice nous soit enfin rendue, c’est l’unique espoir qui nous reste », a déclaré Clément Abaifouta, président de l’Association tchadienne des victimes de crimes et répressions politiques (AVCRP), qui, en tant que prisonnier sous le gouvernement de Hissène Habré, a été forcé d’enterrer plus de 500 codétenus. « Nous nous battons depuis 18 ans pour traduire Hissène Habré en justice, la plupart des survivants sont morts ».
« Nous sommes confiants que le procureur fera maintenant progresser l’affaire et poursuivra Hissène Habré pour crimes contre l’humanité », a déclaré Demba Ciré Bathily, coordinateur du collectif des avocats sénégalais pour les victimes. « Les preuves que nous avons présentées aujourd’hui sont sans appel et montrent clairement que Habré n’était pas seulement politiquement responsable, mais aussi juridiquement responsable de graves crimes ».
Le procureur doit désormais examiner les plaintes des victimes et décider s’il y a lieu de présenter un réquisitoire contre Hissène Habré devant les juges d’instruction choisis pour traiter cette affaire.
Les victimes se sont présentées aujourd’hui à la Cour avec des milliers de documents de la police politique de Hissène Habré, la DDS (Direction de la Documentation et de la sécurité), découverts par Human Rights Watch en 2001. Ces archives révèlent par quels procédés Hissène Habré a placé la DDS sous son autorité directe et comment il a maintenu un contrôle étroit sur les opérations de la DDS. Les documents contiennent le nom de 1.208 personnes qui sont mortes en détention. Dans ces fichiers, Habré a reçu 1.265 communications directes de la DDS concernant le statut de 898 détenus.
« Habré n’était pas un dirigeant distant et ignorant les crimes commis par ses hommes », affirme Reed Brody, avocat à Human Rights Watch. « Au contraire, il a dirigé et contrôlé la force de police qui torturait ceux qui s’opposaient à son régime et ceux qui étaient considérés comme appartenant aux mauvais groupes ethniques ».
« Aujourd’hui, des milliers de victimes de Habré ainsi que l’ensemble du peuple tchadien sont avec nous », a déclaré Dobian Assingar, militant tchadien avec la Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme (FIDH). « Aucune famille au Tchad n’a été épargnée par les crimes de Hissène Habré ».
Deux victimes sénégalaises sont représentées dans cette affaire : Abdourahmane Gueye et Demba Gaye. Marchands de bijoux, ils ont été arrêtés et jetés en prison au Tchad lors d’un voyage en 1987. Gaye est décédé en prison et Gueye a été libéré au bout de sept mois grâce à l’intervention du gouvernement du Sénégal.
« Nous attendons de la justice du Sénégal toute la vérité sur la mort atroce de notre frère Demba Gaye, » a déclaré Satta Gaye, la sœur de Demba Gaye. « Son seul crime est d’avoir été au mauvais endroit au mauvais moment ».
« Moi j’ai eu plus de chance que mon ami Demba et je dois mon salut et ma survie au Khalife général de l’époque, Serigne Abdoul Ahad Mbacké et au Président Abdou Diouf qui m’ont tiré des geôles de Habré », a déclaré pour sa part Abdourahmane Gueye. « Mon vœu le plus cher, c’est de ne pas être déçu par la justice de mon pays ».
Le Sénégal a estimé que les investigations et le procès de l’ancien président du Tchad couteraient €28 millions et a déclaré que €1,5 millions (1 milliard de francs CFA) serait alloués au procès. Le gouvernement tchadien a affirmé qu’il participerait aussi au financement du procès à hauteur de €3 millions (2 milliards de francs CFA). En janvier, enfin, une délégation de l’Union européenne et un envoyé de l’Union africaine se sont rendus à Dakar pour évaluer les besoins du Sénégal et proposer une aide technique et financière.
« Il est temps que la justice instruise ce dossier », a déclaré Jacqueline Moudeina, présidente de l’Association tchadienne pour la promotion et la défense des droits de l’homme et avocate des victimes de Hissène Habré. « Le Sénégal nous a profondément déçu à plusieurs reprises. Nous conjurons nos frères africains de ne pas nous décevoir encore une fois, ce serait trop cruel ».
« Mon pays doit servir d’exemple à l’Afrique en démontrant que les Africains sont capables de régler leurs propres problèmes », a déclaré Alioune Tine de la Rencontre Africaine pour la Défense des Droits de l’Homme (RADDHO) basée à Dakar. « Le temps où les despotes pouvaient se réfugier dans le pays voisin avec leur compte en banque bien fourni est totalement révolu ».
En février 2007, le Président Wade a promulgué les lois permettant au Sénégal de juger des faits de génocide, crimes contre l’humanité, crimes de guerre et torture, même commis hors du territoire sénégalais, levant ainsi le principal obstacle juridique pour mener à bien le procès de Hissène Habré.
Parmi les victimes qui ont déposé plainte aujourd’hui, il y a Souleymane Guengueng, âgé de 58 ans, qui a failli mourir de fièvre dengue contracté au cours des deux années passés dans les prisons tchadiennes où il a reçu des mauvais traitements ; Ginette Ngarbaye, âgée de 45 ans, qui a été arrêtée alors qu’elle était enceinte et qui a été torturée aux décharges électriques. Elle a donné naissance à son premier enfant dans une cellule. Souleymane Abdoulaye Tahir, âgé de 34 ans, arrêté alors qu’il n’avait que 15 ans et torturé à plusieurs reprises aux chocs électriques pour le contraindre à révéler où se cachait son cousin.
Younous Mahadjir, âgé de 55 ans, vice-président de la Confédération syndicale tchadienne et Boukar Aldoumngar Mbaidje, âgé de 60 ans, ont été accusés de distribuer des pamphlets anti-Habré. Ils ont été battus en prison, leurs deux bras et leurs deux pieds attachés derrière le dos de manière à provoquer l’arrêt de la circulation et la paralysie des membres. Cette torture, d’usage courant sous le régime de Hissène Habré, est connue sous le nom de “Arbatachar”. La plainte cite des documents de la DDS et le témoignage de fonctionnaires de la DDS qui montrent que Habré ordonnait la répression sur les participants de « l’affaire des tracts ». Plusieurs des personnes arrêtées, y compris un ex-conseiller de Habré, ont déclaré que l’ex chef d’Etat suivait leur interrogatoire et la torture par talkie-walkie. Mbaidje, quant à lui, a été amené devant Habré avec des marques de torture toujours évidentes sur son corps.
En août 2008, Hissène Habré ainsi que 11 chefs de la rébellion armée tchadienne ont été condamnés à mort par contumace par une Cour criminelle de N’Djaména pour « atteinte à l’ordre constitutionnel et à l’intégrité et à la sécurité du territoire ». Toutefois, cette condamnation a été rendue pour des faits différents de ceux pour lesquels il est poursuivi au Sénégal et n’a donc aucune incidence sur les obligations du Sénégal de poursuivre Hissène Habré conformément à ses engagements internationaux et au mandat de l’Union africaine.
Les autres organisations qui soutiennent les victimes sont : la Ligue Tchadienne des Droits de l’Homme (LTDH), l’Organisation Nationale des Droits de l’Homme (Sénégal), et l’organisation française Agir Ensemble pour les Droits de l’Homme.