(Toronto) – Les sociétés minières internationales qui s’empressent d’investir dans le secteur érythréen des minerais en plein essor risquent de s’impliquer dans de sérieuses violations de droits humains si elles ne prennent pas de précautions. Ce risque est illustré par le fait que la société Nevsun Resources, basée à Vancouver, n’a pas pris les mesures nécessaires pour éviter le recours au travail forcé lors de la construction de sa mine en Érythrée, et par sa capacité limitée à répondre aux allégations de travail forcé qui circulent à son sujet.
Le rapport de 31 pages, intitulé « Hear No Evil: Forced Labor and Corporate Responsibility in Eritrea’s Mining Sector » (« Politique de l’autruche : Travail forcé et responsabilité d’entreprise dans le secteur minier en Érythrée »), décrit la manière dont les sociétés minières qui opèrent en Érythrée risquent de s’impliquer dans le recours fréquent par le gouvernement au travail forcé. Le rapport décrit également le refus initial de Nevsun – la première société à développer une mine en activité en Érythrée – de prendre ces risques au sérieux et le fait qu’elle a ensuite peiné à répondre aux allégations relatives à des abus perpétrés dans le cadre de ses opérations. Bien que la société ait par la suite amélioré ses politiques en la matière, elle ne semble toujours pas [capable] être en mesure d’enquêter sur les allégations de travail forcé qui pèsent sur un de ses sous-traitants, une entreprise publique.
« Si les sociétés minières comptent travailler en Érythrée, il leur faut s’assurer que leurs opérations ne dépendent pas du recours au travail forcé », a déclaré Chris Albin-Lackey, chercheur senior auprès de la division Entreprises et Droits humains à Human Rights Watch. « Si elles sont incapables d’empêcher de telles pratiques, elles ne devraient même pas procéder à l’élaboration de tels projets. »
L’Érythrée est l’un des pays les plus pauvres et les plus répressifs du monde. Ces dernières années, la richesse minière largement inexploitée du pays a donné un coup de fouet plus que nécessaire à ses perspectives économiques. Le projet Bisha, à participation majoritaire et exploité par la petite société canadienne Nevsun Resources, constitue la première et, pour l’instant, la seule mine opérationnelle d’Érythrée. Ce projet a commencé à produire de l’or en 2011 ; des minerais d’une valeur de quelque 614 millions de dollars ont été exploités la première année.
Mais d’autres grands projets menés par des entreprises canadiennes, australiennes et chinoises sont aussi prévus. De nombreuses sociétés d’exploration sont en train de passer au peigne fin d’autres concessions afin d’identifier de nouveaux prospects.
Le gouvernement érythréen applique un programme de « service national » qui consiste à enrôler ses ressortissants dans un travail forcé pour une durée prolongée et indéfinie, généralement dans des conditions abusives. C’est par le biais de ce programme de travail forcé que les sociétés minières courent le risque le plus direct de s’impliquer dans les atteintes aux droits humains perpétrées par le gouvernement érythréen. Human Rights Watch a rendu compte de la manière dont les conscrits font régulièrement l’objet d’actes de torture et d’autres exactions graves, et dont le gouvernement se venge sur les familles des conscrits si ceux-ci abandonnent leur poste. Cela fait plus de dix ans que de nombreux Érythréens sont forcés de travailler en tant qu’ouvriers conscrits.
La plupart des conscrits sont affectés à l’armée, mais certains doivent travailler pour des sociétés d’État. Certaines de ces sociétés sont des entreprises de construction qui font de la sous-traitance pour des entreprises internationales, sous l’effet des pressions du gouvernement.
Nevsun Resources exploite la mine de Bisha au titre d’un joint-venture avec la société minière publique érythréenne Eritrea National Mining Corporation (ENAMCO). Nevsun a admis à Human Rights Watch qu’elle n’avait au départ soumis les risques d’atteintes aux droits humains liées au projet à aucun exercice de diligence raisonnable. À la demande du gouvernement, elle a par la suite chargé une entreprise d’État, Segen Construction Company, de la construction d’une partie des infrastructures nécessaires autour du site minier. Cela fait longtemps que l’on allègue que Segen recourt au travail forcé dans le cadre de ses projets.
Human Rights Watch a interrogé plusieurs Érythréens qui ont travaillé à Bisha pendant la phase initiale de construction. Certains ont déclaré y avoir été déployés par Segen en tant qu’ouvriers conscrits. Ils ont décrit des conditions de vie affreuses et un travail forcé contre un salaire de misère. Un ancien conscrit a expliqué qu’il avait été arrêté et emprisonné pendant plusieurs mois après avoir quitté le chantier pour se rendre aux funérailles d’un parent.
« Nevsun, sans veiller à l’existence des garde-fous nécessaires, a fait appel à un sous-traitant dont il est allégué de longue date qu’il recourt au travail forcé », a commenté Chris Albin-Lackey. « Le pire, c’est que Nevsun a poursuivi ses opérations et continué d’employer cette société alors même que celle-ci lui a interdit de contrôler ses pratiques de travail. »
Au début du projet, Nevsun ne disposait pas des procédures adéquates pour s’assurer d’exclure tout travail forcé lors de l’implantation de son projet. Depuis, la société est plus rigoureuse sur ce point, en grande partie grâce à l’instauration d’une procédure de sélection améliorée selon laquelle tous les ouvriers de la mine sont censés avoir été contrôlés, l’objectif étant de vérifier qu’ils y travaillent de leur plein gré. Nevsun affirme que ces politiques sont désormais adéquates en cela qu’elles permettent de veiller à exclure du projet tout recours au travail forcé.
