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Lettre conjointe à l’attention des Ministres de la Justice ou Procureurs généraux des États parties africains à la Cour pénale internationale au sujet de la proposition d’extension de la compétence de la Cour africaine de justice et des droits de l’homme

Mesdames et Messieurs les Ministres ou Procureurs généraux,

À l’occasion de la réunion des experts gouvernementaux et Ministres de la Justice ou Procureurs généraux sur les questions juridiques, qui aura lieu à Addis-Abeba du 7 au 15 mai 2012, nous soussignées, organisations de la société civile africaine et organisations internationales avec une présence en Afrique, vous adressons le présent courrier afin de partager avec vous nos préoccupations au sujet de la proposition d’extension de la compétence de la Cour africaine de justice et des droits de l’homme (Cour africaine) aux poursuites d’individus pour des crimes incluant sans s’y limiter le génocide, les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité. Nous croyons savoir que les discussions relatives à un projet de protocole visant à amender le protocole de la Cour africaine afin d’y inclure une compétence pénale ont maintenant progressé et que la prochaine réunion pourrait envisager l’adoption du projet de protocole amendé.

Bon nombre des organisations soussignées ont écrit antérieurement aux États parties africains à la Cour pénale internationale (CPI) concernant ledit projet d’extension de la compétence. L’ajout d’une compétence permettant de juger des individus devant une cour régionale telle que la Cour africaine serait un fait sans précédent. Il soulève un certain nombre de questions qui méritent d’être examinées très attentivement. Compte tenu de l’objectif que nous partageons de faire progresser la cause de la justice pour les crimes relevant du droit international, nous vous demandons respectueusement de prêter une attention toute particulière aux préoccupations soulevées ci-après et de différer l’adoption du projet de protocole afin de permettre un examen plus approfondi et des concertations plus poussées.

Impact sur le mandat de la Cour africaine en matière de droits humains et sur le système africain des droits humains

L’extension de la compétence de la Cour africaine risque de miner les progrès opérés sur le plan du développement du système africain de protection des droits humains. La fusion des deux juridictions existantes, la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples et la Cour de justice de l’Union africaine, pourrait déjà diluer les travaux de la première. L’ajout d’un troisième mandat à la Cour africaine ne fera qu’absorber des ressources vitales pour consolider le mandat de la Cour africaine en matière de droits humains. En faisant respecter des droits importants tels que le droit à la justice, à la vérité et aux réparations, les cours régionales des droits de l’homme peuvent apporter une contribution essentielle à la lutte contre l’impunité dans le cadre d’une protection plus générale des droits humains.

Par ailleurs, la perspective d’une compétence pénale risque de dissuader certains États d’adhérer à la Cour africaine fusionnée. Or, une fois que la Cour fusionnée verra le jour, la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples cessera ses activités. Si certains États n’ont pas adhéré à la Cour africaine, ils pourraient non seulement ne pas relever de la juridiction pénale de la Cour africaine, mais ils pourraient aussi ne pas relever de son mandat en matière de droits humains.

Le possible impact que cela aurait sur le système africain de protection des droits humains devrait faire l’objet de consultations plus approfondies avec les responsables de la Commission africaine et de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples, ainsi qu’avec la société civile.

Détournement de l’attention et des ressources nécessaires afin de permettre aux États de remplir leurs obligations en matière de lutte contre l’impunité

Les membres de l’Union africaine (UA) ont l’obligation première en droit international d’ouvrir des enquêtes et, s’il existe suffisamment d’éléments de preuve, de poursuivre devant leurs tribunaux nationaux les personnes soupçonnées de crimes relevant du droit international. La CPI promeut déjà la complémentarité avec les systèmes judiciaires nationaux. Étendre la compétence de la Cour africaine et diluer les travaux de l’actuelle Cour africaine des droits de l’homme et des peuples risquent non seulement de porter atteinte à la protection des droits humains, mais également de détourner les ressources et l’attention qui devraient être consacrées au renforcement de la capacité et de la volonté des autorités nationales de réprimer les crimes internationaux.

Impact sur la lutte contre l’impunité dans son ensemble

Il faudra du temps avant que les amendements étendant la compétence de la Cour africaine aux affaires pénales ne prennent effet. Depuis 2008, seuls trois États ont adhéré au protocole sur la fusion de la Cour africaine. Les États non parties à la CPI risquent d’invoquer la perspective d’une future juridiction pénale régionale pour justifier leur refus d’adhérer à la CPI, mais sans garantir aucunement qu’ils se soumettront un jour à la compétence de la Cour africaine ou qu’ils coopéreront dans des affaires dont cette dernière est saisie. L’extension de la compétence de la Cour africaine pourrait dès lors perpétuer les lacunes actuelles en matière de lutte contre l’impunité et saper les efforts visant à élargir la portée de la justice internationale.

