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Entretiens avec Eric Goldstein de Human Rights Watch, publiés dans deux quotidiens algériens francophones, el-Watan le 20 août 2005 et Liberté le 18 août 2005, concernant la Charte pour la paix et la réconciliation nationale et son non-respect des normes internationales en matière de vérité et de justice. La recherche de la vérité est l'un des facteurs qui contribuent à la consolidation de la paix et il est regrettable qu'il n'en soit pas question dans la Charte. Bien que cette dernière renferme certains éléments positifs, elle met en péril les droits des victimes de violations graves des droits humains. Elle risque en outre de renforcer le climat d'impunité qui règne en Algérie et entretient la perpétuation des atteintes aux droits de l'homme.

Eric Goldstein, directeur de recherche Moyen-Orient-Afrique du Nord à Human Rights Watch (...)

El Watan, 20 août 2005

Le « projet de charte » proposé par le Président Bouteflika respecte-t-il les normes internationales en termes de vérité et de justice?

Nous avons des soucis quant à la compatibilité du projet de charte et les normes internationales en termes de vérité et de justice. Nous ne trouvons nulle part dans le texte une affirmation de l’obligation de vérité ni de justice. On propose, par exemple, d’aider les familles des disparus à transcender leur épreuve horrible, on propose de les indemniser, on propose de les considérer comme étant des victimes de la tragédie nationale. Démarches louables. Mais où est leur droit à savoir la vérité, toute la vérité, martelé tant de fois par Me Farouk Ksentini, président de la commission ad hoc présidentielle sur les disparus? Les amnisties aboutissant à l’impunité pour les auteurs des graves atteintes aux droits humains, comme des « disparitions », des actes de torture et exécutions extrajudiciaires, bafouent les principes fondamentaux du droit international. Certaines autorités, telles que le secrétaire général des Nations unies, des organes des Nations unies ainsi que des organes régionaux faisant autorité et des tribunaux internationaux, ont établi qu’aucune amnistie ou mesure similaire ne devrait accorder l’impunité aux auteurs d’atteintes graves aux droits humains.

Que pensez-vous de l’extinction de poursuites contre les individus concernés et délimités par la «charte»?

On constate que la proposition de supprimer des poursuites contre les repentis exclut certaines violations graves, dont les massacres collectifs, les viols et le dépôt d’explosifs dans les lieux publics. Le principe est bon, mais il y a d’autres crimes graves qui risquent de bénéficier de l’extinction de poursuites et qui, selon le droit international, ne le devraient pas. Si j’ai enlevé deux ou trois personnes de chez elles et que je les ai abattues dans le maquis après, laissant ainsi leurs proches dans cette douloureuse incertitude, je peux bénéficier de cette amnistie. C’est inadmissible selon les principes internationaux, car les actes que j’ai commis sont des crimes graves et non amnistiables.

Sans justice et vérité, les victimes et leur famille, les générations futures, pourront-elles consolider la paix?

Ce qui est certain, c’est que ces questions de vérité et de justice, qui impliquent non seulement les victimes et leurs ayants droit, mais tout le peuple algérien, vont rebondir, comme c’était le cas en Amérique latine. Il est naturel de voir beaucoup de gens qui préfèrent dans le court terme tourner la page d’une période très pénible et rattraper le temps perdu. Mais les faits et les données qui ont alimenté la violence affreuse des années 1990 resteront toujours pertinents. Un travail de vérité, aujourd’hui ou plus tard, fait partie des facteurs qui contribueront à la consolidation de la paix. Il est regrettable qu’on ne le trouve pas dans le projet de charte.

"Il faut qu’il y ait débat sur la charte"

Eric Goldstein, directeur de recherche Moyen-Orient-Afrique du Nord à Human Rights Watch

Liberté, 18 août 2005

Liberté : quelle lecture faites-vous de la charte pour la réconciliation nationale et la paix annoncée par le président de la république?

Eric Goldstein : C’est un projet de texte qui affiche quelques éléments positifs mais qui met en danger les droits des victimes face aux graves violations des droits de l’Homme, à savoir le droit de savoir et de faire la justice. Il risque aussi de renforcer le climat d’impunité qui règne en Algérie et qui a alimenté les violations des droits humains.

L'initiative du président représente-t-elle juste une réconciliation nationale ou alors une amnistie à proprement parler?