Human Rights Watch n’a pas connaissance d’allégations selon lesquelles une main-d’œuvre forcée est actuellement utilisée à Bisha, mais il est extrêmement difficile de contrôler la situation, l’accès des enquêteurs spécialistes des droits humains en Érythrée étant limité. Toutefois, même la société Nevsun ne peut être absolument assurée qu’aucune main-d’œuvre forcée n’est employée, son sous-traitant refusant de coopérer aux initiatives visant à contrôler son comportement en matière de droits humains.
Nevsun affirme que Segen a promis de ne pas recourir au travail forcé à Bisha. Mais Segen a refusé à Nevsun le droit d’interroger les employés de Segen afin de vérifier s’ils travaillaient à Bisha de leur plein gré. Segen a également refusé d’autoriser Nevsun à se rendre sur le site où sont hébergés ses employés afin d’en évaluer les conditions. Depuis 2010, Nevsun fournit de la nourriture aux employés de Segen, ayant appris que leurs conditions de vie étaient déplorables et que leur alimentation était inadéquate.
En 2012, Nevsun a tenté d’agrandir la mine sans faire appel à Segen. Le gouvernement érythréen s’y est opposé, et Nevsun a repris Segen. Des employés de Segen se trouvent toujours à Bisha.
« Nevsun s’est laissé intimider par son propre sous-traitant local, qui bénéficie du soutien du gouvernement érythréen ; elle ne devrait pas accepter cette situation », a commenté Chris Albin-Lackey. « Cela devrait servir de leçon aux autres entreprises minières en Érythrée : si elles attendent qu’un problème se produise pour aborder la question des risques dans le domaine des droits humains, il pourrait être trop tard. »
Malheureusement, il semblerait que d’autres sociétés soient en passe de concrétiser des projets miniers sans prendre ces risques en considération. Human Rights Watch a ainsi interrogé le PDG de South Boulder Mines, une société australienne qui s’apprête à développer une mine de potasse en Érythrée d’une valeur d’un milliard de dollars. Le PDG reconnaît que sa société n’a procédé à aucune évaluation des risques potentiels en matière de droits humains, dont le risque potentiel de recours au travail forcé.
La société canadienne Sunridge Gold, qui travaille également sur un projet de développement minier en Érythrée, n’a pas répondu aux demandes qui lui ont été adressées pour discuter de la question du travail forcé et des autres atteintes aux droits humains. Le nouveau venu dans le secteur minier est SFECO, un conglomérat chinois basé à Shanghai qui a récemment acquis un intérêt majoritaire dans un autre projet minier appartenant à Chalice Gold, société australienne.
D’après les enseignements tirés à Bisha, le plus gros risque d’atteintes concerne la phase de construction de ces projets. Nevsun a également acquis les droits relatifs à un autre gisement près du site de Bisha qui, s’il se révèle commercialement viable, pourrait impliquer des travaux de construction ou d’infrastructure supplémentaires.
Les sociétés minières qui souhaitent opérer en Érythrée devraient refuser de travailler avec des sous-traitants qui recourent au travail forcé et réclamer le droit d’enquêter sur toutes les éventuelles allégations d’atteintes liées à leurs opérations, a commenté Human Rights Watch.
Toutes les sociétés minières actives en Érythrée devraient soumettre la question du respect des droits humains à un exercice de diligence raisonnable afin d’identifier et de réduire tous les risques posés par leurs projets. L’importance d’une diligence raisonnable à l’égard des droits humains occupe une place prépondérante dans les Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme avalisés par les Nations Unies, qui sont largement acceptés comme servant de référence légitime au comportement d’entreprise responsable.
Une fois les projets lancés, les sociétés devraient rester attentives à l’évolution de la situation sur le terrain pour s’assurer qu’ils ne recourent pas au travail forcé ou ne soient pas à l’origine d’autres atteintes. Les sociétés devraient insister sur un accès indépendant et sans entrave à tous les travailleurs de leur site minier et sur le droit de congédier les sous-traitants locaux dont on a des raisons de penser qu’ils sont impliqués dans des pratiques abusives.
Les gouvernements des multinationales minières devraient réglementer et contrôler les pratiques en matière de droits humains des sociétés implantées dans différents pays lorsqu’elles opèrent dans des environnements à haut risque comme en Érythrée, a observé Human Rights Watch. Les gouvernements devraient insister auprès de ces sociétés pour qu’elles respectent des normes rigoureuses et qu’elles enquêtent sur les allégations relatives à des atteintes perpétrées dans le cadre de leurs opérations étrangères. Aucun pays ne contrôle actuellement les pratiques extraterritoriales en matière de droits humains de ses entreprises sauf dans certains contextes très restreints, par exemple pour les investissements en Birmanie.
« Pour les sociétés minières, ignorer les risques de recours au travail forcé qui existent indubitablement en Érythrée relève de la négligence », a conclu Chris Albin-Lackey. « Par ailleurs, cela fait fort longtemps que le gouvernement de ces sociétés devrait faire de leur bilan en matière de droits humains à l’étranger une question d’intérêt national. »