Défis à relever pour mettre en place une cour pénale régionale

La mise en place d’une cour de ce genre est une tâche complexe, de longue haleine et onéreuse. Les poursuites pénales engagées à l’encontre d’individus conformément aux normes internationales demandent de satisfaire à des exigences entièrement différentes de celles imposées lors du jugement de violations des droits humains perpétrées par des États ou lors du règlement de différends entre États. Ces exigences comprennent notamment : l’obtention et la conservation des éléments de preuve ; la protection et le soutien aux victimes et témoins ; la sensibilisation des victimes et des communautés affectées ; la détention préventive ; la protection des droits de la défense, les enquêtes et poursuites ; les procès et l’emprisonnement ; et la coopération des États. Il a fallu près de dix ans à la CPI pour mettre en place des mécanismes visant à remplir ces fonctions et pour mener à terme son premier procès. Le processus complexe d’instauration d’une cour pénale régionale pleinement opérationnelle risque de provoquer des retards dans l’administration de la justice. Une cour dédiée à la protection des droits de l’homme, en sa qualité d’instance n’agissant qu’en dernier ressort et examinant le respect par un État des normes de droits humains, requiert une expertise, un personnel et un fonctionnement totalement différents.

L’exécution d’un mandat élargi sera également onéreuse à l’heure où les activités d’autres mécanismes régionaux restent limitées en raison de contraintes sur le plan des ressources. Le coût d’un seul procès pour crime international a été estimé à près de 20 millions de dollars américains. Cela représente pratiquement le double des budgets de 2009 approuvés et conjugués de la Commission africaine et de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples.[1]Les membres de l’UA n’ont pas discuté des moyens de faire face à ces coûts, et aucune estimation des coûts ni proposition pour garantir le financement requis n’a été élaborée. Des fonds insuffisants pourraient empêcher d’exercer correctement la justice et pourraient soulever des questions quant à l’intégrité et à la crédibilité des procédures dont la cour est saisie.

Par ailleurs, les membres de l’UA devront examiner comment la Cour africaine obtiendra une coopération parmi ses États parties et au-delà. L’expérience des tribunaux pénaux internationaux montre qu’un large soutien est indispensable pour les arrestations et qu’une aide est nécessaire dans les enquêtes ; les discussions sur la création d’une cour pénale régionale devraient faire l’analyse des expériences et lacunes d’autres tribunaux pénaux internationaux.  

Aucune autre organisation régionale n’a conféré à ses cours, qui instruisent des affaires contre des États, une compétence pénale à l’égard des individus.

Clarifier la relation entre une Cour africaine élargie et la CPI ainsi que l’impact sur les obligations des États parties africains à la CPI

Les États parties africains à la CPI fournissent un soutien indispensable – y compris financier – à la CPI, et un certain nombre d’africains ont été nommés à de hautes fonctions à la CPI. Le maintien de l’engagement des États parties africains est essentiel pour la réussite de la CPI. Si la compétence de la Cour africaine est élargie, les États parties africains à la CPI pourraient être confrontés à des obligations doubles ou concurrentes envers la Cour africaine et la CPI, entre autres dans le cas de demandes de ressources et de coopération. Alors que 33 États africains sont parties à la CPI, le projet de protocole ne fait apparemment pas référence au Statut de Rome. En l’absence d’indications claires, les États parties africains à la CPI se retrouveraient dans une situation susceptible de mettre à mal leurs efforts pour lutter contre l’impunité d’une part, et leurs relations avec la CPI et d’autres institutions d’autre part. Il est particulièrement important d’examiner comment le régime de complémentarité de la CPI pourrait s’appliquer à des poursuites pénales régionales et de définir si la CPI continuerait d’être une cour agissant en dernier ressort dans les cas où les poursuites se trouveraient bloquées au niveau régional.

Un besoin de concertation plus large et d’analyse plus approfondie

Des discussions précipitées sur l’extension de la compétence de la Cour africaine et un manque de transparence n’ont pas permis de consulter de façon appropriée la société civile, les experts juridiques des pays membres de l’UA et les responsables de la Cour africaine et de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples. Plus précisément, les projets de protocole n’ont pas été rendus publics en vue de consultations ni distribués à la société civile. Les questions portant sur la compétence, la définition des crimes, les immunités, la conception institutionnelle et les aspects pratiques de l’administration et de l’application d’une juridiction élargie, entre autres, nécessitent un examen approfondi. À cet égard, dans un souci d’ouverture, de transparence et de bonne gouvernance régionale, un véritable processus de concertation devrait être facilité. Compte tenu du rôle clé qu’elles ont joué dans la création et la mise en œuvre de mécanismes régionaux africains des droits humains et de la CPI, les organisations de la société civile ont une expertise cruciale à offrir, à l’instar des autres parties prenantes concernées.

