Le président tunisien Kais Saied a décrété l’organisation d’un référendum national le 25 juillet 2022, sur un nouveau projet de constitution destiné à remplacer la Constitution de 2014 . Ce projet a été publié au Journal officiel le 30 juin, avec une série de modifications au projet de texte publiées au journal le 8 juillet. Saied a suspendu une bonne partie de la Constitution de 2014 en septembre 2021, deux mois après sa décision du 25 juillet 2021 de suspendre le parlement et de renforcer considérablement son autorité. Les questions-réponses qui suivent font le point sur ce que les modifications de la nouvelle constitution signifieraient pour les droits humains et l’État de droit en Tunisie.
1. Quels changements majeurs les électeurs tunisiens sont-ils appelés à approuver ?
4. Les Tunisiens sont-ils nombreux à avoir critiqué la Constitution de 2014 ?
6. Quel rôle la religion joue-t-elle dans le projet de constitution ?
7. Quelles autres préoccupations ont été soulevées par cette réforme constitutionnelle ?
8. Qu’en est-il du processus d’élaboration de cette constitution soumise à référendum ?
Le président Saied a appelé les Tunisiens à voter « oui » afin d’« achever la rectification du cours de la révolution ».
Telle qu’elle est proposée, la nouvelle constitution ramènerait la Tunisie du système hybride parlementaire-présidentiel prévu par sa constitution post-révolutionnaire, à un système présidentiel similaire à celui qui était en place avant le soulèvement de 2011.
Selon le décret-loi n° 2022-34 du 1er juin 2022, le président promulguera la constitution, si les électeurs l’approuvent, dans la semaine suivant l’annonce des résultats officiels du référendum. En vertu du pouvoir exécutif du président dans le projet proposé (article 101), le président nommerait le chef du gouvernement, l’équivalent d’un premier ministre. Le président nommerait les autres ministres du gouvernement parmi les candidats proposés par le chef du gouvernement, et pourrait les révoquer unilatéralement. Aucune approbation parlementaire n’est requise (article 102). Cette approche contraste avec la Constitution de 2014, qui donne à la majorité parlementaire la responsabilité principale de la formation du gouvernement (article 89).
Le président pourrait déclarer l’état d’exception en cas de « péril imminent » (article 96) sans délai ni contrôle par d’autres organes, contrairement à celui exercé par la Cour constitutionnelle 30 jours après la déclaration de l’état d’exception (article 80) dans la Constitution de 2014. Le projet ne prévoit pas de procédure de destitution du président, une mesure prévue par la Constitution de 2014 en cas de « violation grave de la Constitution » (article 88). Le projet maintient la limite de deux mandats présidentiels (article 90), mais supprime la disposition de la Constitution de 2014 selon laquelle la Constitution ne peut être modifiée pour augmenter le nombre de mandats (article 75).
Le projet crée une deuxième chambre du Parlement à côté de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), qu’il appelle le Conseil des régions et des districts. Il est composé de personnes élues par les membres des conseils régionaux et de district, et non plus au suffrage universel (article 81).
Le rôle de l’ARP serait considérablement affaibli, même si elle continuerait à disposer du pouvoir de rédiger et de promulguer des lois. L’ARP serait toujours en mesure de voter une motion de censure contre le gouvernement conduisant à son éviction, mais la procédure serait plus ardue (article 115) que dans la Constitution de 2014 (article 97). L’immunité de poursuites des membres du Parlement est également considérablement réduite (articles 65 et 66 dans le projet de constitution, au lieu des articles 68 et 69 dans la Constitution de 2014), notamment en raison de l’exemption de l’immunité pour « calomnie » et « diffamation », que le discours incriminé soit prononcé à l’intérieur ou à l’extérieur de l’assemblée. Le texte précise que les membres de l’ARP sont élus au terme d’élections libres et directes et générales (art. 60).
- Human Rights Watch privilégie-t-il un système parlementaire plutôt qu’un système présidentiel ? Existe-t-il un système meilleur qu’un autre pour les droits humains ?
Qu’il soit présidentiel, parlementaire, ou hybride, tout système peut être compatible avec le respect des droits humains internationaux et de l’État de droit.
Le système choisi devrait être garant des contrôles et des équilibres qui permettent d’empêcher les abus de pouvoir de la part de ceux qui occupent des fonctions politiques. Ces contrôles sont essentiels pour que les citoyens disposent de moyens efficaces et cohérents pour obliger les personnes qu’ils élisent à des postes d’autorité à rendre des comptes de manière démocratique.