L’initiative du président va dans le sens d’une amnistie, mais une amnistie qui n’aboutira pas forcément à une réconciliation durable. Il faut reconnaître que la loi sur la concorde civile a contribué à diminuer le niveau de violence à travers le pays. Mais parce que les Algériens soupçonnent que cette loi a bénéficié aux auteurs de très graves crimes, et qu’elle n’a pas été compagnée d’un travail de vérité, cette loi a aussi alimenté les ressentiments et la rancune au sein des Algériens, ce qui n’est pas propice pour la réconciliation. La charte propose aux membres des groupes armés une extinction des poursuites pour la majorité des crimes y compris certains crimes très graves, comme les disparitions et les exécutions sommaires, qui, selon les normes internationales, ne devraient pas être amnistiables. Les membres des groupes armés qui ont enlevé les civils et qui les auraient abattus, sembleraient, selon la charte, éligibles pour l’extinction de poursuites parce que leurs tueries en série ne seront pas considérées comme des “massacres collectifs”.

Autre question préoccupante : qui va être habilité à déterminer si un postulant pour l’extinction des peines est coupable d’un des crimes aptes à l’extinction?

Les comités de probation installés dans le cadre de la loi sur la concorde civile ont travaillé dans l’opacité totale. Ils sont soupçonnés d’avoir blanchi beaucoup de bourreaux pour des raisons politiques plutôt que juridiques. C’est bien d’avoir des catégories de crimes non amnistiables, mais que les autorités établissent des instances transparentes pour trancher dans les dossiers, des instances qui impliquent les victimes et les ONG qui les représentent.

Pensez-vous que la charte est à même de rétablir la paix et la sécurité?

La charte présidentielle pourrait contribuer davantage à rétablir la paix et la sécurité si la charte et les textes qui y émanent respectaient certains principes. Je souligne ici trois points majeurs.

Le président va demander le pardon au nom de la nation auprès des victimes – ce qui est bien, mais la charte devrait en même temps insister sur le besoin de mettre fin à l’impunité. La seule reconnaissance des dépassements commis par des agents de l’état est une affirmation que les disparitions auraient été commises par des agents isolés et non par les institutions de l’état, et que ces agents isolés ont été sanctionnés chaque fois que les actes ont été établis. En premier lieu, ce n’est pas crédible de dire que les plus de 6 000 disparitions officiellement reconnues sont des actes isolés sans que la moindre enquête officielle n’ait été menée. Aussi, j’invite M. le Président à nous fournir le nom d’un seul agent de l’État qui a été sanctionné pour un acte de disparition.

Deuxièmement: la charte nationale n’évoque pas l’obligation de vérité envers des victimes et tous les algériens, le droit de savoir pourquoi on a arrêté un “disparu” et son sort éventuel, le droit de connaître l’identité de tous les cadavres retrouvés dans les fausses communes découvertes dans la Mitidja, à Relizane, et ailleurs. Il faut un travail de vérité afin de révéler ce qui s’est passé pendant cette terrible période, afin que les Algériens puissent réfléchir et se réconcilier entre eux.

Troisièmement: c’est une bonne chose que le Président soumette son projet de charte à l’approbation du peuple algérien. C’est le peuple algérien qui doit débattre et décider des modalités de leur réconciliation nationale. Dans le même temps, un référendum ou un vote, même démocratique, ne peut jamais servir à bafouer les droits humains tels qu’ils sont internationalement reconnus, y compris les droits des victimes à la justice et à la vérité. Il faut aussi que le débat national sur le projet de charte ait lieu dans un climat de liberté d’expression et de tolérance. Il est consternant d’entendre le président Bouteflika, dans son discours de dimanche, s’en prendre violemment à ceux qui s’opposeraient à la charte. Ces propos ne sont pas propices à l’ouverture d’un débat honnête et fructueux.

Par ailleurs, on connaît trop bien les marges étroites d’expression dans les médias étatiques, et les pressions actuellement exercées à l’encontre de la presse écrite. On ne peut qu’espérer que tous les points de vue sérieux, toutes les interrogations sur le projet de texte, seront reflétés par les médias algériens, afin d’enrichir le débat.

Comment réagissez-vous au fait que la charte ne prenne pas en charge les familles des victimes du terrorisme et les femmes violées?

On espère que la charte, qui parle de toutes les victimes de la tragédie nationale, sera suivie de mesures, en faveur de toutes les familles des victimes.

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