Nous espérons que ces informations vous seront utiles lors de vos discussions à la réunion qui se tiendra prochainement, et qu’à la lumière des préoccupations soulevées dans la présente, vous envisagerez de différer l’adoption du projet de protocole afin de permettre des consultations et une analyse plus approfondies.

Vous remerciant d’avance pour l’attention que vous voudrez porter à la présente, nous vous prions d’agréer, Mesdames et Messieurs les Ministres et Procureurs généraux, l’expression de notre très haute considération.

1.                  Action des Chrétiens Activistes des Droits de l'Homme de Shabunda (ACADHOSHA), République démocratique du Congo
2.                  Allamagan Human Rights Advancement Organization (AHRAO), Somalie
3.                  Amnesty International, Côte d'Ivoire
4.                  Amnesty International, Burkina Faso
5.                  Amnesty International, Ghana
6.                  Amnesty International, Kenya
7.                  Amnesty International, Mali
8.                  Amnesty International, Sénégal
9.                  Amnesty International, Afrique du Sud
10.              Amnesty International, Togo
11.              Amnesty International, Tunisie
12.              Amnesty International, Zimbabwe
13.              Association pour les Droits de l'Homme et l'Univers Carcéral (ADHUC), République du Congo
14.              Centre for Accountability and Rule of Law, Sierra Leone
15.              Centre for Human Rights and Rehabilitation (CHRR), Malawi
16.              Children Education Society (CHESO), Tanzania 
17.              Civil Resource Development and Documentation Centre (CIRDDOC), Nigéria
18.              Club des Amis du droit du Congo (CAD), République démocratique du Congo
19.              Coalition Burundaise pour la CPI, Burundi
20.              Coalition Camerounaise pour la CPI, Cameroun
21.              Coalition Congolaise pour la CPI, République démocratique du Congo
22.              Coalition pour la CPI (CICC) – bureau Bénin
23.              Coalition pour la CPI (CICC) – bureau République démocratique du Congo
24.              Coalition of Eastern NGOs (CENGOS), Nigéria
25.              Coalition Ivoirienne pour la CPI, Côte d’Ivoire
26.              Coalition for Justice and Accountability (COJA), Sierra Leone
27.              Coalition Nigérienne pour la CPI, Nigéria
28.              Coalition Ougandaise pour la CPI, Ouganda
29.              East and Horn of Africa Human Rights Defenders Project
30.              Fédération Internationale des Ligues des Droits de l’Homme (FIDH), représentant 38 organisations de droits humains en Afrique      
31.              Human Rights Network-Uganda (HURINET), Ouganda
32.              Human Rights Watch, avec des bureaux en Afrique du Sud, au Kenya, en République du Congo, et au Rwanda
33.              International Center for Transitional Justice  (ICTJ), South Africa
34.              International Commission of Jurists (ICJ), Kenya
35.              International Crime in Africa Programme (ICAP), Institute for Security Studies (ISS), Afrique du Sud
36.              Kenya Human Rights Commission (KHRC), Kenya
37.              Lead Centrafrique  pour le Développement Durable, République centrafricaine
38.              Minority Rights Group International, avec un bureau régional en Ouganda
39.              Mouvement pour les libertés individuelles (MOLI), Burundi
40.              National Coalition on Affirmative Action (NCAA), Nigéria
41.              Organisation des Victimes de Crimes du Régime de Hissène Habré, Tchad
42.              Protection International (PI), avec des bureaux techniques permanents sur le terrain (« protection desks ») en République démocratique du Congo (PD-DRC), Ouganda (PD-U) et Kenya (PD-K) (PD-U et PD-K sont des projets communs PI-EHAHRDP)
43.              REDRESS
44.              Socio-Economic Rights and Accountability Project (SERAP), Nigéria
45.              Southern Africa Litigation Centre (SALC), Afrique du Sud
46.              Southern African Centre for the Constructive Resolution of Disputes (SACCORD), Zambie
47.              Southern Cameroons People’s Organization (SCAPO), Cameroun
48.              Uganda Albinos Association, Ouganda
49.              Zimbabwe Exiles Forum, Afrique du Sud


[1]Coalition pour une Cour africaine des droits de l’homme et des peuples efficace, Consortium Darfour, East African Law Society, International Criminal Law Centre, Open University of Tanzania, Open Society Justice Initiative, Union Panafricaine des Avocats, Southern Africa Litigation Centre, Association du Barreau de l’Afrique de l’Ouest, « Implications of the African Court of Human and Peoples’ Rights Being Empowered to Try International Crimes such as Genocide, Crimes against Humanity, and War Crimes », 17 décembre 2009, http://www.soros.org/initiatives/justice/news/africa_20091217/africa_200... (consulté le 27 avril 2012).

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