Le fonctionnement et les missions du pouvoir législatif, du pouvoir exécutif et du pouvoir judiciaire doivent être séparés. Cela permet aux branches respectives du gouvernement de se contrôler mutuellement et d’exposer et prévenir les abus de pouvoir.
Les normes internationales relatives aux droits humains protègent également le droit des personnes à voter pour leurs représentants et exigent des gouvernements qu’ils garantissent l’indépendance du pouvoir judiciaire.
- Comment le projet de constitution s’inscrit-il dans la politique menée jusqu’à présent par le président Saied ?
Le projet codifie la tendance claire, depuis que le président Saied a unilatéralement renforcé sa propre autorité le 25 juillet 2021, de concentrer le pouvoir à la présidence au détriment des autres institutions. Saied a sapé les institutions démocratiques de la Tunisie telles qu’elles sont prévues par la Constitution de 2014, en suspendant puis en dissolvant l’ARP ainsi que le Conseil supérieur de la magistrature, dont la fonction est notamment de protéger l’indépendance de la justice, la Commission électorale indépendante, conçue pour garantir l’équité et l’intégrité des élections en Tunisie, et la Commission nationale de lutte contre la corruption, entre autres.
De nombreux Tunisiens ont applaudi la décision prise par le président Saied en juillet 2021 d’accroître sa propre autorité et ont concentré une grande partie de leur mécontentement sur l’ARP. Nombreux sont ceux qui considèrent que le Parlement est en grande partie responsable de la paralysie gouvernementale, notamment de l’incapacité à relancer une économie tunisienne en perte de vitesse, et à gérer efficacement la pandémie de Covid-19.
Le projet de constitution du Président Saied réduit considérablement le pouvoir du Parlement tel qu’il est prévu par la Constitution de 2014. Il modifie également la Constitution de 2014 d’une manière qui a moins à voir avec la limitation des pouvoirs de la très décriée ARP qu’avec l’affaiblissement du cadre solide offert par cette constitution pour protéger les droits humains – un cadre considéré comme progressiste dans la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord, même si certaines de ses dispositions doivent encore être mises en œuvre.
- En ce qui concerne les droits humains et les libertés publiques, quelles sont les différences principales entre le projet de constitution et la Constitution de 2014 ?
Le chapitre de la constitution consacrée aux droits et libertés contient peu de changements dans les droits qui sont énumérés. Pour définir comment les droits peuvent être restreints, le nouveau projet maintient, dans une formulation différente, deux tests d’équilibre prévus par la Constitution de 2014 pour toute restriction des droits (article 49). Premièrement, toute restriction imposée aux droits constitutionnels doit répondre « aux exigences d’un régime démocratique en vue de protéger les droits d’autrui, ou les impératifs de la sécurité publique, de la défense nationale ou de la santé publique ». Deuxièmement, les « restrictions ne doivent pas affecter l’essence des droits et libertés garantis par cette constitution, et doivent être justifiées par leurs objectifs, et proportionnées aux causes qui les ont suscitées » (article 55).
Le projet de constitution porte atteinte à l’indépendance des tribunaux, essentielle à la sauvegarde des droits des individus. Les tribunaux jouent également un rôle en examinant et en annulant les lois qui violent les droits et en demandant des comptes aux institutions lorsqu’elles abusent des droits qui leur sont conférés. Le projet fait référence à une « fonction judiciaire » (article 117) plutôt qu’à l’« autorité judiciaire » mentionnée dans la Constitution de 2014 (chapitre 5).
Le projet modifie le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), chargé par la Constitution de 2014 de « veiller au bon fonctionnement de la justice et au respect de son indépendance » (article 114). La constitution envisageait un organe indépendant composé de juges et d’experts juridiques, financiers, fiscaux et comptables, pour la plupart élus par leurs pairs (article 112). Le CSM a commencé à fonctionner après l’élection de ses membres en 2016.
Le projet de constitution mentionne le CSM (articles 119 et 120) mais ne précise pas comment ses membres sont choisis, ni si ses responsabilités incluent la préservation de l’indépendance judiciaire.
Dans le projet, le président nomme les juges sur proposition du CSM (article 120). Cela donne au président un plus grand pouvoir de nomination des juges que dans la Constitution de 2014 (article 106).
Le président Saied a déjà porté atteinte à l’indépendance de la justice. Le 12 février 2022, il a promulgué le décret-loi n° 2022-11, dissolvant le CSM et le remplaçant par un organe temporaire, dont certains membres ont été nommés par le président. Le 1er juin, Saied a émis le décret-loi n° 2022-35 qui lui donne le pouvoir de licencier sommairement les juges. Il a licencié 57 d’entre eux le jour même de la promulgation de ce décret.
Des juges tunisiens se sont mis en grève pendant trois semaines pour s’opposer à ce décret. Le projet de constitution les prive du droit de grève (article 41).
Le projet de constitution préserve la puissante Cour constitutionnelle, qui peut réviser et annuler les lois existantes et les projets de lois que la cour estime être en violation de la constitution, notamment ses dispositions relatives aux droits humains (articles 121-123 dans la Constitution de 2014, et 129-131 dans le projet). La Constitution de 2014 prévoit que les membres de la cour sont nommés à parts égales par le président, l’assemblée et le CSM.
La cour n’a jamais vu le jour, car le Parlement n’a jamais réussi à se mettre d’accord sur sa part des nominations (article 118). Le projet de constitution maintient la cour, mais réduit à neuf le nombre de ses membres et modifie leur mode de sélection. La cour sera composée de juges de haut rang en poste dans d’autres hautes cours (article 125) – des juges eux-mêmes nommés par le président (article 120).
Le projet de constitution ne mentionne pas les institutions étatiques que la Constitution de 2014 a créées et dotées d’un statut indépendant, notamment la Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle, l’Instance nationale de lutte contre la corruption (INLUCC), la Commission des droits de l’homme et la Commission du développement durable et des droits des générations futures (articles 125-130).
Bien que l’islam ne soit plus mentionné comme « religion d’État », comme c’était le cas à l’article 1 de la Constitution de 2014, l’article 5 du projet de constitution stipule : « La Tunisie fait partie de l’Oumma islamique, et il incombe à l’État seul d’œuvrer à la réalisation des objectifs de l’islam en préservant l’âme, l’honneur, les biens, la religion et la liberté. »
Cette mention de l’islam invite l’État à agir (« il incombe à… ») en vue de réaliser les valeurs islamiques, contrairement à la mention de l’islam comme religion d’État dans la Constitution de 2014. Les amendements au projet annoncés le 8 juillet incluent l’exigence selon laquelle le processus qui consiste à « œuvrer à la réalisation des objectifs de l’islam » doit être mené « dans le cadre d’un système démocratique ». Malgré cette qualification, cette disposition pourrait être utilisée pour justifier certaines restrictions de droits fondées sur des préceptes religieux, comme la discrimination sexuelle.
Le 20 mai, le président Saied a annoncé que Sadok Belaïd, un ancien professeur de droit constitutionnel, dirigerait un comité chargé de rédiger une « nouvelle constitution pour une nouvelle république. » Le 20 juin, le comité a remis son projet à la présidence. Le 30 juin, le Journal officiel a publié un projet de constitution, indiquant qu’il serait soumis à un référendum le 25 juillet.
Le 3 juillet, Belaïd a publiquement désavoué le projet tel qu’il a été publié, affirmant que ce n’était pas celui que sa commission avait préparé. Dans une interview au journal Le Monde, Belaïd a déclaré que le président devait retirer le projet, le décrivant comme « dangereux », « régressif » et marqué par une « tendance à la tyrannisation du pouvoir. »
Plusieurs organisations non gouvernementales tunisiennes, telles que l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD), le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES) et le Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT) ont fait part, dans une déclaration commune, de leur profonde inquiétude quant au recul des droits démocratiques et humains dans le projet.
Le projet supprime également la disposition de la Constitution de 2014 selon laquelle la compétence des tribunaux militaires se limite aux infractions militaires. Cette disposition avait rapproché la constitution tunisienne de la norme de droit international selon laquelle les tribunaux militaires ne doivent pas être compétents pour juger les civils, même si, dans la pratique, les tribunaux militaires tunisiens ont continué à juger des civils, le législateur n’ayant pas promulgué de loi pour mettre en œuvre la disposition constitutionnelle.
La Constitution de 2014 a été le résultat d’un processus de rédaction transparent de deux ans, impliquant des juristes, des partis politiques et la société civile, avant que l’Assemblée nationale constituante ne l’approuve en 2014.
La constitution proposée par Saied a été rédigée par un groupe dont il a lui-même nommé les membres, et qui a travaillé pendant quatre semaines à huis clos, ne sollicitant que peu de contributions extérieures, pour ne pas dire aucune. La publication du projet trois semaines seulement avant le référendum national laisse peu de place au débat public.
Le 27 mai, la Commission de Venise, l’organe consultatif du Conseil de l’Europe en matière de droit constitutionnel, a déclaré dans un avis sur le cadre constitutionnel et législatif relatif au référendum et aux élections en Tunisie qu’il « n’est pas réaliste de prévoir d’organiser de manière crédible et légitime un référendum constitutionnel le 25 juillet 2022 ».